9. Fracture

Par Arod29

Une voix rauque  psalmodiait des mots incompréhensibles. Des syllabes gutturales ponctuaient le silence pesant de la pièce. Sur une table en bois sombre, des fioles aux liquides multicolores attendaient patiemment d'être libérée de leur carcan de verre. Des rouges profonds, des verts émeraude, des bleus azur tournoyaient dans les flasques. Des odeurs boisées, épicées et légèrement âcres emplissaient l'air. Jouxtant le mur proche de la fenêtre, un lit fatigué accueillait un homme épuisé. Loup dormait depuis deux jours. Un sommeil agité, emplit de cauchemars et de mots prononcés dans une langue inconnue. Quand enfin il se réveilla, ce fut un étranger qui lui souhaita la bienvenue dans le monde des vivants. Loup essaya de se relever lentement. L'endroit tournoyait devant ses yeux. 

— Doucement.

L'étranger posa main sur son front.

— La fièvre est tombée.

Pour la première fois depuis dix ans, Loup ne ressentit pas de douleurs.

— Qui êtes vous?

— On m'appelle Sinfen.

Sa voix était apaisante. L'homme était grand et sa peau cuivrée luisait à la lueur des lampes. Son regard, d'une douceur infinie, inspirait une confiance immédiate. Pourtant une aura d'ombre l'entourait et tempérait la première impression. Une obscurité presque palpable qui troubla Loup.

— Vous êtes un mage, n'est ce pas?

Sinfen sourit.

— Ce sont mes vêtements qui vous font dire ça?

Loup fit une moue de dégout.

— Non votre odeur.

— Et ça sent comment un mage.

— Pas très bon.

Loup abrégea la discussion qui prenait une direction trop éreintante pour son esprit affaibli.

— Où est mon fils?

— Il a du s'absenter. Vous n'aimez pas la magie n'est ce pas?

— Je l'aime quand elle est loin de moi.

— C'est pourtant la magie qui a guéri vos blessures.

Loup serra les poings.

— Ecoute mage. J'ai eu affaire à vos semblables dans les geôles et c'est aussi la magie qui m'a infligé ses plaies.

— Il y a plusieurs facons d'exercer des enchantements.

Loup leva les mains.

— Arrêtons ça Sinfen. D'une part parce que je n'ai pas l'énergie pour continuer notre joute verbale et d'autre part parce que tu ne me convaincras pas, mais mon fils te fait confiance. Alors pour l'instant je te fais confiance.

Le mage approuva de la tête.

— Vous devez avoir beaucoup de questions.

— En effet mais à cet instant je n'en ai qu'une. La cuisine, elle est où?

Sinfen se détendit et sourit.

— Je vais  vous apporter de quoi de manger. Evitez de vous mettre debout. Vous êtes encore très faible.

Le mage sortit et Loup se leva. La pièce se mit tourner. Ses jambes ne le portaient plus. Il tomba lourdement sur le sol. Il ne parvenait plus à bouger un muscle. une de ses joues était collée sur une latte de bois. Il marmonna.

— Merde, il avait raison ce bougre de mage.

De longues minutes passérent avant que Sinfen ne revienne avec un plateau repas. Quand il vit loup, il posa lentement les victuailles parfumées sur une petite table.

Loup bredouilla.

— Pas un mot Sinfen, ne dites pas un mot.

Le mage s'agenouilla et aida Loup à se relever, il avait perdu tant de poids qu'il n'eut aucun mal à le soulever. Il l'installa, en position assise dans le lit et toujours sans un mot il lui apporta le plateau bien garni. Loup, l'air contrit bafouilla un merci. Il ferma les yeux et huma la fumée qui s'élevait de son assiette. Les épices, les parfums dansèrent dans ses narines.

— C'est un ragoût de boeuf.

— Ca pourrait être un ragout de n'importe quoi. C'est la meilleure odeur que j'ai pu sentir depuis dix ans!

Loup dévora son repas sous l'oeil amusé de Sinfen. 

— Ca me change des rats et des cafards.

Le visage du mage se crispa et la compassion fit son apparition.

