Vol de nuit

Par Rachael
Notes de l’auteur : Un vol sans histoires... ou presque.
____ 

Arthen eut droit au récit de ce qu'il avait « manqué » dès qu'il eut repris suffisamment pied dans la réalité.

Djéfen et F'lyr Nin piaffaient tous les deux, impatients de lui raconter par le menu ce qui s'était passé durant son « absence » :

- Quand le vieux a disparu, les nonnuhs ne savaient plus quoi faire, expliqua Djéfen avec animation. On aurait dit des marionnettes sans fil.

- Ou des pintades sans tête, lança l'oiselle en écho.

Djéfen leva les yeux au ciel, mais ne se laissa pas perturber :

- Alors j'ai tenté de prendre l'ascendant sur eux, et ça a marché. J'ai ordonné « Lâche-moi ! » d'un ton sec à celui qui me tenait, et il a obéi.

Djéfen, mimant la scène, était hilare :

- Il avait l'air tout bête, incapable de raisonner par lui-même. Tu sais, je me demande s'il n'existait pas un lien réel entre eux et l'intendant. Bon, enfin, on s'en fiche...

L'oiselle renchérit :

- Djéfen a joué au type sûr de lui. On aurait dit son père. Un peu plus aigle que caneton, tu vois...

Elle tira la langue à Djéfen, malicieuse.

- Une sacrée chance qu'ils aient mordu, assura Djéfen en l'ignorant. Je n'en revenais pas ! Après, on s'est fait conduire jusqu'à leur navette. Un engin un peu comme celui qui nous a amenés ici, mais en plus petit.

F'lyr Nin profita que Djéfen reprenait sa respiration pour conclure à sa place :

- Comme tu étais complètement ramolli, on t'a confié à Yû'Chin, et on a pris la tête des opérations. On les a renvoyés à pied vers le domaine, le long du canal. Ils sont partis comme une volée de pigeons, pressés d'atteindre leur but. Nous, on a embarqué dans la navette, cap vers le nord-est. Heureusement, Yû'Chin savait conduire ce truc.

Elle mimait tout en parlant l'éparpillement des nonnuhs ou l'envol de la navette, avec des mouvements amples. Arthen suivait ses gesticulations des yeux, hypnotisé.

Il pointa sa main dans la même direction qu'elle, avec perplexité :

- Cap au nord est ? Pourquoi ?

Elle soupira et prit son ton de maîtresse d'école, en comptant sur ses doigts.

- D'un, parce que nous sommes allés vers le sud-ouest à l'aller ; logique d'aller vers le nord-est au retour... Et de deux, parce que nous avons enfin pu trouver la localisation de l'île sur les cartes du vaisseau, ainsi que celle d'Arcande. Yû'chin n'a plus eu qu'à programmer le vol pour nos y mener.

- Pour revenir aux nonnuhs, ajouta Djéfen, ils portaient des sacs à dos pleins, au cas où ils auraient dû nous poursuivre le long des canaux. On les a dépouillés de tout ce qui pouvait nous être utile : quatre sacs, avec tout leur matériel et surtout leurs provisions.

Il montra de la main des sacs et un tas de victuailles, sur une console derrière eux.

- Il y a de quoi manger au moins pour deux jours. On a aussi rempli tous les récipients qu'on trouvait avec l'eau du canal.

Ils s'étaient tous rassemblés dans le poste de pilotage, pas vraiment séparé, à vrai dire, de la salle à arrière, un espace bas de plafond où les passagers s'asseyaient sur d'étroites banquettes. À gauche, Arthen voyait le soleil plonger dans l'océan qui défilait sous leur engin volant. Ils avaient bel et bien quitté l'île. Ils n'auraient même pas vu un de ces tunnels sur lesquels ils avaient initialement fondé leurs espoirs d'évasion ! Visite à compléter, pensa Arthen avec ironie, mais pas tout de suite !

Yû'Chin avait remplacé Djéfen aux commandes, mais il ne faisait rien de particulier, à part surveiller l'horizon devant eux. La navette paraissait se piloter largement toute seule.

Le garçon sentit soudain son estomac se contracter. Il l'entendit émettre un grondement revendicatif.

- Depuis combien de temps est-ce qu'on n'a pas mangé ? soupira-t-il.

