Un an auparavant
-Excusez-moi, je suis en retard.
Elle avait un sourire désolé, et pourtant sa mine radieuse et ses cheveux fraichement recoupés avaient ravis ses trois amies. Elles s'étaient d'ailleurs levées à l'unisson pour l'accueillir en l'embrassant sur la joue avant de s'asseoir à nouveau.
- On t'a pas attendue, mais on est des copines sympas, on t'a commandé un gin, on sait que t'adores ça.
- Vous êtes des amours, les filles !
Victorine leva son verre pour trinquer et attrapa la paille du bout des lèvres, elle était bien trop pressée d'en boire une gorgée pour trouver un minimum de courage pour leur annoncer la nouvelle.
Pourtant, cet après-midi, lorsqu'elle s'était regardée dans le miroir, elle s'était trouvée moins effrayante que d'habitude. Ses cernes s'étaient pour ainsi dire volatilisées et, sur ses lèvres, elle avait cru voir l'esquisse d'un sourire. Quelque chose qu'elle trouvait si rare chez elle depuis presque trois ans. Ses cheveux étaient moins ternes et avaient même accepté de se ranger correctement et puis, l'air de rien, malgré l'absence de sport, elle n'avait pas pris tant que ça. Elle prenait conscience que ce n'était pas tant elle qui avait changé, que sa façon de se voir. Car, pour la première fois depuis très longtemps, Victorine avait l'impression d'avoir réussi quelque chose dans sa vie. Cette impression avait balayé comme une tempête la noirceur dans son esprit et avait fait place à un arc-en-ciel de projets et de possibilités. Alors, oui, elle avait peur, mais cette peur était le sentiment le plus merveilleux qu'elle ait ressenti sur ces trois dernières années.
Et ce sentiment de plénitude avait atteint son paroxysme lorsqu'elle avait vu les regards de ses amies qui semblaient, pour une fois, dénués de toute pitié.
- Alors, tu vas nous annoncer que tu te maries ?
Elle éclate de rire.
- Relax, j'ai 29 ans les gonz'
- Je me suis mariée à 21 ans, trésor ! S'exclama Lucie en riant.
C'est vrai qu'elle n'avait pas trainé. A peine sortie des études que son compagnon de longue date lui avait glissé l'anneau au doigt. Ils avaient dans la foulé construit leur propre maison et avait lancé le projet bébé. Depuis, elle avait deux enfants et l'aîné se préparait à entrer à l'école primaire lundi. Pas facile parfois de comparer son parcours de vie à celui de ses amies. Chacune avait réussi à trouver rapidement ce qu'elle voulait. Victorine, c'était différent. Dès qu'il s'agissait d'ancrer définitivement une décision, elle flippait. Même sa relation amoureuse faisait du sur place. Eric était un homme adorable, avec une bonne situation et le gendre parfait aux yeux de ses parents, mais ça ne lui avait pas suffit à se décider à s'installer, à investir et surtout, à fonder une famille.
- Je m'en tape totalement. On est pas pareille Lucie !
Le jour et la nuit, oui ! Lucie avait vu son avenir tout tracer. Une famille, un job, un chien et une belle maison avec un mari banquier. Elle avait toutes ces choses. Victorine craignait tout ça, elle avait peur de se lasser et de s'enfermer. Et ce qu'elle avait traversé ces dernières années l'avait conforté dans la certitude qu'on ne connaissait jamais vraiment les gens. Elles s'étaient pourtant dit des milliers de fois qu'elles seraient toujours unies, et pourtant, elles n'avaient pas hésité à la trainer dans la boue.
Mais elle ne devait plus en parler, jamais.
- Et puis bon, le mariage... On en a déjà parlé, je suis pas prête de toute façon.
- Alors c'est quoi la nouvelle ? Parce que là, tu nous fais peur.
Et c'est ainsi que tout commença.
Au fil de ses mots, elle vit leur visage se diluer dans une expression mêlée d'appréhension et de mauvaise surprise. Elle s'y attendait bien sur, mais les voir ainsi se désintégrer devant elle lui brisait presque le cœur. Soudain, elle se sentait coupable d'avoir dit oui, d'être allée ce matin signer son contrat et d'avoir eu l'impression de se sentir bien dans sa vie.
