Qui est différent lorsque tout le monde est différent ?
Personne, car la différence devient la norme.
C'est tout ce qui compte.
C'était un grand jour pour Soline.
Un grand jour pour tous les adolescents de son âge, un moment important dans leur vie, dans leur construction. C'était un moment que beaucoup attendaient, que d'autres eux craignaient. Celui de l'entrée au collège.
On disait que cet instant, celui où on achetait un sac à dos à la mode, qu'on changeait sa garde-robe pour être plus branché, c'était celui où on devenait grand.
Mais Soline était grande depuis longtemps.
Pas seulement en taille, où elle pulvérisait déjà le mètre soixante-cinq, mais aussi dans sa tête. Elle était devenue grande quand elle avait dû préparer les biberons de ses frères et sœurs, quand elle avait chauffé l'eau de leur bain avant de les border tendrement. Elle était devenue grande quand elle avait porté sa mère dans une cage d'escalier la jetant ensuite sur le canapé, à bout de force avant d'appeler l'ambulance. Oui, elle était grande depuis longtemps, Soline, alors au fond, qu'est-ce que c'était pour elle l'entrée au collège si ce n'était un jour comme un autre ?
Ce matin-là, elle s'était réveillée à la première sonnerie et entendait déjà les cris de plus petits dans le couloir. Leurs pas lourds sur le plancher et une voix de femme crier qu'il était l'heure d'aller à la douche avant les plus grands. Un bref instant, Soline s'imaginait un monde où le soleil s'était levé ce matin-là, dans une autre maison. Elle était couchée dans un autre lit, avec sa couverture à licornes roses et ses rideaux rouges. Elle s'imaginait l'odeur du café qui coulait dans la machine alors qu'elle descendait les escaliers et elle les vit. Ses parents, semblables à des ombres souriantes. Elle les vit si clairement qu'elle ne put s'empêcher de sourire.
C'était comme ça que devait se passer une rentrée des classes si importantes, non ? Elle devait voir le regard fier de ses parents posés sur elle. La main de sa mère caresser sa joue avant d'y déposer un baiser. Elle l'entendait lui dire qu'elle était si fière d'elle.
Ma petite Soline, te voilà sur le point d'entrer à la grande école.
Un sourire se dessinait sur ses lèvres. Oui, c'était ça, une rentrée des classes. De la peur, mais aussi beaucoup de joie. Un plaisir d'être rassurée par ses parents. L'idée d'arriver chez les grands, de voir germer mille projets dans sa tête, les voir grandir lentement, entretenu par les apprentissages et les camarades de classe. Un avenir qui lui tendait la main, avant de s'évanouir.
Car, elle rouvrit les yeux.
Et elle ne vit plus personne, ni quoi que ce soit.
Tout cela, elle ne l'avait jamais connu et ne le vivrait jamais.
Car la rentrée de Soline, c'était une rentrée sans caresse sur la joue, sans petit mot doux. Chargée de silence et de sourires compatissants. Les voix qui s'adresseraient à elle aujourd'hui, elle les connaissait pourtant si bien.
Mais ce n'était pas celles de ces parents.
Celles-là, elle ne les entendrait jamais plus.
-Soline ? Tu es là ?
On frappa discrètement à sa porte et elle alla ouvrir, la jeune femme qui entra avait un sourire rassurant et lui tapota l'épaule.
- Ha ! Je croyais à une panne de réveil ! Elle lui déposa un baiser sur la joue, comme elle le faisait chaque matin. C'est le grand jour pour toi ! lança-t-elle enjouée. Comment te sens-tu ? Tu n'es pas trop stressée ?
Elle hocha la tête pour la rassurer. Si Soline n'avait pas passé toutes ces années avec elle, elle peinerait à croire que la jeune femme avait trente ans. Elle le savait car c'était comme ça qu'elles s'étaient connues. Elle s'en souvenait très bien, Ludivine était venue près d'elle, sentant probablement la peur d'une enfant de sept ans qui arrivait dans un endroit qu'elle ne connaissait pas et lui avait dit.
- Tu as peur ma belle ? C'est normal, moi aussi j'ai peur, c'est mon premier jour ici. Est-ce que ça te dit qu'on ait peur ensemble ?
