Plusieurs mois passèrent ainsi, silencieusement, alors que l’hiver tombait. Bientôt, les rues de cette grande ville se couvrirent de blanc, réduisant au silence les derniers sons parasites que j’aurais pu entendre. Depuis plusieurs années, la neige ne me faisait pas déborder de joie. Mais il était toujours plaisant de voir du neuf sur les trajets si quotidien. Ce jour là, je fis la fermeture et rien ne sortait de l’ordinaire, mis à part une recrudescence de client causé par le froid. Le vent portait encore quelques flocons et semblait capable de me geler sur place dans la nuit, alors que je fermais le bar et rentrait tranquillement chez moi.
J’ouvris silencieusement la porte de l’appartement, mais je fus surpris de voir que la lumière était encore allumée. Ma surprise devint de l’effarement, quand je compris rapidement qu’Aïden n’était pas ici.
Inutilement, je commençais à l’appeler, en parcourant les trente mètres carrés que constituait notre petite maison, vérifiant jusque dans les endroits les plus improbables. Mais non, il n’était pas dans la couverture, sous le lit, sur le balcon ou même derrière ma guitare. Inquiet, je commençai à faire demi-tour, quand une toute petite tâche rouge me fit chavirer. Car sur la porte de mon petit appartement étudiant, où nous résidions sans difficulté jusqu’à présent, il y avait une tâche de sang sur la poignée de la porte d’entrée. Choqué, je m’appuyai sur l’évier de la cuisine, avant de commencer à réfléchir à toute allure. Je retournai vers son bureau vivement vérifier si il n’y avait aucun mot, de trace de ravisseurs étranges qui auraient décidé de s’en prendre à un jeune étudiant sans argent. Mais l’appartement n’était pas vandalisé. Seul le bureau d’Aïden, d’ordinaire si bien rangé était totalement en désordre, comme si quelqu’un avait décidé de tout mettre à terre et de déchirer ses travaux. Il n’y avait aucun mot, aucune information, ni ici, ni ailleurs. Comprenant que je ne trouverais rien à la maison, je me précipitai à l’extérieur récupérer ma voiture et commencer à faire des recherches sur où il pouvait être. Je commençai à courir dans le froid, quand je compris rapidement que ma voiture avait disparue. J’étais le seul à posséder les clés alors que le double était d’ordinaire rangé dans l’appartement, et il me paraissait improbable que quelqu’un vole une voiture aussi banale que la mienne au milieu de toutes les autres, plus belles ou plus brillantes.
« Putain, Aïden... »
Je sortis de la résidence en courant, sans même savoir où j’allais. Nous étions tard dans la nuit, et même si les rues ne se dépeuplaient jamais totalement, le nombre de témoins potentiels étaient rares. Je pris la première personne que je vis pour l’aborder le plus calmement que je pouvais.
« Bonsoir, excusez-moi, est-ce que vous auriez vu passer une petite voiture rouge, conduite par un jeune homme ?
– Vous êtes de la police ? »
L’homme que je venais d’aborder semblait plutôt étonné. Je fis de mon mieux pour ne pas perdre mon calme.
« Non, c’est un ami à moi, il a disparu ce soir même ! Je n’ai aucun moyen de le contacter, et il est parti avec ma voiture… Regardez, fis-je en fouillant précipitamment dans mes poches, j’ai les papiers du véhicule, sa plaque d’immatriculation et sa photo. Est-ce que vous reconnaissez quelque chose ? Je vous en prie, c’est vraiment important !
– Je suis désolé, je ne crois pas avoir vu quoi que ce soit dans ce genre… »
La peur et la stupéfaction m’empêcha de répondre de suite, et je ne pus que le fixer avec des yeux de poisson frit.
« Jeune homme ? Tout va bien ?
– Pardon, excusez moi ! Merci pour votre aide et bonne soirée ! »
Je ne pris même pas le temps de voir sa réponse, avant de partir en courant. Je fis ainsi le tour de plusieurs rues et interrogeait bien une dizaine de passant, avant de tomber enfin sur un témoignage positif.
