VIII — La guerrière

Par Akiria
Notes de l’auteur : Un chapitre difficile à écrire mais j'espère pas difficile à lire.
Bonne lecture

Adela se souvenait de l’instant précis où tout avait commencé. C’était six ans plus tôt, par un doux coucher de soleil estival. Le ciel s’embrasait de teintes roses et orangées, et l’air tiède lui caressait la peau avec une délicatesse apaisante. Assise seule à l’abri, sur l’herbe d’un parc public, elle comprit enfin qui elle était.

Ce jour-là, avec sa famille, ils avaient décidé de sortir pour profiter du beau temps, comme beaucoup en cette période de l’année.

Thomas avait fait venir Caroline sans prévenir sa mère. Elle les attendait à l’entrée du parc, sa silhouette fine et élancée, estompée par les vifs rayons du soleil. Ses longs cheveux blonds remuaient lors des petites brises chaudes. Elle affichait une assurance froide et mesurée, presque rigide.

Son regard s’éclaira en découvrant Thomas, et ses lèvres s’étirèrent enfin. Elle adressa un sourire timide à Sofia, puis à Adela. Ses doigts, qui jouaient distraitement avec l’anse de son sac, révélaient une nervosité naissante.

Du côté de Sofia, cette rencontre soudaine l’avait à la fois surprise et bouleversée. Elle se força à sourire malgré les larmes prêtes à poindre. Elle n’avait jamais imaginé que son fils, si fidèle à ses conseils, puisse lui désobéir.

Depuis son entrée au collège, elle n’avait cessé de lui marteler, de ne pas se perdre dans des relations amoureuses sérieuses ou non. Cependant Thomas, ignorant tout de la malédiction qui pesait sur eux, n’avait pas saisi la portée de cet avertissement. Pourtant, s’il avait su, jamais il n’aurait pris ce risque.

Cette présentation, qu’il estimait inoffensive, avait plongé Sofia dans une inquiétude viscérale. Elle comptait leur révéler cette sombre vérité un jour, mais le moment lui semblait toujours mal choisi.

Sans surprise, cet après-midi avait été éprouvant pour Sofia, consciente que le bonheur de ce jeune couple serait éphémère. Elle avait passé toute cette demi-journée à culpabiliser, se demandant comment elle avait pu croire que maintenir son fils dans l’ignorance de cette malédiction était la solution.

À cet instant, elle voulait gâcher cette histoire d’amour en lui dévoilant ce mauvais sort. Mais elle se ravisa, encore une fois.

Devait-elle tolérer cette relation en sachant que Caroline allait mourir ? Était-elle devenue si familière avec la mort qu’elle pouvait désormais accepter qu’une personne de plus décède à cause de sa famille ? Elle secoua la tête, dépassée par l’absurdité de ses propres pensées.

Finalement, elle choisit de garder le sourire et de faire en sorte que Caroline se sente bien, car comme elle se disait toujours : ce n’était pas le moment. La présence de la jeune fille était son excuse du jour, à la maison, elle en parlerait enfin.

— Il va bientôt faire nuit, on y va.

— Maman, laisse-nous juste voir le coucher de soleil, après on rentre  ? demanda Thomas.

— D’accord, mais moi, je vous attends dans la voiture, Adela, tu m’accompagnes ?

— Euh… j’aimerais rester aussi, hum… je peux te rejoindre dans cinq minutes ?

— Oui, Thomas surveille ta sœur, j’y vais !

— Okay maman !

Adela du haut de ses treize ans, éprouva un besoin étrange et inexplicable de s’isoler, elle chercha un petit coin calme loin des regards.

La plupart des promeneurs étaient rentrés chez eux, mais il restait encore quelques groupes de jeunes éparpillés dans le parc. Plus loin, des sportifs profitaient de la fraîcheur du soir pour courir ou s’entraîner. Elle parvint toutefois à trouver refuge sous un arbre, où l’herbe épaisse et douce l’invita à s’allonger. 

Sa première pensée fut pour son beau-père Carlos, le lendemain marquerait la date anniversaire de sa mort : cela ferait un an déjà.

Elle se redressa et continua à contempler le ciel, de légères brises faisaient remuer les feuilles des arbres ainsi que ses longs cheveux dorés.

Soudain, une sensation de puissance s’éveilla en elle. En l’espace de quelques secondes, son corps s’éleva, emporté par une lumière bleue éclatante et pure. Son jaillissement provoquait des courants d’air, comme si un vent soufflait vers l’intérieur, sans faire frémir l’herbe ni les feuillages autour.

