- XVIII -

Notes de l’auteur : Update 04/12/24 : je viens de remanier le chapitrage en fusionnant / séparant les chapitres, parce que je me suis rendue compte que certains passages d'un chapitre à l'autre n'étaient pas toujours pertinents, et je me dis, zut, il va y avoir certains lecteurs qui auront manqué un ou plusieurs épisodes et qui seront perdus. Je suis vraiment désolée pour la gêne occasionnée, parce qu'il va peut-être vous falloir retourner un peu en arrière...

Loup n’eut pas le temps de se retourner qu’une lame de fer, sinistre et glaçante, se glissa juste dans le creux de son cou et s’y appuya, rapide, précise. Son cœur, suspendu au fil du poignard, retint un battement. Alors, Alfrid déploya des ailes immenses, qui touchaient chacune un pan de mur de la ruelle. Il émit un croassement sépulcral. Sa voix rebondit sur les remparts au point que chaque écho s’amplifia et vint frapper les parois des crânes embrumés. L’arme se retira, coulante dans la peau qui s’ouvrit, envoyant des décharges de douleur à chaque millimètre qu’elle parcourut. Loup s’en écarta et fit volte-face, une main sur l’entaille sanglante.

Une ombre se recroquevillait sous les attaques du corbeau. Alfrid, dont les larges ailes recouvraient la silhouette, lui griffait les bras, cherchait le visage à coups de bec, s’en prit à la tête, dont on ne voyait plus que les cheveux d’un blond terne. C’était la jeune fille qui l’avait fixé de la table des chasseurs, quand il était à la taverne. Sa main fine et pâle s’agrippait à un poignard d’où le sang gouttait.

― Alfrid, arrête. S’il te plaît.

L’oiseau se figea, toutes serres plantées dans la chair de l’inconnue. Ses ailes ouvertes et menaçantes déployées en forme d’avertissement. Sa victime ne bougeait pas. Le corbeau prit appui sur son bras et s’envola, disparaissant derrière les toits. Loup se demanda soudain s’il était allé chercher Bell ou si, se désintéressant de l’humanité, il était parti pour de bon. Sur la main blême qui tenait le poignard, si fort qu’on aurait dit que ce bras, cette main, n’étaient faits que d’os, Alfrid avait laissé le souvenir écarlate de son passage.

Loup s’approcha de la fille. Elle était immobile, mais tendue comme un arc à l’intérieur d’elle-même, si bien qu’elle oscillait, manquant à tout moment de perdre contact avec le sol où elle s’était accroupie. Loup tenta de saisir son arme avant qu’elle ne s’en prenne encore à lui, mais quand il frôla sa peau exsangue, ce fut comme s’il avait déclenché un piège. Le coup qu’elle décocha partit tel un boulet de canon et s’abattit sur son arcade sourcilière. Ses lunettes valsèrent, et retombèrent tordues, brisées, sur les pavés poisseux de la ruelle. Loup laissa échapper un cri d’animal blessé. Elle s’était servie du manche du poignard pour donner plus de poids à son attaque.

Tout tanguait autour du jeune homme, comme si le monde n’avait été qu’un bibelot accroché à une branche et secoué par une tempête. Un bourdonnement sinistre s’éleva et vibra dans l’espace. C’était Alfrid. Loup ne pouvait pas voir où il était ― il aurait fallu tourner la tête et il sentait que ce mouvement pouvait tout faire basculer. Le croassement suffit, pourtant, à déstabiliser l’agresseuse, qui oublia de retourner son poignard et d’attaquer à nouveau. C’est ce moment-là que Crapouille choisit pour planter ses griffes sur son bras déjà couvert de sang. Un cri lui vrilla les tympans. L’arme tomba près de Loup au moment où, pris de vertige, il posa un genou à terre. Le monde faillit se renverser tout à fait.

Il bascula une seconde seulement. Quand le jeune homme mit ses deux mains sur le sol, les pavés, les murs, la fontaine, le réverbère, le ciel revinrent à leur place et cessèrent de s’agiter en tous sens. Le poignard apparut à sa gauche, inanimé, presque pacifique malgré le sang qui en souillait la lame. Loup s’en saisit, il déglutit et trouva que sa gorge le piquait, mais n’y prêta pas attention. Les battements de son cœur frappaient si fort dans son crâne qu’il n’entendait plus rien d’autre. Il la vit pourtant, l’inconnue. Elle n’avait plus ce visage rebondi et figé qui l’avait toisé dans la taverne. L’effet atténuant des lunettes sur son instinct se manifestait sur elle de manière spectaculaire : sans elles, il s’aperçut que la jeune fille qui l’avait attaqué n’avait pas l’âme d’une jeune fille. On aurait dit une tout autre personne.

C’était une petite vieille qui lui faisait face. Une peau parcheminée et sans couleur la recouvrait comme une enveloppe grossière et mal ajustée. Sur son visage perçait le regard sauvage et fou d’un être furieux.

― Mais t’as quel âge ? ne put s’empêcher de demander Loup, sans se douter que son agresseuse ne savait pas qu’elle avait une âme de vieillarde, et crut qu’il s’étonnait de sa jeunesse.

Ce n’était pas la question qu’il avait eu l’intention de poser. Certainement, elle ne s’y attendait pas non plus, mais resta fidèle à sa rage :

― En quoi ça te regarde ? lança-t-elle, d’une voix enflée et grave, mais qui trébucha à la fin.

À lui, elle ne pouvait pas cacher que ses joues reprenaient tout d’un coup une épaisseur juvénile et que le sang y refluait, laissait des marbrures roses sur une peau qui se regonflait par à-coups. En temps normal, Loup aurait été stupéfié devant des changements aussi soudains, mais ça ne l’intéressait pas.