- Ah. Souffla Lucie.
C'est tout ?
- Et t'as accepté ce poste, dans cette école ?
Le ton méprisant qu'elle employait pour parler de ce qui allait devenir son nouveau lieu de travail la fit frissonner et ce qui était parti pour être une soirée fille pleine de rires et de joie était en train de se transformée en veillée funèbre. Elle avait l'impression que ses amies préparaient un enterrement, le sien, en l'occurrence. Victorine le savait, elle savait qu'en annonçant la nouvelle, elle allait provoquer ce genre de réaction auprès de ses amies proches. Mais il était temps pour elle de tourner la page. Bien sûr, elle avait déjà essayé de trouver un autre boulot, loin des écoles. Et elle dut bien admettre que toutes ses tentatives furent des échecs. Ce n'était pas tant le fait d'être dans un bureau, face à un écran, ou en train de trier les dossier... Non, mais c'était ce manque qui pesait sur son estomac. Ce goût de carton insipide dans sa bouche alors qu'elle triait les dossiers dans un bureau à peine chauffé. C'était simplement l'enseignement qui lui manquait.
C'était son oxygène, envers et malgré tout.
- Tu es sûre que c'est un bon choix ? Je veux dire, ce n'est pas une école comme les autres.
- Qu'est-ce que tu insinues ? Dis les choses franchement au lieu de tourner autour du pot.
Son amie haussa les épaules. Son regard trahissait son embarras.
- Les élèves là-bas, ils sont... Enfin, particuliers.
Lucie avait toujours été la plus inquiète de ses trois amies. Elle était enseignante, elle aussi, dans une école du privé face à laquelle le monde des Bisounours ressemblait à un parcours du combattant. Le pire élève qu'elle ait eu dans sa carrière fut un garçon qui ne ramenait jamais ses devoirs et qui pleurait lorsqu'elle lui mettait une note. Alors, ça, cette école, c'était à ses yeux Alcatraz, l'ultime punition.
C'était d'ailleurs ce qu'on disait, ici, dans la région. Les punis ils vont là-bas. Et d'ailleurs, ils se murmuraient dans la salle des profs des autres écoles de la ville que si un collègue disparaissait c'était qu'il avait été muté là-bas. Qu'avait-il fait pour mériter une telle punition ? Avait-elle un jour entendu entre deux verres de cocktails dans une discussion. Parce que c'était ça, l'idée. Ceux dont personne ne voulait, on les envoyait là en espérant les dégouter du métier pour qu'ils ne reviennent plus jamais. Mais ça, Lucie se passerait bien de le dire, Victorine n'avait pas besoin de ça, la pauvre. Elle était loin de s'imaginer qu'elle en avait parfaitement conscience et qu'elle s'en fichait si l'étiquette de punie se retrouvait sur son front à partir du 1er septembre.
- Je n'ai pas peur des élèves. Se contenta-t-elle de dire. Et c'était vrai. Si elle avait arrêté le métier ce n'était pas pour un élève difficile qui crevait les pneus de sa voiture, ni pour un autre qui la menaçait ou qui rendait son cours insupportable. Elle en avait eu, certes, au début de sa carrière, comme tout jeune prof qui doit passer son baptême du feu. Mais elle s'était vite rendu compte, que le pire dans le métier d'enseignant, ce n'étaient pas les élèves.
Mais les collègues.
- Je me sens prête les filles. Et puis, changé d'air ne me fera pas de tort.
- Tu ne changes pas d'air, ma chérie, tu changes radicalement de monde-là.
Mais merde à la fin. Pensa-t-elle. Cela fait maintenant trois ans que tout le monde la bassinait avec sa reprise en main, avec le fait qu'on ne passe pas sa vie recluse à son âge et maintenant qu'elle sort la tête de l'eau, ce n'était pas suffisant ?