C'est ainsi qu'avait commencé sa complicité avec celle qui allait devenir son éducatrice de référence au centre pour jeunes des Tilleuls. C'était sa nouvelle maison, celle dans laquelle elle allait vivre maintenant que maman était morte. Après que le juge ait décidé qu'au vu de la situation, c'était la meilleure des solutions pour elle. C'était une période compliquée de sa vie, et à sept ans, elle se rendait bien compte que ça ne faisait que commencer.
- J'ai très peur. Lui avoua-t-elle sans pudeur. Les années lui avait permis de s'ouvrir à Ludivine progressivement. Le calme et la spontanéité de la jeune femme avait beaucoup aidé, mais aussi, elle avait l'impression d'avoir grandit avec elle. Même si elle ne se l'avouait pas, elle considérait Ludivine non plus comme son éducatrice, mais comme la grande sœur qu'elle n'aurait jamais.
- J'imagine que ça ne doit pas être simple. Mais crois-moi, même si tu changes d'école ça ne sera pas bien différent de la précédente. Tu n'as pas été rassurée par notre visite de la semaine dernière ?
Soline se souvenait très bien. Avec Ludivine elles avaient pris la voiture pour se rendre dans sa nouvelle école jeudi dernier. Elle s'en souvient, car elles avaient constaté que l'automne était déjà très proche pour la fin du mois d'Août. La directrice les avait rencontrées et Soline l'avait trouvé douce et sympathique. Après, lorsqu'elles furent toutes les trois dans le bureau, la jeune fille avait mis de la musique dans ses oreilles. C'était ce qu'elle faisait chaque fois qu'on expliquait son parcours devant elle. Même sans écouteur, elle imaginait juste sa chanson préférée et elle faisait barrière aux voix extérieures. Elle comprenait qu'on devait savoir d'où elle venait, mais elle n'avait simplement plus envie de l'entendre.
-Et pourquoi arrive-t-elle chez nous ? Je sais que c'est délicat, mais je dois l'inscrire dans le dossier pour l'enseignant qui sera responsable de sa classe. Nous voulons l'aider au mieux et l'encadrer dans son projet de vie.
La directrice avait une voix très posée et dénuée de jugement. Pour la première fois depuis longtemps, Soline avait l'impression d'avoir face à elle une femme qui ne prenait pas pitié de son cas. Qui pouvait-on bien être pour ne pas considérer son parcours comme inhabituel ou choquant ? Qu'est-ce que cette femme voyait au quotidien pour parler et poser si simplement des questions si délicates ? Et alors que Ludivine allait ouvrir la bouche, quelqu'un entra dans le bureau, visiblement très mal à l'aise.
- Pardon, je ne savais pas que tu étais en réunion.
- Oh, tu tombes bien Cassandre, entre ! S'exclama la directrice. Je suis justement en train de discuter avec une de tes nouvelles élèves.
Soline avait observé la femme qui venait d'entrer d'un œil méfiant. Les yeux bruns, les cheveux noirs attachés dans une petite queue de cheval. Une voix très sèche et pourtant, elle y décelait quelque chose de spécial. Peut-être était-ce son timbre un peu aigu ou la façon dont elle s'habillait. Elle portait une longue robe fleurie et des baskets blanches ainsi qu'une veste en jeans un peu usé. Un look plutôt cool pour un prof.
- Soline, je te présente Madame Cassandre. Tu sais qu'ici on présente les professeurs par leur prénom, n'est-ce pas ?
- Comme dans mon ancienne école alors ?
- Oui, exactement. Cela permet à nos ados d'être plus à l'aise. Et donc, Madame Cassandre sera ton professeur principal cette année. Tu l'auras une bonne partie de ton horaire.
Madame Cassandre s'était installée à côté de la directrice en adressant à la jeune fille un clin d'œil sympathique. Ce n'était pas comme ça qu'on amadouait Soline. Après ce qu'elle avait traversé, elle ne faisait pas confiance facilement, et même un clin d'œil sympa ne changeait rien à cela. Probablement que sa prof l'avait vu, car Soline avait vu son visage se fermer instantanément en ne la voyant pas sourire.
- Ludivine est son éducatrice, j'imagine que tu la connais, elle aussi. Avait ajouté la directrice à l'attention de son professeur.
- Oui, j'ai déjà eu un élève de votre centre. C'était Léo, non ?
Ludivine acquiesça et Soline fut parcourue d'un frisson. Elle avait bien connu Leo, mais il était parti il y a de cela deux ans. Elle n'en gardait pas un excellent souvenir et la mention de son nom avait automatiquement déclenché sa musique imaginaire au fond de sa tête.
