Parfois, je suis paralysée. Enfermée dans ma tête, mon cœur griffe les murs pour tenter d’attraper une aspérité, un appui ou un interstice. En général, je le laisse faire jusqu’à ce qu’il s’épuise et s’habitue au noir et aux bruits de mon âme. Mon coeur fatigué me fatigue le corps. Quand cette overdose de sensation m’assène, je me vide de toute volonté, de toute patience, de toute empathie, comme un animal acculé qui se sent en danger et montre les dents.
Alors, j’ai décidé d’agir. Je vais prendre mon esprit à son propre jeu. Cela me demandera du temps, de l’énergie, des migraines, mais j’y arriverai. Je vais installer un Bureau des Pensées.
Cet espace aura pour responsabilité d’examiner chaque pensée qui peut me traverser, et l’agréer ou pas, mon cœur comme tampon.
Mon coeur en manager de mon esprit, je vivrais enfin ma vie selon mes envies, mon amour, ma patience et mon soleil, tout en laissant les nuages gris à la marge. Seuls des petits cumulonimbus tous blancs pourront passer occasionnellement, parce qu’il faut bien un peu d’ombre pour apprécier le soleil à sa juste valeur.
Mais comment fait-on ? Je suis quelqu’un de très organisée, alors on va procéder par étape.
Premièrement, décider de l’apparence du Bureau. Dans une pièce suffisamment grande, avec vue sur mon coeur ensoleilée, une simple table escamotable blanche. Mon esprit doit rester actif un minimum, alors dans un coin, un tapis roulant pliant. Les murs sont beiges mocha, une couleur neutre, douce pour accueillir les Pensées, même les plus néfastes, de manière posée et réfléchie.
Autour de cette table, des meubles en bois naturel, une commode pour classer les émotions. Une bibliothèque pour ranger les souvenirs, avec une échelle roulante, comme dans La Belle et La Bête. En actionnant une statuette en forme d’étoile, un pan s’ouvre sur une bibliothèque digne de la Long Room du Collège de la Trinité de Dublin.
Sur un tapis en forme de feuille de monstera, le Bureau se dresse. Pas de chaise pour les Pensées, elles ne font que passer. Offrir une assise, c’est leur permettre d’être plus que de passage.
Posés sur cette table, 3 tampons : le Coeur, l’Oubli et le Sursis. Mon esprit, accompagné de mon cœur, marquera chaque pensée qui passe le pas de ma conscience d’un de ses tampons. Un Coeur leur ouvre le Ciel de mes Soucis, afin qu'elles vivent et se dissolvent dans ma conscience, en laissant derrière elles des sourires, des rires, des actions, des envies, des projets, des idées, de l’amour. Un Oubli, gros cercle rempli de noir, offre une chance de rédemption aux résonances néfastes, anxieuses, terrifiées du monde et de sa cruauté. Si elles veulent vivre dans mon ciel, elles doivent montrer leur valeur et l’intérêt qu’elles portent à la santé de mon coeur. Sinon, elles resteront dans l’ombre. Le Sursis n’est pas à tamponner à la légère. Trop utilisé, il pourrait laisser la porte de ma conscience constamment entrebâillée. Il est à réserver aux décisions que je ne peux pas prendre avec mon coeur seul.
De chaque côté de ce bureau se trouve un chat. Pocket à la gauche de mon esprit, et Mocket à sa droite. Pocket et Mocket sont mes gardiennes : elles guident mes réflexions vers leur lieu de vie ou de renouveau.
Pocket, fine, calme, avisée et précise, amène toutes les Pensées tamponnées d’un Coeur vers le ciel de mes Soucis.
Mocket, affirmée, combattante, joueuse et protectrice guide les pensées inutiles et négatives dans l’Oubli. Elle peut griffer si ces dernières lui résistent, je lui autorise.
Bien sûr, le tout est rempli de plantes, de musiques, de vases pleins de fleurs, de boules de discos qui illuminent de mon âme cet espace si cher à mon cœur, car c’est là que sa paix repose, que son bonheur est fait et que son futur resplendit.
La prochaine étape, c’est le rituel. Comment ça fonctionne ? Quels sont les horaires d’ouverture ? Et si j’ai trop de pensées en même temps ?
Respirer, c’est la clé. Ce filet de pêche, au dehors de ma conscience, est suffisamment grand pour accueillir tous ses courants d’air bien pensants. Au plus je respire, au plus il s'agrandit pour tous les recevoir et ne pas en louper un seul. Inspirer, retenir, expirer, retenir, une fois, deux fois, trois fois. Les pensées sont en ordre, en ligne aux portes de ma conscience. Mes gardiennes sont là pour m’aider à les guider, mon esprit et mon coeur, main dans la main pour les digérer ou les faire évoluer.
Écouter, juger, traiter, écouter, juger, traiter, l’une après l’autre, jusqu’à avoir le cœur léger, jusqu’à ce que mes tempes se vident de leurs courants d’air glacés, et retrouvent leur silence confortable, leur clairvoyance.
La deuxième étape, c’est d’apprivoiser ce Bureau. Le mettre en place nécessite de la dextérité mentale, de la résilience et de la discipline. Cette dernière ne figure pas forcément dans ma liste de qualité, mais il va bien falloir l’inscrire si on veut que cette entreprise fonctionne. Alors, tous les matins, au lieu d’utiliser mon téléphone pour me réveiller, j’ouvrirais la porte et les fenêtres de ce Bureau. Renouveler l’air, reprendre cette décision et se tenir à ce processus, sans le surcharger. C’est peut-être pour ça que je ne comprenais jamais rien à la méditation avant. C’est peut-être ça le secret : comment voulez-vous méditer dans un temple vide d’intention ?
La troisième étape, l’entraînement. Essayer, rater, continuer, réussir un peu, rater un peu plus, puis réussir tout court. Ne pas s’abandonner, ne pas se perdre, ne pas s'apitoyer. Prendre des décisions, tamponner, laisser vivre, lâcher prise. Tout rentrera dans l’ordre si ordre il y a, alors ordre instaurons.
Mais attention toutefois, la rigidité de l’esprit lui enlève toute sa spontanéité. Hors, c’est dans la spontanéité que la vie intervient. L’intention ici n’est pas d’éradiquer les pensées, un temple sans visiteurs appartient à un dieu désué. Traduire, reformuler, communiquer, retranscrire, voilà le travail de fond de ce que j’essaie d’instaurer. Connaître mon cœur, connaître mon esprit, connaître mes peurs, connaître ma vie, voilà ce qui fera de ce Bureau des Pensées une réussite vitale.