Lorsque tout s’apaisa, Adela se retrouva agenouillée, haletante, mais étrangement calme. Elle n’éprouvait ni peur ni doute, au contraire, elle se sentait remplie d’une énergie nouvelle, plus sereine que jamais. Pour la première fois depuis longtemps, elle se trouvait complète, en harmonie avec elle-même. Ce soir-là, elle était devenue guerrière.

— Tu as vu, Caro ?

— Quoi ?

— Une lumière bleue, là-bas, dans le coin !

— Hum, non ? J’ai rien vu, mais il fait presque nuit, on devrait rentrer.

— Au fait, où est passée Adé ?

— Je sais pas, je pensais qu’elle était assise derrière nous.

Thomas fronça les sourcils, le regard fixé sur les arbres sombres au loin.

— Bouge pas, je vais la chercher, je reviens tout de suite !

— Pas de souci, j’appelle ma mère pour lui dire qu’on rentre bientôt.

— OK, j’arrive.

Thomas courut en direction de l’endroit où il avait repéré l’illumination. Puis il l’aperçut, figée devant un arbre, alors qu’une branche massive commençait à se détacher dans un craquement sinistre.

— Adela ! cria-t-il en la tirant brusquement en arrière par son tee-shirt.

Ils tombèrent tous les deux sur les fesses. Adela, surprise, se retourna aussitôt et regarda son frère. Il était essoufflé, mais rassuré. Quelques secondes plus tard, la branche s’écrasait lourdement à un mètre devant leurs jambes, projetant un nuage de feuilles et d’écorces.

— T’as vu la même chose que moi ? demanda Adela, étonnée.

— La lumière bleue ?

— Euh… ouais, répondit-elle hésitante en inspectant les environs, le Nôme avait disparu. Mais je sais pas trop d’où ça venait, mentit Adela.

— C’est pour ça que t’es partie ? Tu voulais voir d’où venait cette lumière. 

Elle acquiesça, restant dans son mensonge.

— Où est Caro ?

— Ah oui, Caro ! Elle nous attend. Viens vite, on se dépêche, on voit presque rien. Tu devais rester avec moi, j’te signale !

— Je sais, désolée, j’ai été un peu trop curieuse.

Les lampadaires s’allumèrent progressivement, projetant des halos pâles sur les allées désertées du parc, tandis que les trois adolescents regagnaient le parking.

***

Cette nuit-là, Sofia et Adela eurent un sommeil très agité, chacune pour des raisons bien différentes.

Finalement, Sofia n’avait pas trouvé le courage de parler à son fils. Elle se contenta une nouvelle fois de retarder l’échéance, pourtant elle n’avait plus le temps. Elle avait imaginé tous les scénarios possibles pour lui annoncer la mauvaise nouvelle, mais, au fond d’elle, elle avait fini par conclure qu’il était déjà trop tard. S’il avait choisi de la lui présenter, c’était sûrement parce que les sentiments l’un pour l’autre étaient trop forts. Caroline était condamnée à mourir, pensa-t-elle, à tort.

Quant à Adela, ses préoccupations restaient fixées sur ce qui s’était passé juste avant l’arrivée de son frère.

Après avoir reçu son pouvoir, elle s’apprêtait à rejoindre Thomas, mais avant qu’elle ne puisse se retourner, un homme en costume noir était apparu soudain devant elle. En l’apercevant, elle eut une réaction des plus inattendues.

— Waouh !

Elle fut subjuguée par sa beauté glaçante, puis très vite, gênée par sa propre attitude.

— Trop jeune pour moi ! ironisa l’individu, mais je ne suis pas là pour toi, alors dégage !

En l’espace d’une seconde, l’inconnu se retrouva dans les airs et, à l’aide d’un sabre rouge lumineux, sectionna une très grosse branche d’arbre juste au-dessus d’elle, sans qu’elle ne se détache totalement. Adela, impressionnée, resta immobile, et ce fut à cet instant que Thomas intervint pour lui sauver la vie.

Elle savait pertinemment que cet étrange personnage n’était pas un être humain ou un démon, mais un Nôme. Cependant elle ne s’attendait pas à le trouver si magnifique, si élégant. Elle les imaginait affreux, puants et vulgaires, dans son esprit il était impossible que des êtres malveillants puissent avoir une belle apparence.

Qui cherchait-il ? Pourquoi avait-il besoin de l’attaquer s’il n’était pas là pour elle ? Des questions ne cessaient de fuser dans sa tête. Elle ignorait encore qu’il était venu espionner Thomas, mais qu’il avait été interpellé par une aura grandissante — la sienne.

Malgré ces nouvelles connaissances et ces récents pouvoirs, elle n’avait pas encore la capacité de les exploiter.