Un rapide calcul leur renvoya le chiffre de vingt-quatre heures. À leur âge, quand on se dépensait, ça faisait long ! Ils se jetèrent sur les provisions, et portèrent de quoi se restaurer à Yû'Chin. Des boulettes de riz au poisson calèrent leur estomac, puis ils terminèrent par de petits gâteaux au miel. Ils gardèrent pour plus tard ce qui se conservait.

Ils continuèrent à discuter en grignotant des biscuits.

- On ne s'est même pas disputés, Djef et moi, pour décider de ce qu'on allait faire, annonça F'lyr Nin.

- On était d'accord pour penser qu'il ne fallait pas retourner à la propriété, confirma Djéfen.

Arthen acquiesça, la bouche pleine.

- Mhm, cro bangereux ! V'avez bien fait, entendirent-ils.

- Tu vois, je t'avais dit qu'il approuverait, remarqua l'oiselle.

Le garçon, ébahi, observait ses deux compagnons en parfait accord, se congratulant mutuellement. Impossible, ce devait être un rêve ! Avait-il imaginé l'enchaînement des évènements ? Il se repassa la scène, gravée dans son esprit : le vieux avait basculé sans un bruit, sans protester ou s'indigner, plus surpris qu'autre chose. Il était mort, c'est lui qui l'avait tué. Il sentit sa gorge se nouer et une sensation glacée l'envahir, comme dans un songe virant au cauchemar.

F'lyr Nin sembla deviner le cours de ses pensées : elle le regarda avec désapprobation. Non, bien sûr... elle les entendait, elle n'avait pas besoin de deviner. Elle lui attrapa le poignet et le serra avec véhémence, presque à lui faire mal :

- Écoute Arthen ! Ce vieux débris, il allait nous tuer tous les deux, Yû'Chin et moi. Je n'avais aucune valeur pour son maître, contrairement à vous. Tu as pris la bonne décision. C'était notre seule chance ; tu l'as saisie, tu nous as sauvés ! Alors, ne va pas te polluer la tête avec des regrets ou des remords.

- J'allais le dire, appuya Djéfen.

Depuis quand ils parlaient en écho, ces deux-là ? C'était vraiment déconcertant ; Arthen se demanda s'il ne préférait pas quand ils se chamaillaient !

F'lyr Nin le regarda avec une expression bizarre. Il leva les yeux au ciel, agacé.

- Laissez-moi un peu tranquille, tous les deux. Et j'aimerais bien que tu restes en dehors de ma tête, Nin. Sinon ça va vite devenir compliqué entre nous.

Elle se mordit la lèvre. Arthen nota avec satisfaction qu'il savait décoder son langage corporel maintenant. À défaut de lire dans ses pensées...

 

****

 

Après le repas, enfermé dans de sombres ruminations, Arthen n'avait pas trouvé la motivation pour s'intéresser au vol ou à leur destination. Il s'était roulé en boule à même le sol, un peu à l'écart des autres, attendant que le sommeil l'emporte. Aucun des trois n'avait osé le déranger. Le garçon s'était concentré sur le son de la voix de l'oiselle, qui discutait avec Djéfen. Ça l'avait un peu irrité, de les voir soudain aussi complices. Ça n'aurait pas dû ; il en avait ressenti une petite pointe de culpabilité, qui bizarrement, contrebalançait un peu l'énorme poids qui s'était abattu sur lui à la mort du vieil intendant. En écoutant les harmoniques familières de leur voix, fermé au sens des paroles, il avait peu à peu senti la réalité s'effacer.

Au petit matin, il émergea d'un mauvais sommeil émaillé de cauchemars. Le dernier restait présent à son esprit : il courait dans un tunnel gris sombre, et était poursuivi par une horde de marmottes dodues à fourrure mauve qui le bousculaient pour le faire basculer dans un vide insondable. Il tombait pendant un temps infini, jusqu'à arriver sur une matière molle et élastique comme de la pâte à pain qui freinait sa chute, pour le recracher par dessous. Là, son père le soulevait à cinq ou six mètres au-dessus du sol, lui disant sans ambages qu'il devait apprendre à voler. Cela le mettait en colère, et il lui criait « je ne suis pas comme toi ! ». On ne pouvait pas imaginer plus explicite, comme rêve !

Il se sentait fatigué, comme s'il avait vraiment couru toute la nuit, mais plus serein que la veille.

