Une faim d'ogre

Par Jowie

Les derniers jours d'hiver furent les plus froids, cruels et venteux de l'année. La presqu'île de Morglier était prisonnière de son lac gelé que nul n'osait traverser dû à la délicatesse de la glace. Un petit canal pour les barquettes avait été creusé en cas d'urgence. Les deux tours avaient somme toute l'habitude de s'isoler.

Un mois s'était écoulé depuis le départ de Sergius pour le Nord, or rien, même les intempéries, n'avait changé la vie au château. Un seul élément, que Melvine aurait préféré ignorer, entravait sa routine. En partant pour le Nord, Sergius avait emporté sa malchance avec lui. Ce qui signifiait que la poisse de Melvine, ne s'annulant plus par effet de ricochet, était libre d'agir à nouveau. La Chouette ne put que croire l'aveu de Sergius, car à peine un jour après son départ, le ciel s'était couvert, elle avait fait tomber des assiettes en cuivre, elle s'était encoublée dans les escaliers, elle avait assommé un huissier avec un seau de bois en nettoyant une fenêtre et un chien avait uriné sur son voisin de table lors du dîner.

Sœur Melvine avait beau se tourner et se retourner sous ses six couvertures de laine, le sommeil la fuyait. Ses orteils, repliés et durcis, étaient bleus malgré le feu crépitant dans la cheminée du dortoir monastique.

Le buste surélevé par l'empilement des coussins de ses trois consœurs, Sœur Frederika, la Prieuse du couvent de Morglier, toussait et toussait sans fin. Une toux râpeuse et douloureuse à recracher ses poumons. Ses soupirs étaient secs et brefs, lui permettant tout juste d'inspirer le minimum d'air pour ne pas s'étouffer. La Chouette n'en doutait pas : aucune nonne n'avait pu fermer l’œil depuis plusieurs nuits.

En serrant les dents, Sœur Melvine repoussa ses draps, enfila ses souliers de cuir – si glacés qu'elle les crut mouillés – et s’entoura de sa cape doublée.

— Je vais vous apporter une boisson à la guimauve, cela vous apaisera, susurra-t-elle en se penchant au-dessus de la souffrante.

Après ces quelques mots qui se voulaient rassurants, elle quitta la chambre, une lampe à huile à la main. Les escaliers en colimaçon et les corridors résonnaient de silence. Seuls les huées et les postillons des bourrasques lui parvenaient d'au-delà des quatorze pieds de grès massif.

La religieuse n'était pas entrée dans les cuisines qu'elle entendit des grognements, des mâchonnements, des craquements, des croquements, des claquements saliveux et des bruits de déchiquetage qui la clouèrent sur place comme un piquet. « Miséricorde, s'atterra Sœur Melvine. Une bête s'est infiltrée dans le garde-manger pour ravager nos réserves ! »

N'osant pas guigner par la porte entrebâillée de peur d'y découvrir une horreur plongée pattes et gueule dans le vivier, la Chouette se battait avec son sens du devoir. Elle avait promis un breuvage à la sève de guimauve à Sœur Frederika pour adoucir sa toux ; elle ne pouvait pas retourner se coucher mains vides !

Finalement, elle se raisonna : elle devait avertir les gardes.

La Chouette se gonfla de courage. Oui, elle jetterait un coup d’œil par la porte et courrait dénicher les vigiles.

Elle s'avança donc et lorgna par l'ouverture. La première chose qu'elle aperçut fut une abondante tignasse désordonnée et un manteau liséré de fourrure qui ne tenait qu'à une épaule. La silhouette intruse lui montrait le dos, or Melvine la reconnut sans peine.

Appuyée contre la longue table de bois au centre des cuisines, la duchesse Hermine de Blodmoore s'empiffrait. Pain de seigle, bœuf braisé, coquelets farcis, massepain, hypocras... elle versait tout ce qu'elle voyait dans sa bouche, peu importât l'ordre. Salé puis sucré, sucré puis salé, sucré et salé simultanément. Les placards étaient grand ouverts et un désordre cauchemardesque jonchait le sol. Ce n'était pas de la faim, ni la gourmandise ; c'était une passion des plus ferventes, une avidité terrifiante. Hermine ravageait les restes de la veille sans pitié ni modération ; Sœur Melvine ne pouvait que fixer ses doigts tachés de sauce et de sang saisir met après met, puis les engloutir avec ardeur. La duchesse s'enfonçait œufs et choux dans la gorge avec une voracité quasi luxurieuse, à croire qu'elle visait à combler un néant infini quelque part entre ses lèvres et ses reins.

