Sur les toits de la ville, Starnnarg paraissait si paisible. Arcis adorait se réfugier là-haut. Dans l'encre de la nuit, les lumières scintillantes de la voute céleste, lointaines et inaccessibles, contrastaient avec le tumulte de ses pensées. Son esprit était hanté par le retour de son père, un retour si fugace. Les retrouvailles tant attendues s'étaient transformées en nouvelle blessure, ravivant les plaies du passé et semant le doute dans son cœur. Après toutes ces épreuves, son père l'abandonnait encore.
Alors on fait son boudin?
La voix d'Iria, douce et moqueuse, glissa dans son esprit et le ramena à la réalité. Il força un sourire, tentant de masquer l'amertume qui l'envahissait.
— Je réfléchis mieux en prenant de la hauteur.
Sinfen m'a raconté.
— Iria. Je ne reconnais plus mon père.
Dix ans Arcis! Dis toi que c'est aussi difficile pour lui de revoir son enfant devenu adulte. Il a besoin de temps.
— Il est obtus.
Iria répliqua malicieusement.
Je sais de qui tu tiens alors.
— Je n'ai pas le coeur à plaisanter.
Iria fronça les sourcils.
A cause de ton père ou à cause de Grys?!
— J'imagine que Sinfen t'a expliqué.
Oui et je t'avoue que je ne comprends pas.
— Il peut être un atout.
C'est un tueur! Je n'ai pas confiance en lui. Il a tué ta famille!
Arcis monta le ton.
— Tu crois que je l'ai oublié! Nous avons besoin de tous ceux qui peuvent nous aider! l'ennemi de mon ennemi, tu connais la suite.
Iria fusilla du regard son ami.
Ne me crie pas dessus Arcis.
Le jeune homme riposta.
— Alors ne me parle pas comme à un enfant! Les enjeux vont au delà de la vengeance. Pourquoi papa ne le comprends pas non plus!
Iria posa une main sur l'épaule du jeune homme.
Met toi à sa place. Ton père sort de dix ans d'isolement et de tortures. Il est à peine sorti qu'il se confronte à un Orombre et à l'assassin de sa fille et de sa femme qu'il croyait mort. Sa réaction est plus que normale. Laisse passer un peu de temps il reviendra.
Arcis secoua la tête.
— Il a perdu son esprit combatif.
Il n'y a pas que ça n'est ce pas?
Le jeune homme soupira.
— Comment arrives tu à toujours voir au delà de mes paroles.
C'est normal avec les gens que j'aim... que j'aprécie.
Iria s'empourpra et Arcis fit semblant de ne pas avoir entendu et livra sa pensée profonde.
— J'aime mon père mais je ne peux m'empêcher d'éprouver de la rancoeur.
Parce que tu penses qu'il t'a abandonné?
Arcis approuva d'un mouvement de tête.
— Et il vient de le faire à nouveau. A croire qu'il ne veut pas de moi.
Iria s'énerva.
Tu es un idiot Arcis! Comment peux tu imaginer un seul instant que ton père ne t'aime pas?! Je ne veux plus d'entendre dire ça!
— Laisse tomber. Je n'aurais pas du t'en parler.
La jeune femme se calma.
Tu sais que tu peux tout me dire mais tu sais aussi que je te dirais ce que je pense, même si ce n'est pas ce que tu veux entendre. A ton avis où peut-il être allé?
— Dans le seul endroit où il se sent chez lui. La forêt des Larmes. Je pense qu'il est allé voir Ereïm mais je n'ai pas eu le temps de lui dire.
Il ne sait pas qu'Ereïm est mort?
Arcis fit non de la tête.
****
Le ciel pleurait des larmes froides et grises. Depuis l'aube, la forêt des Larmes s'emmitouflait dans l'erratique brume blanche qui rampait sur les Terres Sauvages. Loup avançait lentement. Chaque pas était une épreuve. Ses jambes n'étaient plus que que deux branches fragiles. Deux jours qu'il avait quitté Arcis, la colère et la déception ne désemplissaient de son coeur. Son fils l'avait profondément déçu, s'allier avec un Orombre et l'homme qui avait tué sa mère et sa petite soeur.
Comment ce cafard de Grys avait-il survécu?!
Le parfum boisée et humide de la forêt des Larmes portée par la brise fraîche du nord le sortit de sa torpeur. Pour la première fois depuis son évasion, il se sentait chez lui. Les arbres centenaires se dressaient devant lui comme des protecteurs. Pour eux dix ans n'étaient qu'un battement de coeur dans leur existence. Il toucha l'écorce rugueuse de l'arbre le plus proche de lui. Sa surface craquelée et sculptée par les ans lui apporta le réconfort qu'il cherchait. Sous ses doigts, il sentait la sève couler, la vie vibrait toujours dans ce géant impassible. Il inspira à fond et pénétra le lacis de branches et de racines tortueuses.