« Oui, j’ai vu ce garçon ! Me disait une femme dans la trentaine. C’était il y a environ une heure. Je m’en souviens, parce qu’il conduisait n’importe comment, et très rapidement ! J’eus presque peur qu’il allait m’écraser.
– C’est normal, il n’a pas le permis…
– Quoi ?
– Où est-ce que vous l’aviez vu, madame ! Était-ce loin d’ici ? Il se dirigeait vers où ?
– Je pense qu’il essayait de sortir de la ville… Mais vous ne devriez pas continuer à pied, ça risque d’être loin !
– Je n’ai pas le choix ! Merci, madame, merci infiniment ! »
Et je partis en courant dans la direction qu’elle m’avait indiqué. Ce soir là, je maudit mon manque d’endurance. Je courrais si vite que j’avais l’impression de respirer du sang. Le froid de l’air m’arrachait la gorge à chaque respiration. Mais je ne pouvais pas m’en soucier. Je refusais de m’en soucier. Oubliant toutes les règles de base, je courrais en apnée, le plus vite que je le pouvais, ignorant le point de coté qui m’assaillait comme n’importe quelle autre douleur parasite. La lumière de la ville commençait à s’atténuer alors que les infrastructures diminuaient. Il n’y avait désormais plus personne à qui demander de l’aide. Continuant à courir, regardant partout comme un fou, j’espérais voir à tout moment dans mon champ de vision ma petite voiture si petite et pourtant si dangereuse. Bientôt, il n’y avait autour de moi que des platanes et mes pas s’enfonçaient douloureusement dans la neige non déblayée. Je n’avais même plus idée depuis combien de temps je courrais sans m’arrêter. Le ciel nuageux me cachait la moindre source de lumière et se gardait bien de me dire l’heure qu’il était. Puis enfin, un point rouge métallique luisant devant moi attira mon attention. Je pris une dernière inspiration, et accéléra. Encastrée dans un platane, sur le point de tomber dans le fossé, ma voiture avait l’avant démoli, les phares cassés et la portière du conducteur ouverte sans doute sur le coup du choc. Paniqué, j’accourus en criant le nom de mon compagnon.
Il était inconscient sur l’air-bag de la voiture. De ses tempes coulait du sang. Il devait avoir sans aucun doute l’arcade ouverte, et peut être d’autres blessures, ici et là. Mais il était vivant. Fébrile, je ne sais pas si j’eus envie de crier d’horreur où de joie.
« Aïden ! Aïden ! Est-ce que tu m’entends ? Est-ce que tu peux ouvrir les yeux ! Aïden ! »
Je n’osais pas le toucher, de peur d’aggraver une quelconque blessure. Je claquais des mains devant ses yeux, espérant avoir une réponse. Mais son visage resta profondément détendu. Nous étions perdus sur une route peu utilisée. Personne n’avait l’air de pouvoir passer. Je ne pouvais prévenir personne. J’étais seul avec un compagnon inconscient et une voiture détruite. Paniqué, je tombais à terre dans la neige. Réfléchir me demandait l’énergie que me prenait mes jambes. Le froid n’arrivait même pas à me faire trembler. Je continuai inlassablement à répéter :
« Aïden… Ouvre-les yeux, s’il te plaît… Parle-moi... »
Par réflexe, je lui pris le bras et le serrait. Un grognement fini enfin par me répondre. Je me redressais aussitôt :
« Aïden ! Est-ce que tu es là ? »
Ses paupières commencèrent à s’activer, et un de ses yeux bleus fut ouvert.
« Oh mon dieu, merci. Aïden, est-ce que tu m’entends ? Si tu ne peux pas parler, serre-moi la main. »
Et dans le même temps, je lui pris la main qui était accessible, avant de manquer de la relâcher presque aussitôt. Sa main était couverte de sang, anormalement couverte. Mais ses longs doigts serrèrent légèrement les miens.
« Bien. Essaie de me parler, s’il te plaît. Garde les yeux ouverts. Reste conscient, d’accord ? »
J’eus un bruit étrange en réponse. Il récupérait lentement quelques unes de ses capacités. Je manquais de pleurer sur le coup.
« Comment tu te sens, Aïden ? »
Il eut un mouvement étrange de la glotte, mais un son fini par sortir.