- Je suis sûre de moi. La directrice m'a appelée et elle a un temps plein à me proposer. Probablement que je pourrais enfin obtenir une nomination et définitivement tirer un trait sur ce qui s'est passé. Ne plus craindre de devoir y retourner par dépit. C'est la chance de ma vie, j'peux pas laisser passer ça sous prétexte que l'école est gorgée d'élèves difficiles.
- On est contentes pour toi, vraiment.
La troisième semblait davantage vouloir se convaincre qu'autre chose. Bien sur qu'elle avait pensé au risque de se faire déborder, bien sûr qu'elle s'était renseignée sur l'établissement. Elle savait que ces enfants-là n'étaient pas comme les autres. Qu'ils arrivaient là parce que personne d'autres ne voulaient d'eux, parce qu'ils avaient échoués partout. Trop de mauvaises notes, trop de violence, trop de cris. Qu'ils voyaient probablement leur arrivée dans cette école comme un châtiment, comme une tare. Mais elle, si elle était devenue enseignante, n'était-ce pas justement car elle avait conscience du monde dans lequel elle vivait ? Du monde dans lequel ces jeunes vivaient ? Souvent livrés à eux même, paumés, désemparés face à la cruauté d'une société égoïste. N'était-ce pas cela aujourd'hui, être prof ? Réparer les ailes brisées des adolescents ? Leur redonner confiance en l'avenir ?
Elle était prête. Prête à vivre. Après trois ans à rester là, seule. A regarder à quelle heure elle pouvait s'autoriser à sortir faire les courses sans prendre le risque de les croiser. A calculer chacune de ses sorties pour ne pas être prise par l'angoisse du monde extérieur. Aujourd'hui, elle était parvenue à venir dans ce bar massivement fréquenté, un vendredi soir, ce lieu où elle avait l'habitude d'aller avec eux, il y a trois ans de cela. Aujourd'hui, elle y était allée seule, pour y rejoindre ses amies, sans craindre de les voir. C'était la plus belle victoire qu'elle avait eue sur elle-même depuis des années. Elle était fière, fière d'avoir accepté ce job et d'avoir serré la main de la directrice, fière d'être parvenue à sortir, fière d'avoir choisi sa robe ce matin en s'habillant en se disant qu'elle devait être jolie.
Des choses simples qu'elle n'avait pourtant plus fait depuis des années.
- Vous pensez que j'aurais dû dire non, n'est-ce pas ?
- Franchement. Commença Lucie. Moi, ce qui me fait plaisir, c'est de te voir avec nous. Et si ce job en est la cause, alors je suis ravie que ça puisse t'avoir permis de reprendre goût à la vie.
- Mais tu dois nous promettre une chose.
Elle lança un regard à la grande brune à côté de Lucie, attendant la suite de sa phrase.
- Si à un moment tu te fais débordée. Si tu sens que c'est trop dur. On t'interdit, ici, formellement, de t'acharner. Tu entends ?
En se mordant la joue, Victorine dut bien reconnaître qu'elle n'avait aucun secret pour ses amies. C'était déjà pour cette raison qu'elle avait plongé la première fois. Elle avait voulu tenir le plus longtemps possible en se persuadant que tout allait bien. Elle avait voulu régler les problèmes avec des gens qui n'avaient aucune envie de les régler et qui préféraient la détruire. Mais elle était comme ça, toujours persuadée qu'elle pouvait régler les choses. Persuadée que quand on avait été amie aussi longtemps, tout pouvait être possible, même se réconcilier.
Mais ça avait viré au cauchemar.
- Plus jamais ça. Souffla-t-elle, le regard dans le vide. C'était ce qu'elle s'était effectivement promis en se regardant dans la glace ce matin-là. Plus jamais elle ne se ferait déborder. Plus jamais elle ne s'investirait émotionnellement au travail. Que ça soit avec les collègues, ce qui était le pire à ses yeux, ou même avec les jeunes. Elle ferait son job parfaitement, et ça suffirait largement.
L'implication émotionnelle au travail était à proscrire.
Pour toujours.
A bientotpour la suite j'espère.
La suite est en cours de rédaction, au plaisir de te revoir sur ce texte.