— Je ne peux à peine imaginer ce que vous avez enduré pendant toutes ces années. Je vous aiderai à retrouver ces dix années perdues.

Le visage de Loup s'assombrit.

— Je ne redeviendrais jamais ce que j'ai été même avec la magie la plus puissante.

— Je vous assure que non.

— Ecoutez Sinfen, votre sollicitude me touche mais n'insistez pas. Je ne suis plus que la moitié d'un homme.

Le regard de Loup, un instant, se troubla. Le mage y vit de l'impuissance et une tristesse infini.

— Dites moi plutôt comment le monde a changé.

Le mage soupira.

— Je ne sais par où commencer. 

— Comment a t-elle fait? Pourquoi l'a t-on laissé faire?

— Tout est parti de la destruction de la forteresse des âmes. Alzebal a posé ses pièces pendant des années. Personne n'a rien vu venir.

— La forteresse des âmes était réputée impénétrable.

— Et il était sensément impossible de s'échapper des geoles  de la putrescence.

Loup hocha la tête.

— En effet. 

Sinfen approcha une chaise près du lit et s'installa. Il s'inclina vers Loup, les mains jointes devant lui.

— La guilde de Nersho Sills détruite, Alzebal a eu le champ libre pour conquérir les Terres Sauvages. 

— C'est impossible, il faudrait une véritable armée pour réussir ce coup là! 

Le visage du mage se décomposa.

— Les Orombres.

— C'est absurde! Les mages noirs ne sont qu'une poignée.

— Des milliers. Ils sont des milliers.

— Mais comment?! Y a une école de crétins des ombres?!

Sinfen recula au fond de sa chaise.

— Savez vous ce qu'est la magie des Ombres?

— Je ne suis pas très féru de magie. Vous avez du vous en rendre compte.

— Elle est liquide. On l'appelle Oromel.

Loup sourit.

— Oui bien sûr et elle se boit dans une chopine.

Le visage de Sinfen garda sa gravité.

— Elle coule sous Milsden depuis des millénaires. Des sources existent et Alzebal les a trouvés.

— Donc une lampée d'Oromel et je deviens mage des ombres!

C'est un peu plus compliqué que ça. Le corps tout entier doit être plongé dans le liquide.

— C'est tout?

— La douleur que l'on ressent est la pire qui puisse exister.

Loup marmonna dans sa barbe hisurte.

— Mouais.Passez dix ans dans les geoles et on en reparle.

Le mage ignora ses paroles et reprit ses explications.

— Beaucoup meurent pendant la cérémonie. Alzebal a tué des milliers d'hommes et de femmes pour créer son armée.

— Vous avez l'air de tellement bien vous y connaitre en magie des ombres.

Sinfen se leva et fit quelques pas dans la pièce.

— Je suis un mage des ombres et j'ai subi le rituel d'Oromel.

— Saloperie!

Loup tapa du poing sur son plateau qui valdingua dans les airs avant de chuter bruyamment sur le plancher.

— J'en étais sur. Je l'ai vu dans tes yeux!

Le mage leva les mains en signe d'apaisement.

— Calmez vous Loup.

— Que je me calme! Merde! Non! Je ne me calmerai pas! Dix ans de tortures par des Orombres! Dix ans à les entendre ricaner quand je hurlai de douleur! Et là je me réveille et c'est un putain de mage noir qui m'accueille!

Une violente douleur électrisa sa poitrine. Ses machoires se crispèrent et il chuta du lit lourdement. L'obscurité l'enveloppa. Il n'entendit plus rien.

***

Loup est assis sur une chaise. Ses pieds et ses mains sont immobilisés avec des cordes épaisses qui lui lacèrent la peau.

Autour de lui, des ombres furtives tourbillonnent dans une macabre sarabande.  Loup veut crier mais aucun son ne sort de sa bouche. Son corps se cambre de douleur. Un à un les ongles de ses mains sont arrachés.

— Papa!

Il entend la voix de son fils résonner dans son esprit.  Les ongles de ses pieds se détachent avec violence.