- Je demandais justement à Ludivine de faire le relais avec son école primaire. Tu veux rester pour avoir directement les infos Cassandre ?
Le professeur avait accepté et sortit un carnet de note. Visiblement, même le vingt-cinq août, un enseignant travaillait. Soline ne put passer à côté du carnet très girly de sa nouvelle prof. Cela contrastait visiblement avec son tempérament. Elle y aperçut même un autocollant licorne. Très déstabilisant, une prof qui aime les licornes ?
- He bien, Soline a manqué une partie de sa scolarité, vous savez ? Elle a intégré l'école quand nous l'avons récupérée, il y a sept ans et on a essayé de pallier les lacunes.
- Oui, nous collaborons étroitement avec son ancienne école. Commença sa directrice. Nous allons faire suivre son dossier.
- Je les appelle en sortant du bureau. Avait ajouté Cassandre. Et donc vous dites qu'il y a beaucoup de lacunes au niveau des apprentissages ?
Ludivine avait voulu répondre, mais Cassandre avait déjà tourné la tête vers la jeune fille.
- Soline c'est ça ? Tu es bien silencieuse, est-ce que tu sais qu'on parle de toi ?
L'enfant avait redressé la tête et la musique de son esprit s'était soudain enrayée. Le rouge lui était monté aux joues alors qu'elle avait croisé le regard de cette femme. Avait-elle déjà quarante ans ? Surement pas. Elle était d'ailleurs impressionnée, car dans cette école, la plupart des personnes qu'elles avaient croisés semblaient aussi jeune que Ludivine.
- Oui. Avait-elle fini par souffler timidement.
- D'accord. Et donc, Soline, je voudrais savoir quel est ton principal problème à l'école afin de pouvoir t'aider au mieux. Est-ce que tu te sens capable de me l'expliquer ?
Soline avait espéré que la directrice intervienne en sa faveur, qu'elle donne à nouveau la parole à Ludivine. Mais elle ne fit rien, pas un mot, juste un autre regard posé sur elle qui semblait lui aussi attendre sa réponse. Elle était terrifiée à l'idée de le dire. D'habitude, Ludivine faisait tout à sa place. Elle expliquait son parcours, comment elle s'était retrouvée dans un centre après que sa mère ait succombé à l'héroïne, comment elle avait fini par retourné à l'école, à huit ans, avec un retard d'apprentissage considérable. Non, ça elle ne l'avait jamais dit d'elle-même, et cette prof était là de cinq minutes qu'elle dictait déjà ses lois ?
La jeune fille était mal prise, divisée entre l'envie de prendre son sac et partir en pleurant, ou de tout dire, d'être courageuse.
- Je suis désolée Soline, tu as l'air mal à l'aise. Avait commencé la directrice, visiblement rassurante. Cassandre est un peu direct. C'est sa façon de fonctionner, j'espère qu'elle ne te brusque pas.
- Je ne sais pas lire, ni écrire, Madame.
Et d'un coup, sans prévenir. Elle l'avait fait.
Elle l'avait dit.
Jamais elle n'avait mis de mot sur le plus grand échec de sa vie.
Cassandre lui lança un regard qu'elle peinait à déchiffrer. Clignant plusieurs fois des yeux avant de se reposer sur le dossier de sa chaise. Soline ne lisait aucun dégoût, aucune surprise, ni même le moindre jugement. Elle était juste là, en train d'enregistrer l'information, comme un ordinateur en fonction.
- Pas du tout, du tout ?
En vérité, elle était capable d'écrire quelques mots, mais ils étaient criblés de fautes et n'en saisissait pas le sens. A l'école, elle avait survécu en recopiant de temps à autre sur les autres, tant bien que mal, masquant sa grande difficulté. Mais face aux dictées impitoyables ou à la lecture à voix haute, elle avait dû déclarer forfait et reconnaître une réalité handicapante.
- Quelques mots, uniquement.
- Et en lecture ?
Elle secoua négativement la tête. Tout simplement.
- Je vois. Souffla Cassandre. Elle ne distingua pas le regard désolé que le professeur adressa à sa direction. Ce n'était pas qu'elle était triste pour la jeune fille, c'était qu'elle prenait conscience de la honte qu'elle avait d'être dans cette situation. Et c'était difficile pour Cassandre de supporter cette réalité. Dans ce cas Soline, on va essayer d'arranger ça toutes les deux, d'accord ? Et qui sait, peut-être que d'ici là, après les deux ans qu'on passera ensemble, tu pourras même écrire une lettre d'amour.