Il pensa un instant aller sur la tombe de Tylly et de Dwenn mais il ne s'en sentait plus digne.
Ereïm
La dernière fois qu'il l'avait vu, il lui avait confié son fils. Avec Arcis, c'était la seule famille qu'il lui restait. Il se devait d'aller le voir.
Le voyage fut interminable. La pluie le harcelait sans discontinuer et le froid saisissait ses muscles atrophiés, pourtant il se sentait bien. Après avoir enduré dix ans de tortures dans une petite cellule crasseuse, la Forêt des Larmes et sa météo capricieuse était un maigre mal. Il s'arrêtait, parfois, simplement pour inspirer à fond l'air odorant des bois. La terre détrempée dégageait des parfums terreux et les flagrances du humus chatouillaient son odorat. Des souvenirs lui revenaient de temps à autre. Ses douces années avec sa famille, la période la plus heureuse de sa vie et la pire quand il dut affronter la mort de Dwenn et Tylly. D'aucuns affirmaient qu'avec le temps, les visages de nos proches et la douleur de leur perte s'estompaient dans les méandres de notre mémoire, ne laissant derrière eux que des silhouettes floues, des souvenirs brumeux et une souffrance apaisée mais pour Loup, les années n'avaient eu aucune prise sur sa mémoire. Il les voyait aussi distinctement qu'au premier jour. Pendant sa captivité, quand la douleur était insoutenable. Elles étaient là. Il sentait les petites mains de Tylly sur son visage et la douce voix de Dwenn mumurait à ses oreilles. C'était elles qui le relevaient quand l'espoir disparassait dans les ténèbres de sa cellule.
Tous ses souvenirs indomptables surgissaient au détour d'un sentier familier, d'une odeur. Sa rencontre avec la jeune Iria et leur séparation brutale qu'il regrettait profondément. Le regard de Grys quand sa lame l'avait transpercé. A cette satisfaction de l'avoir tué se mêlait un sentiment qu'il avait refoulé depuis des années. Le doute. Sa vengeance semblait ne mener à rien. Le chaos ne disparaissait pas, il s'accentuait. Loup se persuada que tant qu'Alzebal serait toujours en vie, la confusion persisterait mais son corps et son esprit étaient épuisés. Après plusieurs jours de marche, il aperçut enfin le Mont Noir cerné de brume. Sa gorge se serra, les souvenirs affluaient tels le ressac de l'océan. L'abandon de son fils, sa grand-mère qu'il avait du tuer pour abréger ses souffrances et la facilité avec laquelle il l'avait fait. Qu'était il devenu?
Encore un jour fut nécessaire pour parvenir au pied du Mont et la pénible ascension débuta. Son souffle était court. Loup avait l'impression que ses poumons ne fonctionnaient plus. A chaque pas l'air semblait se raréfier. Lui, qui jadis pouvait marcher des jours sans éprouver la moindre fatigue, se sentait vieux. Avec la brume pour seule compagne, Loup parvint sur le petit plateau. Rien n'avait changé si ce n'est le silence plus pesant que la dernière fois. Il frappa à la porte plusieurs fois.
— Ereïm!!
Personne ne lui répondit. Il tourna la poignée et la porte s'ouvrit. L'odeur était la même qu'il y a dix ans.
— Ereïm!!! Vieux fou où es tu?!
Le hall d'entrée n'avait pas changé, toujours aussi poussérieux pourtant Loup nota que les bougies avaient fini leur vie sur le bois du mobilier. Il jeta un oeil vers l'escalier qui montait à l'étage là où sa grand-mère était enfermée, là où il l'avait tué. Loup frissonna.
— Allez réponds moi grand-père!
Soudain une voix étouffée vint du sous sol.
— Enfin! Je ne comprends pas ce que tu me dis. Je descends!
Prudemment, ses jambes pouvant le trahir à chaque instant, il descendit les marches abruptes.
— As tu perdu ton balai ou es tu trop vieux pour en porter un?!
—Par ici petit fils!
La voix d'Ereïm était étrange. Elle semblait être là sans vraiment l'être. La grande pièce n'avait plus rien à voir avec ses souvenirs. Le grand poêle était éteint. L'absence de chaleur et de vie lui glaça le sang.
Les étagères de la grande bibliothèque ployaient sous le poids des centaines de manuscrits et d'ouvrages qui dormaient paisiblement. C'était la fierté d'Ereïm.
—Tu as oublié de mettre du bois dans le feu?
— Je suis là.
Loup tourna la tête mais ne vit aucune trace de son grand-père.