― Où est Crapouille ? chuchota-t-il, ne s’adressant qu’à lui-même.

Il balaya l’espace du regard. La ruelle était obscure et Crapouille était noire, mais ses pattes blanches eurent tôt fait d’attirer son attention. Elle était près de la fontaine, petite forme sombre et luisante, comme un bonnet de fourrure qu’on aurait oublié.

Au moment où Loup se releva pour se précipiter vers Crapouille, le monde menaça de se renverser à nouveau, comme sous la force d’un séisme intérieur. Le tout se stabilisa quand il se mit à genoux devant la chatte évanouie.

― J’ai voulu m’en débarrasser, sa tête a cogné contre le mur, fit l’inconnue d’une voix dure.

Loup ne répondit pas. Il avait tendance à croire qu’à force d’ignorer la fille, elle finirait par disparaître, comme si n’existait que ce qu’il voyait ― ce sur quoi il se trompait lourdement. Il garda donc les yeux obstinément fixés sur son amie, et glissa ses mains sous son petit corps chaud et frémissant. Il la porta à son cou, là où il sentait encore la morsure de la lame et où le sang s’écoulait sans bruit, traçait un sillon lent tout le long de la poitrine, tachait un peu plus la chemise trop grande. La tête satinée de Crapouille vint brouiller tout cela.

― C’est qu’un chat. Y en a partout si t’en veux un autre, ajouta l’inconnue d’une voix glaciale.

C’était sa manière de s’excuser. Elle était redevenue une petite vieille sauvage et le fixait d’un air revêche. Loup la foudroya du regard, et cela miroita comme les rayons de soleil qui se reflètent dans l’eau d’un lac. La jeune fille aurait pu s’attendrir. Si Loup n’avait pas semblé être à peine plus âgé qu’elle, et si elle ne l’avait pas senti capable de faire voler en éclat son armure, elle l’aurait peut-être laissé remuer son cœur. Mais, à présent qu’il n’avait que de bonnes raisons de la détester, elle préférait ne pas être en reste et lui rendre la haine qu’elle imaginait éveiller en lui. Peut-être, s’il avait seulement été quelqu’un d’autre, un enfant ou un vieillard, par exemple, cela aurait suffi à lui redonner sa sensibilité. Mais elle avait horreur de se sentir coupable, et il aurait fallu s’excuser. Elle décida de le trouver ridicule et le gela de son indifférence.

― Pourquoi t’as fait ça ? gronda Loup.

― Ton chat m’a mordue.

― Pourquoi tu m’as attaqué ?

― Tout à l’heure, t’étais à la taverne.

― Et alors ?

― T’avais une peau de loup, une belle, pas de sang, rien, juste une ou deux canines qui manquaient. T’as posé des questions sur nous. T’as laissé croire que tu voulais être chasseur, mais en fait, tu t’es dégonflé.

Chaque mot qu’elle prononçait la faisait vieillir. À la fin, elle ne releva qu’une extrémité de ses lèvres que le mépris rendit si fines que Loup les voyait à peine. Elle reprit :

― Tu penses peut-être que t’as été discret ? On se connait tous, à la taverne. Le gars à qui tu parlais, c’était un ami de ma famille.

― T’as mené ton enquête ? Très bien. Et c’est pour ça que t’essaies de me tuer ?

― Crétin. Les chasseurs portent pas de lunettes. Il faut une bonne vue, pour chasser. Mais en fait, c’est clair que t’en as pas besoin.

Elle crachait ses mots avec une violence qu’elle-même n’aurait su expliquer, et qu’elle justifia par le soupçon qu’elle avait de la culpabilité du jeune homme. Il se passa un temps durant lequel elle le toisa, évitant soigneusement de le regarder dans les yeux. Elle trouva de quoi nourrir son mépris dans la vue de ses pieds nus, du tremblement de sa main sur le corps du chat, de ces vêtements empruntés qui lui allaient mal.

― T’as pris la défense de la sorcière. Dis-moi ce qu’elle a fait des gens qui étaient partis la tuer le mois dernier.

― Comment tu veux que je le sache ?

― Allons, fais pas semblant. T’es avec elle, t’as ordonné à ce corbeau de m’attaquer tout à l’heure.

Loup écarquilla les yeux, sidéré par l’énormité du mensonge.

― C’est pas ce qu’il s’est passé, bredouilla-t-il.

Elle le coupa avant qu’il ait le temps de se justifier, et le regarda bien en face, mais c’était sans plus de danger de céder à la compassion ou à ce trouble particulier que l’éclat bizarre de ses yeux d’or éveillait en elle. Il n’y avait plus de risque, pour elle, de redevenir la jeune fille qu’elle aurait dû être, parce que la colère et la peur avaient transformé son visage impassible en une sorte de masque de papier dont les yeux n’étaient que des cicatrices.

― Tu portes la chemise de mon père.

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Phémie
Posté le 17/11/2024
C'est un peu la confrontation du monde du conte et du monde réel ici on dirait, ce qui donne une dimension d'étrangeté au chapitre je trouve.
Je suis peinée pour Loup, qui doit ici cacher son côté mystérieux et sauvage, et je suis très intriguée par les propriétés des lunettes, qui font paraître les gens plus ternes et laids qu'ils ne le sont. Hâte d'en découvrir plus sur tout ça, en espérant que le passage de Loup en ville se passera bien !
Baladine
Posté le 20/11/2024
Bonjour Phemie,
Merci pour ta lecture et ton retour !
À très bientot
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