« Mal. »
Elle était faible, brisée, alanguie, mais elle était là. Aïden pouvait me parler. Je m’essuyai rapidement la sueur de mon front, alors que j’essayai de récupérer mon sang froid.
« Il va falloir que tu sois un peu plus précis. Est-ce que tu as froid, chaud ?
– Froid.
– Je dois avoir une couverture de survie dans le coffre. Ne bouge pas. »
Avant même de me rendre compte qu’il en serait incapable de toute manière, j’ouvris fébrilement récupérer ce que je cherchais, avant de déposer délicatement la couverture sur lui.
« Est-ce que tu penses que tu vas rester éveillé, si je pars quelques minutes ? Je vais appeler une ambulance, et…
– Non. »
Alors que je faisais le mouvement de partir, sa main, pourtant faible, attrapa la mienne, déjà couverte de sang.
« Quoi, non ? Aïden, sois raisonnable, tu as eu un accident de voiture ! Je ne peux pas m’en charger tout seul, je n’ai pas les compétences ! Il faut que j’aille…
– Non.
– Aïden… »
La peur s’emparait à nouveau de moi. Je rêvai alors d’avoir un téléphone portable comme celui de mon père, qui m’aurait permis de le contacter immédiatement pour savoir quoi faire. Car même si je tentais de me souvenir de tout ce que je pouvais savoir sur les premiers secours, je me sentais toujours sur le point de glisser dans l’hystérie. Je retentai d’une voix beaucoup plus geignarde que je ne le voulais :
« Aïden, de quoi as-tu peur ? Je suis impuissant, là ! Je ne vais pas te laisser seul longtemps, promis, juste le temps d’aller à la cabine téléphonique la plus proche et appeler des secours. Je serai là dans … même pas dix minutes, je te le promet.
– Non. »
Son regard embué me regarda alors. Ses cernes noires et creusées se voyaient même dans la nuit et ressemblaient presque à des yeux au beurre noirs face à la pâleur de son visage. Il tira alors lentement la manche de son bras gauche, et l’hystérie qui me guettait jusque là fut très proche de m’obtenir pour de bon, alors que je tombais à genoux. Un cutter tomba et s’enfonça lourdement dans la neige, venant de je ne sais où, alors que des taches de rouges commençaient à assombrir la neige. Le bras d’Aïden était une véritable boucherie. Sur tout le long de son avant bras se trouvaient des entailles, dans tous les sens, de toutes les profondeurs. La plupart avaient arrêtés de saigner, mais quelques unes, les plus profondes, continuait encore de suinter. Son regard se détourna de moi, alors que je crus devenir fou.
« D’accord. C’est donc ça. D’accord. »
Je fis un cercle dans la neige, le temps de reprendre mes esprits. Si le cutter avait touché quelque chose de grave, je n’avais pas vraiment de temps à perdre.
« Bon. Bon. Bon... Je vais m’en charger. Aïden ? Je vais allumer la lumière de la voiture et vérifier tes blessures. D’accord ? »
Il hocha la tête, subrepticement. J’allumais l’éclairage interne du véhicule et dut faire un effort qui me parut surhumain pour ne pas vomir. L’odeur du sang séché empestait l’air et sentait davantage à présent que je le voyais clairement de partout. Je vérifiai si dans la voiture se trouvait une quelconque trousse de secours, mais celle que je trouvai, manifestement utilisée plusieurs fois en cas d’urgence, était quasiment vide. Je retournai près d’Aïden et faisant attention à ne pas le bouger, j’examinais du mieux que je pouvais la moindre de ses blessures, vérifiant celles qui n’étaient pas ouvertes de celles qui l’étaient, et de celles qui l’étaient vérifiait celles qui saignaient encore. J’enlevai mon manteau et ma chemise, me retrouvant en t shirt sous la neige, et commençais à arracher mon vêtement méticuleusement pour me créer des bandes. Je commençais d’abord par serrer le bout de tissus sur sa tête, puis continuais à chaque blessures ouvertes et saignantes, aucune n’ayant l’air de très grande gravité. Déchirant son t-shirt pour ne forcer aucun mouvement, je murmurai pour moi-même :
« Au moins, il n’y a pas l’air d’avoir d’hémorragie internes, c’est déjà ça. »
Pour son bras gauche, je failli ne pas avoir assez du reste de ma chemise. Recouvrant presque pour moi cette vision d’horreur, je priai pour que rien de grave ne soit touché. Une fois que tout ce que je pouvais faire sur la tête, le torse et les bras, je soufflai quelques secondes et reposait la couverture sur lui.