Dès l’école primaire, cette jeune fille se distinguait par ses choix de jeux plus physiques et aventureux, ce qui lui valut le surnom de « garçon manqué » de la part de ses camarades. Mais elle n’avait jamais adhéré aux codes sociaux qui séparaient les filles et les garçons. Pour elle, courir, se battre ou lire des mangas n’était qu’une façon naturelle d’explorer le monde, sans se soucier des étiquettes.

Passionnée par les arts martiaux, elle se souvenait encore des samedis après-midi passés dans le dojo, le souffle court et le front perlé de sueur, tandis que son beau-père Carlos corrigeait sa posture avec un sourire fier. Le Kenjutsu et le Wing Tsun étaient ses préférés.

Elle s’amusait souvent à se battre avec son grand frère, fan de boxe. Les rires et les cris fusaient alors dans le jardin.

Cependant, au début de ses années de collège, tout bascula. Carlos quitta le domicile familial, laissant derrière lui une absence lourde et des silences pesants. Adela tenta d’ignorer le vide en s’entraînant plus dur encore, mais l’envie s’étiola peu à peu. À sa mort, l’année suivant son départ, elle abandonna ses disciplines favorites et se réfugia dans la lecture et le dessin. Cette décision avait attristé ses professeurs, qui l’avaient imaginée devenir une formidable championne. Thomas, plongé dans son adolescence, lui accordait de moins en moins de temps, mais elle savait que ce n’était pas la seule raison de leur éloignement : lui aussi vivait mal l’absence de Carlos.

Ses premières capacités se déclarèrent alors qu’elle débutait sa dernière année au collège. Elle put découvrir le monde invisible et espionner au passage ses proches. Ainsi, elle comprit ce mal qui pesait sur sa famille.

Ses missions commencèrent pendant l’automne, peu après son anniversaire de ses quatorze ans, mais surtout plus d’un mois après le décès de Caroline.

Elle constatait dans cette autre dimension, que ces créatures possédaient des facultés impressionnantes.

Les Nômes étaient très rapides dans leurs courses, leurs mouvements. Ils détenaient une force bien supérieure à celle des humains. Ils avaient également la capacité de voler pour se déplacer.

Au départ, elle avait été fascinée par leur avancée technologique et scientifique, par leurs conditions physiques, et leur environnement enchanteur, jouant avec les effets de lumière. Mais avec les années, cela n’avait plus rien de remarquable à ses yeux.

Derrière cette perfection apparente, elle n’oubliait pas qu’ils avaient tous ce même pouvoir sinistre : celui d’entrer dans l’esprit humain pour le manipuler, le contrôler.

Cette tentation d’allonger leur existence les poussait souvent à faire le mauvais choix.

Mais augmenter son espérance de vie simplement en s’abreuvant de la détresse de n’importe quelle créature n’aurait pas non plus dérangé l’Homme. Il aurait été le premier à s’en servir, se disait-elle. Après tout, son espèce ne se privait pas d’exploiter le malheur des siens pour s’enrichir et gagner en notoriété et en pouvoir. Alors, si par la même occasion, il avait pu jouir de ce même privilège sans souffrir des maux de la vieillesse, s’en serait-il vraiment privé ? Non.

***

Six ans plus tard, à seulement dix-neuf ans, elle était devenue une guerrière redoutable. Ses mouvements étaient aussi rapides et précis que ceux d’un Nôme, presque imperceptibles à l’œil nu. Elle pouvait disparaître et réapparaître à volonté, ne laissant derrière elle qu’un murmure inaudible.

Pour acquérir toutes ces capacités, elle avait dû s’entraîner des nuits entières, poussant son corps au-delà de ses limites, jusqu’à finir couverte d’ecchymoses et les muscles en feu.

Son esprit de vengeance contribuait tout autant à sa progression. Zély, ce Nôme qu’elle savait désormais responsable du malheur de ses proches, était devenu sa cible principale. Toutes ses batailles où elle avait failli perdre la vie, tous ses entraînements, n’avaient eu qu’un seul but : la rendre bien plus redoutable pour pouvoir lui mettre la main dessus et l’anéantir.

Toutefois, ce premier combat lui avait révélé une vérité inquiétante : Zély était bien plus puissant qu’il ne le laissait paraître, éveillant en elle un sentiment amer. Mais lui accorder davantage de temps, c’était lui permettre de s’en prendre encore aux siens, d’allonger la liste de ses victimes.

Avant ce jour, il n’était jamais intervenu. Aussi, elle prit cette dernière apparition à cette réunion comme un signe qu’elle devait enfin agir.

Cependant, elle ignorait comment l’attraper. Pour le retrouver, elle n’avait donc pas d’autre choix que de faire appel aux traqueurs. Mais accepteraient-ils de l’aider ?

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