- Tu peux entrer Jérémie.
Le jeune garçon était assis là depuis une bonne dizaine de minutes. Dans ce couloir très étroit où passaient de temps en temps des ados, des enfants et même des adultes qui le dévisageaient. Tous le connaissaient et il connaissait tout ici, comme sa poche. Il était là depuis tellement longtemps qu'il faisait partie des meubles et qu'ils suspectaient parfois les grands de le garder pour ne pas se sentir trop vides. Pourtant, ce jour-là, il avait mal au ventre, il avait peur comme il n'avait plus eu peur depuis longtemps. Car s'il y avait bien un sentiment qu'il connaissait très bien, c'était celui-là, la peur.
Il avait eu peur, enfant, quand il avait vu l'arme sur sa tempe. Il avait aussi eu très peur en sentant la douleur dans son corps, sur son bras, dans ses côtes. Ou quand les assiettes s'étaient brisées sur sa tête. Longtemps il avait cherché à expliquer cette peur, mais à force de ne pas la comprendre, elle s'était transformée en colère.
Sa jambe tremblait bien davantage à mesure que les regards désolés se posaient sur lui. Tout le monde se doutait de pourquoi il était là. On n'était pas devant le bureau de la directrice pour lui offrir des fleurs. Généralement on était là pour lui parler, ou pour rendre des comptes.
Et quand c'était Jérémie, c'était souvent pour la deuxième option.
La femme qui venait de lui ouvrir la porte n'était pas la directrice, mais il la connaissait tellement bien. Son visage fin encadré de cheveux noirs longs et droits. Il l'avait vu prendre de l'âge, mais jamais sa force ne s'était tarie et le regard plein de tristesse qu'elle posa sur lui l'électrifia. C'était elle, qui, il y a presque dix ans, avait constaté les premières marques sur son corps. C'était elle qui avait pris du temps pour veiller à ce que les choses se passent mieux pour lui, et ça allait mieux, enfin, il le pensait.
Lorsqu'il entra, tout ce qui lui restait d'assurance pris la fuite. Il avait la sensation que le sol s'ouvrait sous ses pieds et qu'il entrait dans un enfer fait d'yeux fixés sur lui. Tordant sa casquette dans tous les sens, il considéra chacune des personnes assises autour de la table et chaque image s'incrustait à jamais dans sa tête. Leurs regards, leurs expressions. Ils les avaient déçus, et c'était insupportable.
Tout d'abord, il y avait cette jeune femme, blonde, les lunettes glissant sans cesse sur son nez laissaient transparaître ses yeux verts d'une sévérité sans pareille. Elle avait de la rancune envers lui, et il pouvait facilement la comprendre, leur relation avait toujours été compliqué, encore plus depuis quelques temps. Et puis il y avait-elle aussi, ses cheveux noirs, coupés en carré court, son expression pleine d'amertume, cachée derrière une mèche rebelle. Elle n'était pas en colère, mais déçue.
*Putain* Pensa-t-il alors. Il prenait conscience de la gravité de sa situation. S'il pensait au départ à une simple réprimande, la présence de ces deux femmes en plus du reste suffisait à faire taire ses illusions. Il allait se ramasser la baffe de sa vie, et il n'était pas prêt.
La troisième, celle qui lui avait ouvert la porte, se tenait en rentrait de l'autre côté de la pièce, elle se cachait derrière son écran, probablement car elle ne voulait pas voir ce qui allait se passer sous ses yeux. Si elle avait pu, probablement se serait-elle bouché les oreilles. Elle lança un regard à l'autre représentant masculin de la pièce, un homme encore très jeune, d'une trentaine d'année. Il griffonnait quelques mots sur son carnet tandis que la blonde lui soufflait certaines consignes à l'oreille. Derrière se cachait des feuilles rouges, des rapports pour tout ce qu'il avait fait et amené ici. C'était un procès, et tous étaient là pour le confondre.
Et puis, il y avait celle qui décide.
Elle ne l'avait pas vraiment encore regardé, mais il savait que lorsqu'elle l'aurait fait tout commencerait ou se terminerait pour lui. Ses cheveux châtains attachés dans un chignon, ses lunettes rectangulaires sur le nez, elle préparait sur son ordinateur le document qui ferait lieu de compte-rendu de réunion. La directrice, il l'avait vue des dizaines de fois, mais cette fois-ci, elle paraissait bien plus effrayante que les précédentes.
-Est-ce que tout le monde est là ?
Il avait perçu les échos à travers le couloir, rien d'audible, mais ils avaient tous parler avant de le faire entrer. Ils s'étaient déjà mis d'accord sur ce qu'ils allaient dire, sur ce qui allait probablement être décidé pour lui. Il était certes là pour s'expliquer, mais ça ne changerait rien sur son sort et il le savait. Les jeunes s'entraidaient entre eux, comme dans toutes les écoles, mais tous ici devaient savoir une chose. Si les élèves se considéraient entre eux comme les membres d'une même famille, cette affirmation était aussi valable pour leurs enseignants.
Ils étaient unis, soudés comme indissociable. Ils appliquaient les mêmes codes, se mettaient toujours d'accord et faisaient toujours bloc. C'est ce qui les rendait respectables, c'est ce qui faisait que même s'il y avait des crises, les jeunes les respectaient, toujours.
C'est ce qui faisait qu'il était si difficile de se faire une place, ici.
Le silence revint dans la pièce. S'il s'était toujours senti fort, à présent, il était l'agneau prêt à se faire manger.
- Bonjour Jérémie. Commença la directrice face au silence lourd de ses collègues. J'imagine que tu sais la raison pour laquelle tu es là.
Il hésita, non pas qu'il avait peur de lui répondre. Après autant d'années ils se connaissaient si bien qu'il n'y avait plus de timidité. Mais parce qu'il avait presque honte d'entendre ce qui allait suivre.
- Oui, Madame. Acquiesça-t-il.
Et alors dans sa tête, tout se bousculait, il était au bord du précipice et la pointe de ses pieds semblaient se balancer dans le vide. C'est à ce moment qu'il comprit qu'il n'y avait pas qu'eux qu'il allait décevoir, qu'il y avait aussi sa mère, et surtout, elle. Elle, elle n'était pas là, elle était probablement dans sa classe en train de faire des math, mais il essayait déjà de réfléchir à la façon dont il allait lui annoncer qu'il avait encore merdé. Et c'était insupportable. Car s'il y avait bien une personne qu'il n'acceptait pas de décevoir.
C'était elle.
Et elle,
C'était Soline,
La fille qui lui avait appris à aimer la vie.