« Aïden ? Je vais bouger le siège pour vérifier que tu n’as rien aux jambes. D’accord ?
– Oui. »
Plus j’avançais et plus il semblait reprendre a peu près conscience. La lumière vive au dessus de sa tête devait y être pour quelque chose. Je reculais le siège pour avoir une meilleur visibilité des membres inférieur, mais protégés par le volant, il n’avait pas eu l’air d’avoir de chocs à cet endroit.
« Bon. Au moins, il n’y aura pas de séquelles de ce coté là. »
Je parlais à moi-même pour me rassurer. Me sentant épuisé d’avoir fait tout ce que je pouvais, je m’assis sur l’ouverture de la porte, m’appuyant sur le volant.
« Bon. Et maintenant ? Qu’est-ce que je fais, Aïden ? Tu vas aller me laisser appeler les secours ?
– Non.
–Mais pourquoi ?! Pourquoi, enfin ! Explique moi ! »
Je ne savais même pas pourquoi je prenais encore en compte son avis alors que je pouvais très bien le laisser ici. Mais j’avais bien trop peur de le laisser seul. Je ne voulais plus avoir de mauvaises surprise.
« Je ne veux pas que mes parents sachent. »
Sa voix brisée me fendit la poitrine. Je crus pendant quelques secondes entendre un craquement à l’intérieur. Je souffrais comme si mon cœur avait fait un claquage. Ma tête s’écrasa doucement contre son genou. Les yeux bien ouvert, je luttais pour garder mon calme, alors que tout semblait tourbillonner de noir dans ma tête et devant mes yeux.
« Mais qu’est-ce qui t’as pris… Pourquoi, pourquoi t’as fait un truc pareil ! Qu’est-ce qui s’est passé !
– Je ne sais pas.
– Quoi, comment ça, tu ne sais pas… Tu dois bien savoir, non ?
– C’est compliqué à expliquer…
– Prend ton temps. Je ne partirai pas. »
Immobile, Aïden eut presque un raclement de gorge. J’éteignis brusquement la lumière de la voiture qui me cassait les yeux. J’espérai presque devenir aveugle quand il commença à parler.
« J’avais mal. Tout le temps. Me lever, sourire, parler… Tout était extrêmement douloureux. Pourtant, je n’avais reçu aucun coup, je n’avais aucune blessure… Tout allait bien, dans ma vie. Je n’aurais pas du avoir mal. Alors je n’en parlais pas. Je ne savais pas comment en parler. Donc, j’ai commencé à me créer des entailles, pour donner raison à mon cœur d’avoir mal. Ça me soulageait, un peu, d’avoir une raison de souffrir.
– Quand est-ce que ça a commencé ? »
Ce qu’il me disait commençait à être ce qui était en trop pour moi. Une partie de moi s’effaça, pour que l’ombre prit sa place, et de suite, rester insensible paru beaucoup plus simple, du moins pour quelques secondes.
« Depuis l’été. »
Il avait mis du temps à répondre, remarquant peut-être, s’il était assez conscient, de la différence de ton significative dans ma voix.
« Donc, depuis que je suis parti… Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
– Je ne savais pas comment… Je pensais que tu avais assez de tes problèmes pour t’occuper des miens.
– Ce n’est pas de la pitié, soufflai-je en gémissant à nouveau, c’est de la cruauté…
– J’ai attendu, tu sais. Ce soir… Quand je suis rentré à la maison, j’avais juste envie de tout te dire. Tout hurlait en moi comme tu n’en as pas idée. J’avais peur, j’étais en colère, mais je ne pouvais pas vraiment définir quoi précisément. Quand j’ai détruit le projet de mon année d’un revers de la main, la seule chose qui restait dans mon crâne, c’était de fuir, loin, longtemps, rapidement. Il y avait le double de tes clés de voiture dans l’appartement. J’ai crié, j’ai tapé contre les murs, mais l’idée ne sortait pas de mon crâne. Personne ne venait. Alors, je l’ai fait. Je suis parti. Je savais même pas où j’allais aller, je voulais juste … Partir. Mais je ne sais pas conduire. Avec la panique… J’ai juste fini par me mettre dans le décor. Mais je ne pensais pas que tu arriverais à me retrouver.