Quand Melvine la vit de côté, elle dut mettre la main sur sa bouche. La duchesse avait ôté son maquillage, une couche de poudre de plomb blanc et de vinaigre, révélant dessous son vrai teint, sa vraie peau. Celle-ci était si vieillie, si grièvement abîmée, semée de taches, de cicatrices et de plaques rouges et sèches.

La moniale ne pouvait plus bouger de choc. Elle appréhendait que la duchesse se retournât. Melvine ne voulait pas rencontrer le regard qui conduisait des gestes aussi bestiaux, pas plus qu'elle ne voulait voir les canines et les incisives qui dépeçaient ces aliments. Rien qu'à s'imaginer son menton maculé, elle tremblait.

Soudain, les mouvements effrénés ralentirent et les paumes fautives prirent repos sur la table. Hermine de Blodmoore se courba en avant et émit un gémissement comme pour se retenir de vomir. Divisée entre épouvante et pitié, Melvine sentit son cœur se comprimer.

Hermine de Blodmoore s'était immobilisée à présent, à croire qu'elle assimilait, goutte à goutte, l'ampleur de ce qu'elle avait fait. La culpabilité dut la happer fort, car bientôt, elle rangea furieusement les assiettes sorties, rassembla les déchets, jeta les os et passa un chiffon sur les surfaces salies.

Heureusement pour la Chouette, la maîtresse des lieux finit par s'éclipser par la porte d'en face et non celle derrière laquelle elle s'était campée.

Lorsque la duchesse eut disparu, la nonne osa enfin s'aventurer dans la cuisine. Elle regarda autour d'elle, indécise, avant de se souvenir pourquoi elle se trouvait là passé minuit : le remède émollient et béchique pour Sœur Frederika.

En pleine ascension des escaliers en colimaçon, en direction du dortoir, Sœur Melvine éprouva une poignante envie d'écrire à son frère. Pour lui raconter son quotidien et les étrangetés de Morglier. Pour lui demander des nouvelles de sa santé, de la Bête et exiger une copie du portrait de la moniale qu'on aurait détectée en Opyrie. Puis elle se souvint : elle n'avait plus de corneilles, car Sergius, avant de partir pour le Nord, les avait toutes tuées.

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Isapass
Posté le 16/04/2020
La malchance de Melvine est revenue ! Donc, Blodmoore avait raison, leur guigne s'annule !
Et la scène que tu racontes est parfaite : à la fois écœurante et effrayante !
Rien à dire ! (Sauf mes pinaillages habituels, bien sûr ;) ) :
"Sœur Melvine ne pouvait que fixer ses doigts tachés de sauce et de sang saisir met après met, puis les engloutir avec ardeur." : je ne crois pas que la syntaxe "fixer + infinitif" soit correcte + on dirait que se sont les doigts qui engloutissent. Il faudrait plutôt mettre quelque chose comme "Sœur Melvine ne pouvait que fixer ses doigts tachés de sauce et de sang saisissant met après met pour les porter vers la bouche qui les engloutissaient avec ardeur".
"La moniale ne pouvait plus bouger de choc." : même si on comprend très bien, je ne suis pas sûre que ce "de choc" soit très correct. "Sous le choc, la monial ne pouvait plus bouger" ?
Jowie
Posté le 23/04/2020
C'est le retour de la poisse ! (Bon, elle n'est jamais très loin, connaissant le manque de bol de TOUS mes personnages xD)
Je suis contente que la scène ait eu son effet désiré :D
Merci beaucoup pour ton commentaire et tes pinaillages, c'est tout corrigé ;)

PS : Ohh j'ai écouté ta lecture des chapitres 5 et 6 sur radio PA <3 Comme toujours, c'était un plaisir à écouter; je suis honorée que tu aies eu envie de souffler de la vie dans ce début de Hêtrefoux <3 <3
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