— Arrête de moquer de moi Ereïm.
— Je ne me moque pas de toi. Tu as bien changé petit fils. Va falloir te remplumer.
Loup regarda la grande table, des assiettes, des couverts et de nombreses chopes vides attendaient d'être décrassées depuis un long temps.
— Le livre fils.
Loup vit un grand manuscrit sombre posé sur le banc.
— Prend le.
Prudemment, Loup ouvrit le livre. Les pages étaient blanches.
— Bonjour petit fils!
— Quelle est cette sorcellerie?!
— Je suis mort. Tu tiens un livre des ombres. Il en reste peu sur ces terres.
— Je ne comprends pas.
— Mon esprit est dans ces pages.
— Mais comment?
— La magie offre bien des possibilités.
Loup hésita à poser la question par crainte de la réponse.
— Tu es un mage des ombres?
— Non. Je ne suis qu'un modeste alchimiste avec quelques rudiments de magie.
— Comment es tu mort?
— L'âge m'a eu. J'aurais aimé vivre jusqu'à ton retour. Te serrer dans mes bras.
L'émotion submergea Loup.
— Ne pleure pas. Tu ne m'as jamais vraiment apprécié.
— Tu es injuste. Crois tu que j'aurais laissé mon fils aux mains d'un homme que je déteste?
— Je vois que les geoles t'ont aussi pris ton sens de l'humour.
— Je te remercie d'avoir veillé sur lui.
— C'est surtout lui qui a veillé sur moi. Jamais il n'a douté de te revoir. Arcis est un jeune homme formidable. D'ailleurs où est-il?
— A Starnnarg.
— Pourquoi n'est-il pas venu avec toi?
— Nous nous sommes quittés en mauvais termes.
Ereïm s'emporta.
— Dix ans de prison n'ont pas réussi à te faire changer!
— Il s'est allié avec un Orombre et l'assassin de Tylly et Dwenn! C'est ça que tu lui as enseigné. Pactiser avec les démons!?
— Tu es un fieffé imbécile!! Te rend tu compte de tout ce qu'il a enduré pour te retrouver. Il a sacrifié son enfance. Oui! Sinfen est un orombre mais sais tu pourquoi il est devenu ainsi? Lui a tu posé la question? Idiot que tu es! La prison a ramolli ton cerveau! Tu étais plus intelligent avant.
— Il n'a pas besoin de moi. Peut tu voir comment je suis devenu? Regarde moi. Je ne sers plus à rien.
— Bougre de bécasse! Il y a dix ans quand tu es venu me confier Arcis. Malgré tous les défauts que tu avais. Tu étais brave et déterminé. Des qualités qui n'ont rien à voir avec la force ou la taille. Petit Fils, devrais je dire fils petit.
— Il est plus facile d'être courageux quand on tient sur ses jambes.
— Est ce que tu t'entends? Plus facile? C'est ça que tu veux la facilité? Maintenant que c'est difficile, tu abandonnes!
Loup frappa la table du poing.
— Même mort tu es insupportable! J'ai vécu dix ans en enfer vieux fou! Dix ans! J'aurais pu abandonner mille fois.
— Mais tu ne l'as pas fait!
Loup s'effondra, tomba à genoux et les larmes coulèrent sur ses joues.
La voix d'Ereïm se fit plus douce.
— Tu as honte d'avoir été faible. Ecoutes moi bien parce que je ne te le répèterais pas. Jamais je n'aurais tenu autant que toi dans ces geoles. Personne n'aurait tenu autant, à part ton père peut-être. Met toi bien ça dans ton petit crâne. Le courageux n'est pas celui qui est fort, le courageux c'est celui qui accepte d'avoir été faible. Accepte le. Tu as encore un fils et des amis fidèles.
Loup tenta d'essuyer ses joues humides.
— Je n'ai jamais eu d'amis tu le sais bien.
— Il n'est pas trop tard pour t'en faire. Tu en as déjà, quoique tu en penses, Sinfen, Iria, Arshard. Sans eux tu ne serais pas ici.
Loup s'était redressé. Il toucha une page du livre.
— Mon père me disait souvent qu'il aurait aimé être comme toi. Je ne l'ai jamais compris. Jusqu'à aujourd'hui.
La voix d'Ereïm se troubla.
— Je n'ai pas vécu plus dure perte que celle de sa mort et tu sais de quoi je parle. Quel est ce monde où les enfants meurent avant leur parent? Bats toi pour changer tout ça!
— Comment se battre quand son corps est faible?
— Ton corps a été fort. Il faut juste le lui rappeler. Je vais t'aider mais à la fin tu devras m'accorder une faveur.
— Laquelle?
— A la fin mon grand. A la fin.