– Évidemment, que j’allais te retrouver. Tu pensais vraiment que j’allais rentrer chez moi, constater que tu n’étais pas présent, sans explication, voir du sang sur la poignée de ma porte et continuer ma vie comme si de rien n’était ?
– Il y avait du sang sur la poignée?
– Un peu, oui. »
Il ne répondit pas. Je soupirai, presque en larme. Maintenant que l’adrénaline partait, je me sentais juste épuisé et vulnérable.
« Qu’est-ce qu’elle dirait, Béryl, si elle nous voyait comme ça, hein ?
– Je ne sais pas. Mais elle est morte, de toute façon.
– Et tu crois pas qu’il serait intéressant de se poser la question, au cas où tu serais passé de l’autre coté ? Tu crois qu’elle t’aurait accueilli comment, au paradis, hein ?
– Je pense plutôt qu’elle a disparu dans le néant. Et qu’elle m’a laissé seul dans un monde pourri. »
Je redressais ma tête en regardant Aïden. Son regard brumeux ne reflétait que du vide.
« Et moi alors ? Et moi ? D’accord, je n’étais pas souvent présent ces derniers mois… Mais tu crois que ça m’a fait plaisir, de te laisser seul ? Et tu m’aurais oublié, dans ce monde pourri ? Tu serais parti sans moi ? Allez, viens, on rentre… »
Je le détachais et lui prit la main.
« Tu peux marcher ?
– Non. Je ne pense pas.
– Tu peux bouger ?
– Un peu.
– Comment tu te sens ?
– Nauséeux. Et avec la gorge sèche.
– Je ne peux pas te donner à boire pour l’instant. Si tu t’évanouis, tu vas juste t’étouffer. Et je t’interdis de dire que ça ne serait pas plus mal. »
Je lui enfilais mon manteau, alors que ses mouvements lents et imprécis commençaient à tenter de se redresser.
« Je vais te porter jusqu’à la maison.
– C’est trop loin. Tu n’en seras pas capable.
– C’est fini, ce manque de confiance en moi, oui ?
– Pardon. »
Il se redressa un peu, et je le mis rapidement sur mon dos, ses bras sur mes épaules, en tenant ses jambes. Il murmura encore.
« Et la voiture ?
– Qu’est-ce que je m’en fiche, de la voiture… Elle n’ira pas plus loin. »
Il ne répondit pas. Voyant que quelques flocons tombaient encore dans la nuit, je mis la capuche de mon manteau à Aïden et commençais ma route.
Les premiers pas dans la neige furent les pires. Et désormais, une fois retourné en ville, il n’y avait plus personne pour m’aider. Les rares personnes encore présentes à une heure aussi tardive de la ville étaient des chats, des personnes alcoolisées ou des personnes persuadées que nous étions alcoolisés. Je ne pouvais pas vraiment leur en vouloir, mon long manteau avec sa capuche masquait toutes les plaies apparentes d’Aïden. La fatigue commençait vraiment à se sentir sur ma vue, quand je dus m’appuyer contre un mur reprendre mon souffle.
« Décidément, la neige m’en veut, je crois.
– Tu peux me déposer, si tu veux.
– Tout ce que je veux, c’est rentrer au plus vite, répondis-je en reprenant ma route. »
Après une éternité, je vis enfin le portail de la résidence. D’une main tremblante, j’attrapai mes clés et m’ouvrit le passage. Je traversai le parking, fixant malheureusement la place vide ou je garais d’ordinaire ma pauvre voiture rouge. Je détournais le regard en m’engouffrant enfin dans un bâtiment chauffé.