Il n'avait jamais auparavant été contraint à des choix impossibles. Il avait toujours été abrité des vents mauvais par son oncle et sa mère, qui avaient fait en sorte de le protéger de cette vérité : il est des cas où l'on ne peut choisir entre le bien et le mal, mais seulement entre deux actions terribles à des degrés différents. Tuer ou laisser mourir ses amis... Se résoudre à cette sorte de décision, et vivre avec la connaissance de ce qu'on a fait, c'était peut-être ça grandir, devenir adulte. Arthen aurait quand même préféré qu'on lui accorde un peu plus de temps. Ce n'était pas juste !

Il sentit en lui une colère gronder et enfler envers leur ennemi, mais aussi envers ce père qui l'avait laissé affronter seul ce genre de péril. Avait-il seulement de temps en temps une pensée pour eux, depuis le havre de civilisation où il avait choisi de retourner seul ? Une pensée pour Oanell, pour Siohlann, et pour lui, Arthen ? Des larmes de frustration lui montèrent aux yeux quand il réalisa d'un coup qu'il ne savait même pas s'il avait déjà rencontré son père, si celui-ci l'avait déjà tenu dans ses bras : était-il parti après sa naissance, ou avant ?

Arthen se leva en grommelant des imprécations entre ses dents, content de déverser sa rage sur les absents. Ça ne servait à rien, mais ça soulageait ! Il fit les trois pas le séparant des autres, qu'il trouva endormis, écrasés par la fatigue. Sur le sol, Djéfen, inébranlable, dormait sur le dos avec un air paisible, et ronflait même légèrement. Yû'Chin, à côté de lui, avait un aspect un peu moins pitoyable que la veille, mais il lui aurait quand même fallu encore du repos pour ne pas avoir ces yeux cernés et ces traits tirés. F'lyr Nin, elle, occupait une des banquettes exiguës ; elle se cachait sous la veste qu'Arthen avait délaissée et dissimulait sa tête sous son bras replié. Pas grand-chose ne dépassait en définitive. Se sentait-elle plus en sécurité, échappant ainsi à la vue des autres ? Ou cherchait-elle à se montrer inoffensive, consciemment ou non ? Ni elle ni Djéfen n'en avaient parlé, mais Arthen était bien sûr d'avoir vu un des nonnuhs s'effondrer quand l'oiselle avait subitement regagné ses pouvoirs. Il ignorait s'il avait repris connaissance plus tard...

Le garçon se tourna vers l'avant, du côté de la large baie qui lui dévoilait l'horizon devant eux. Ils ne survolaient plus la mer, mais une chaîne de montagnes flanquées de vallées noyées dans la brume. Les pics encore enneigés émergeaient de ce tapis grisâtre comme de petites îles minérales couronnées de blanc. Le soleil se levait tout juste, à l'avant droit de l'appareil ; on voyait de grands voiles rosés annonciateurs de son apparition prochaine. Magnifique ! Arthen se sentit privilégié de contempler une telle splendeur.

Chaque année, une fois, pas plus, Oanell et Sio entreprenaient une ascension nocturne pour aller assister au lever de l'astre, sur le sommet le plus haut de leur coin de montagne. Ces trois dernières années, ils l'avaient emmené. Un spectacle ensorcelant. Aujourd'hui, pas de sueur ou de mollets noués qui rendaient la récompense plus précieuse encore. Mais la magie n'en opérait pas moins. On était même plus haut !

L'engin semblait poursuivre imperturbablement sa course dans l'axe. Arthen considéra comme vaguement inquiétant que personne ne surveille la navigation. D'un autre côté, il aurait été malvenu qu'il y trouve à redire, s'étant lui-même désintéressé de la question la veille au soir.

Il soupira. Il pouvait toujours se rattraper maintenant, en s'assurant qu'ils continuaient dans la bonne direction, même s'il ignorait tout du fonctionnement de cet appareil.