Elle ne put s'empêcher de pouffer de rire. C'était sa grande timidité qui l'empêchait de répondre à la prof' qu'elle en doutait fortement. Qu'elle n'avait jamais imaginer faire ça un jour et que si elle parvenait à lire un contrat de travail, elle serait déjà très heureuse. Il fallait toujours un peu de temps pour qu'elle se sente à l'aise, mais lorsqu'elle l'était, Soline était une jeune fille d'une franchise implacable. Et elle avait quitté ce bureau quelques temps plus tard, en n'ayant pas encore conscience qu'elle avait rencontré l'une des personnes qui allait chambouler sa vie.
Repensant à cette journée, Soline ne pouvait cacher son stress. Madame Cassandre l'avait impressionné et elle en fit part à Ludivine qui se hâta de la rassurer alors qu'elle descendait les escaliers pour rejoindre la cuisine commune. Déjà assis se trouvaient ses petits frères et sœurs. Un seul manquait à l'appel, placé dans un autre centre, il attendait une place pour venir les rejoindre. Elle ne désespérait pas, bientôt, Ethan serait avec eux et tout se passerait bien. Ils seraient réunis, ensemble, sous le même toit. Ce n'était pas la maison, mais ils feraient comme si. Comme si tout allait bien. Comme toujours.
Soline les embrassa sur le front avant d'aller saluer les autres enfants de la tablée, tous plongés dans leurs bols de céréales.
- Vous savez quoi ? C'est un grand jour pour Soline, aujourd'hui ! Lança Etienne en avalant une bouchée de céréale.
- Pas la bouche pleine, Etienne ! Le réprimande-t-elle, gênée
- Tu vas chez les grands ?
C'était la voix de Clarisse, la plus jeune. Quand cette petite fille de quatre ans était arrivée, Soline s'était éprise d'elle instantanément et elle avait aidé les éducateurs à prendre soin d'elle. Tous ces enfants étaient un peu ses frères et sœurs d'âmes. Elles avaient veillé sur eux comme une petite maman et avait gagné la confiance des éduc' dans la gestion des plus petits. On l'admirait pour son altruisme et sa gentillesse. Il n'était pas rare que ces enfants qui avaient tant vécu avaient enseigné bien des choses aux adultes qui les côtoyaient.
- Oui Clarisse, d'ailleurs je vais être en retard si je continue cette conversation.
- Tu vas trouver un amoureux ?
Elle haussa les épaules.
- On ne va pas à l'école pour trouver un amoureux ! On y va pour apprendre et toi tu as intérêt à écouter ta nouvelle maîtresse aujourd'hui, d'accord ?
La petite fille replongea dans son bol de céréales. Elle détestait tant l'école que sa simple mention la faisait fuir. Mais qui aimait l'école aux Tilleuls ? Ce n'était pas tant qu'ils trouvaient les cours pénibles, ou qu'ils cherchaient un sens à l'école. C'était simplement que ce n'était pas leur priorité. Qu'était l'école dans la vie d'un enfant qui se demandait chaque jour s'il serait encore là demain ? Si en rentrant à la fin des cours une personne qu'il ne connaissait pas venait le chercher pour lui dire qu'il allait ailleurs ? Que le juge avait décidé d'autre chose pour lui ?
L'école, ça faisait partie de la vie, mais ce n'était pas ce qui comptait le plus dans la leur.
La leur, elle était rythmée par d'innombrables rendez-vous chez des psychologues parfois compréhensifs parfois insensibles. Des services qui devaient leur venir en aide, mais qui, souvent à leurs yeux, ne venaient en aide à personne. C'était de plus ou moins longues périodes à fréquenter un groupe d'individu, à tisser des liens avant de devoir tout jeter et recommencer ailleurs.
Alors, l'école, au fond, c'était quelque chose de si facultatif. La vie leur avait déjà appris l'essentiel, non ?
Et tandis qu'elle avait englouti sa tartine et glissé ses collations dans son sac d'école. Elle avait entendu le klaxon du bus devant le grand bâtiment gris et avait ,à nouveau, embrassé sa famille comme pour exorciser l'angoisse.
Car aujourd'hui commençait peut-être un nouveau chapitre de sa vie.