Je n’avais pas pris le temps de m’en rendre compte, mais bras nus dans la nuit, même en portant Aïden, j’étais totalement gelé. Les jointures de mes doigts étaient bleues. En rentrant brusquement dans le bâtiment, la sensation de brûlures des doigts jusqu’au épaules fut d’une intensité telle que je manquais de lâcher Aïden. Comme souvent dans les entrées de résidence, un miroir me fit face, me révélant le triste spectacle que j’étais. Ne pouvant pas m’empêcher de regarder, je restai immobile, observant les traits de mon visage tirés, les cernes noires et violettes d’Aïden dont les yeux étaient fermés d’épuisement, ainsi que ma silhouette écrasée par le poids que je portais. Sans en faire la remarque, je montais l’escalier jusqu’à notre porte non sans sentiments amers. Une fois devant, j’ouvris rapidement d’un coup de clé. L’envie de me débarrasser de ce que je portais comme d’un sac de patate fut très pressante, si je n’avais pas tant eu peur pour ses plaies. Je le déposais le plus doucement que je pouvais sur le lit, avant de manquer de m’évanouir, m’écrasant à terre en haletant.
« Ne crois pas que j’en ai fini avec toi, soufflai-je. Je respire et je vais nettoyer tes plaies.
– D’accord.
– Enlève tes vêtements, s’il te plaît. Si tu as froid, j’augmenterais le chauffage. Mais ça me fera gagner du temps. »
Je me levai en m’appuyant sur mes genoux, pendant que derrière moi Aïden obtempérai du plus rapidement qu’il le pouvait. Si dans ma voiture, je n’avais rien pour soigner, ma trousse à pharmacie à l’appartement en revanche aurait pu presque laisser penser que je savais ce que je faisais. Ayant peur de rater quelque chose, je fis tout ce qui me venait à l’esprit. Je contrôlai sa température, sa transpiration, nettoyant les plaies du mieux que je pouvais, désinfectant le tout. Plus d’une fois, il me fit une grimace de douleur.
« Je te fais mal ?
– Je n’ai pas vraiment le droit de me plaindre, non ?
– Bien sûr que si. Ce serait même plutôt normal. Malheureusement… Je ne peux pas y faire grand-chose. »
Après une heure, j’eus enfin l’impression d’en avoir fini.
« Il ne semble pas avoir d’infection, pour l’instant. Par contre, j’ai peur que tu aies perdu trop de sang.
– Dans ce cas, il suffit juste d’attendre, non ?
– Oui, bien sûr. Attendre que tu décèdes. Et si tu n’as plus assez de sang pour ton cœur et que tu t’étouffes par manque d’oxygène, je fais quoi ? Je te regarde ? Ne bouge pas, je vais appeler un médecin.
– Non. »
Le regard d’Aïden s’était transformé, tout comme son ton, qui se voulait plus impressionnant. Il me prit le bras et essaya même de serrer pour me retenir. Choqué, je répondis :
« Mais tu ne vas pas me menacer pour que je n’appelle pas de médecin, quand même ! Qu’est-ce que je fais, moi !
– Je ne sais pas.
– Aïden, est-ce que tu as conscience que ton état est grave et que je n’ai pas les connaissances ni les aptitudes nécessaire pour gérer la situation ?
– Ça m’est égal. »
Il ne me quittait pas des yeux, et malgré sa faiblesse et sa pâleur, il arrivait quand même à me tenir tête. Son regard laissait penser que si le moindre médecin venait dans les prochaines heures, il m’en voudrait pour le restant de ses jours. Je sorti mon bras de son étreinte.
« D’accord. D’accord Aïden. Je ne vais pas appeler de médecin. En revanche… Je vais devoir appeler une dépanneuse. Pour ma voiture. Est-ce que tu me laisses y aller ?
– Tu ne vas vraiment pas appeler de médecin ?
– Non.
– Personne ne va m’emmener ?
– Non.
– D’accord. Je te fais confiance. »
Ses yeux se fermèrent, alors que je reculais doucement vers la porte d’entrée. Je m’en voulais affreusement de lui mentir, mais je ne pouvais pas simplement rester dans l’inquiétude. Je descendis les escaliers quatre à quatre et sauta presque sur le combiné. Cette fois ci, la tonalité résonna plus longtemps que d’habitude.
« Docteur Camin, est-ce une urgence ?