Il examina plus attentivement le poste de pilotage. Rien ne semblait se contrôler à la main, ou même à partir de panneaux de commande. On ne voyait rien s'afficher ; d'ailleurs il aurait fallu des écrans, invisibles eux aussi. Il n'y avait rien. L'endroit aurait pu paraître triste ou inquiétant dans sa nudité, mais il réussissait à se faire oublier, pour laisser pénétrer le somptueux spectacle de l'extérieur. Arthen porta son regard au loin, vers l'horizon. Il essaya de deviner leur destination, mais les pics se succédaient du plus proche au plus lointain en un foisonnement désordonné. Le garçon tenta de distinguer le plus en avant possible, de prendre un point de repère, mais rien ne semblait fixe dans le paysage. Il allait s'en détourner, pour revenir vers ses compagnons quand un détail attira son attention. Ou plutôt, l'absence d'un détail : on n'apercevait pas le soleil. Même en se pressant contre la baie vitrée et en tordant le cou sur la droite, pas de soleil en vue. Il aurait dû émerger de l'horizon pourtant, à droite, légèrement sur l'avant. Quelque chose ne collait pas.

- Eh, les gars, réveillez-vous, venez vite ! cria-t-il.

Il secoua Yû'Chin d'abord, et lui montra du doigt le poste. Il s'efforça ensuite de réveiller les autres.

- Je ne suis pas fou, il se passe quelque chose, non ? questionna-t-il en revenant vers l'avant.

- Je n'ai plus la main, lui confirma Yû'Chin. On est en train de faire demi-tour.

Devant eux, la grande baie vitrée venait de se transformer en écran, sur lequel s'affichaient des informations en superposition du paysage. Il y avait notamment une sorte de rose des vents, qui par son mouvement régulier indiquait sans équivoque qu'ils tournaient. Yû'Chin murmurait lentement des ordres, sans énervement apparent, mais sans résultat non plus.

- Qu'est-ce qu'on peut faire ? demanda Djéfen, hagard, la tignasse en bataille.

F'lyr Nin les regarda sans répondre, ses longs cheveux emmêlés et ses plumes hérissées autour de son visage. Elle les lissait machinalement de la main, les yeux à peine ouverts, l'air encore plus ahuri que Djéfen.

- Je n'arrive à rien, gémit Yû'Chin, ça ne répond plus.

Arthen se tourna vers l'oiselle.

- Si tu sais comment perturber le fonctionnement des transmissions, c'est le moment !

Elle le fixa d'un air cette fois totalement sidéré, comme s'il venait de s'exprimer dans un langage inconnu.

Djéfen attrapa F'lyr Nin par le bras, d'une façon brusque qui la fit grimacer :

- Nin, est-ce que tu sens le vaisseau autour de nous ? Est-ce qu'il a une présence, peut-être pas comme un humain, mais une présence quand même.

- Je... oui, il a une sorte de présence, répondit-elle, sourcils froncés.

- Alors tu dois essayer de l'influencer, il faut qu'on fasse demi-tour ou qu'on se pose !

- Djéfen, t'as vu le paysage ? s'alarma Arthen. Tu crois que c'est le lieu pour des expérimentations ?

Trop tard ! F'lyr Nin était concentrée, partie on ne savait où, imperméable aux protestations du garçon.

Celui-ci se tourna vers son ami :

- Je pensais que tu ne lui faisais pas confiance ! Et là, tu as vu ce que tu lui demandes ? C'est, c'est... complètement débile ! Si on se tue, je ne te le pardonnerai jamais !

Il conclut avec véhémence, sans réaliser à quel point sa dernière phrase défiait le sens commun. Djéfen esquissa un sourire moqueur, qui se figea pourtant bien vite lorsqu'il fut obligé de s'agripper à un siège, comme le vaisseau faisait une embardée. Yû'Chin leur fit comprendre d'un signe qu'il n'y était pour rien, et que leur sort était lié aux actions de F'lyr Nin.

Ils s'accrochèrent tous où ils pouvaient, tandis que l'appareil tanguait dangereusement, dérapant d'un côté et de l'autre, dans une trajectoire descendante chaotique, façon feuille morte ballottée au vent. Arthen avait ceinturé une F'lyr Nin sans réaction et la tenait contre lui d'un bras, tandis qu'il se cramponnait à une console de l'autre. Il faillit la lâcher quand la navette tomba comme une pierre, une phase qui ne dura heureusement qu'une fraction de seconde. Juste après, l'engin se stabilisa, puis se dirigea sans plus hésiter vers le fond d'une vallée, où il finit par atterrir tout en douceur. Ils ne sentirent même pas l'instant où le contact se fit avec le sol. Seul Arthen put le situer avec précision : c'est le moment où l'oiselle lâcha prise, et devint lourde dans ses bras.

 

 

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