– Oui, Papa…
– Bastien ? »
Si j’avais pu voir sa tête, je suis persuadé que je l’aurai vu s’étouffer.
« Pourquoi tu m’appelles à une heure pareille ? Tu vas bien ?
– Oui… Ça va…
– Tu as l’air épuisé. Prend ton temps. Que s’est-il passé ? »
Je respirai, essayant de trembler le moins possible. Ma main me semblait si faible que porter le téléphone jusqu’à mon oreille était une épreuve.
« Je vais essayer d’être rapide. Est-ce que… Tu as déjà eu des tentatives de suicide ? »
Il prit du temps pour réfléchir avant de répondre.
« Tentative de suicide, c’est large comme terme. Tu peux inclure tout et son contraire à l’intérieur. De temps en temps, nous recevons des jeunes accidentés qui roulaient sans casques. Parfois, on reçoit des personnes âgées a qui on doit laver l’estomac après l’absorption de médicaments divers. De quoi veux-tu me parler ?
– Je veux parler… Non, je veux pas en parler, mais… Des bras lacérés, tu en as eu ?
– Ce n’est pas le plus courant, mais oui.
– Qu’est-ce que tu fais, dans ce cas ?
– Et bien… Je vérifie que les plaies sont propres et qu’elles ne sont pas infectées. Je vérifie la profondeur, si la plaie continue de saigner de façon régulière où non, et je soigne en conséquence.
– Oui, c’est ce que j’ai essayé de faire. Est-ce qu’il y a un risque d’anémie ?
– Avec une plaie au bras ? Ça dépend de la profondeur et du temps où la plaie restée ouverte. Mais généralement, comme les gens ont le réflexe de couper horizontalement, c’est rare qu’il arrivent à vraiment se mettre en danger, à moins de les laisser longtemps sans soin.
– Et si il a perdu beaucoup de sang ?
– Je vérifie la teinte de la peau, l’essoufflement, le rythme cardiaque. Le rythme cardiaque, c’est important. Si la personne manque beaucoup de sang, il sera plus élevé, et c’est qu’il y a un risque dangereux pour sa santé.
– Ah, je n’y ai pas pensé…
– Bastien, pourquoi toutes ces questions ? Tu peux m’expliquer ?
– Je ne sais pas. Encore une chose, papa… »
Malgré mon temps de silence, il ne me coupa pas. D’une voix trop aiguë et inquiète, je murmurai :
« Est-ce que tu as déjà eu des patients qui refusaient d’être soignés ?
– Ça m’arrive souvent. C’est presque habituel, pour beaucoup de raisons.
– Pourquoi ?
– La peur, la honte, le manque de confiance, l’envie de mourir, l’impression d’être dépendant, la désagréable sensation d’être vulnérable… Il y a plein de raisons de ne pas vouloir être soigné. C’est humain.
– Et qu’est-ce que tu fais, dans ce cas ?
– Ça dépend des médecins. Certains forcent. Surtout quand la personne est très jeune ou très vieille, ou quand simplement elle ne peut pas être raisonnée. Personnellement, j’ai toujours eu l’impression qu’un traitement était moins efficace quand la personne le refusait en bloc. D’autant plus que ce n’est pas vraiment autorisé.
– Alors ? On laisse les gens mourir ?
– C’est difficile à dire. Parfois, il n’y a pas le temps de discuter et il faut prendre une décision comme on peut. D’autres fois, on peut attendre que le temps et les arguments soient acceptés. Je ne pourrais pas te dire sans cas précis.
– D’accord. Merci, papa…
– Bastien. »
Son ton était autoritaire, mais je savais très bien ce qu’il sous-entendait.
« Ne t’inquiète pas, je vais bien. Toutes ces questions n’étaient pas pour moi.
– Est-ce en rapport avec ton ami ?
– Je ne peux pas te le dire. Je pense qu’il refuserait. Je vais raccrocher.
– Bastien. »
J’attendis un peu.
« Fais attention à toi.
– Merci, Papa. Bonne nuit. »
Et je me retrouvai de nouveau seul dans le couloir mal éclairé. Perdu dans mes pensées, apercevant mon reflet perdu dans le miroir, je remontai calmement les escaliers en silence.