— Papa! Réveille toi!

Il se sent tirer vers l'arrière et...

—Papa!

Loup ouvrit les yeux et il cligna plusieurs fois des paupières.

— Arcis. Qu'est ce que... Je suis où?

Le jeune homme posa la main sur la joue de son père.

— Tu es en sécurité. Tu nous as fait peur.

Loup tourna la tête et scruta la pièce.

— Il est où l'orombre?! 

— Sinfen a préféré ne pas être là à ton réveil.

— Il a bien fait ce trou de...

Arcis l'interrompit brutalement.

— Faut qu'on parle!

— Tu...

— Tu ne dis plus rien et tu me laisses parler.

Loup se mordit la lèvre. 

— Sinfen est un ami.

— C'est un mage noir!

— Nom d'un chien! Oui et alors!!! Tu crois que j'aurais laissé un de nos ennemis prendre soin de toi?!!!

Arcis avait levé la voix et son visage était crispé de colère. Loup regarda son fils avec surprise. Le jeune homme baissa la tête et soupira.

— Désolé papa. Je ne voulais pas crier. Je ne peux qu'imaginer ce que tu as enduré pendant toutes ces années et je comprends ta méfiance envers Sinfen. Mais les choses ont changé à tel point que tu me fasses plus confiance?

—Non mon fils. Ce n'est...

— Attends papa. Laisse moi finir. Sinfen est au delà d'un allié, c'est mon ami. J'ai autant confiance en lui qu'en toi. Sinfen a fait des erreurs. Moi aussi. Il n'y aurait-il que toi ici qui soit parfait?

Le père d'Arcis paressait s'être calmé. Il secoua la tête.

— Beaucoup trop de choses ont changé. Je ne suis plus à ma place dans ce monde. 

— Je n'ai pas dit ça.

— Non c'est moi qui te le dit. Je vais partir fils.

— Arrête papa, tu n'as pas les idées claires.

— Détrompe toi. 

Arcis se leva brusquement, ses lèvres serrées contenaient sa colère et son incompréhension. Il tapa du poing sur la table.

— Mais merde papa, tu ne vas pas encore m'abandonner!

Loup se sentait complètement dépassé. L'énergie qu'il avait utilisé pour survivre pendant ces dix années s'était fané.

— Je suis désolé Arcis. Tu n'as pas besoin de moi. Regarde toi.  Tu as Iria, tu as ton Orombre. Tu es un homme maintenant.

— Je ne te comprends pas, après tout ce que tu as enduré, tu veux nous laisser tomber?!

— Regarde moi! 

Loup écarta les bras dévoilant son corps malingre et malade.

— Regarde ce que je suis devenu! Je ne suis plus rien. Je ne serai d'aucune aide. Je peux à peine me tenir debout. J'ai même du mal à soulever une putain de cuillère!

— Donc tu abandonnes.

— Que veux tu que je fasse?

— Te battre! 

Loup secoua la tête.

— C'est fini pour moi. Je suis désolé.

Une amertume enfouie depuis l'enfance remonta dans l'esprit d'Arcis comme un ruiseau d'acide. Il voulut faire mal à son père autant que lui quand il l'avait abandonné. 

— Maman n'aurait jamais baissé les bras.

Loup eut un léger rictus comme s'il s'attendait à cette attaque. 

— Ta mère était une femme exceptionnelle. Je ne le suis pas.

La porte trembla soudain, on frappait à la porte. Arcis cria:

— Oui! 

Un visage apparut dans l'entrebaillement. 

— Brasn! Repasse plus tard s'il te plaît.

Soudain, Loup se rua vers la porte, il agrippa le nouveau venu et le fit tomber violemment. Il le frappa au visage avec les quelques forces qu'il lui restait.

Arcis se précipta vers son père et le fit reculer comme si c'était un fétu de paille. Loup tomba en arrière.

— C'est lui Arcis, c'est lui!

— Mais de quoi tu parles?! Tu es devenu fou!?

— C'est Grys, l'assassin de ta mère et de ta soeur.

— Mais non c'est Brasn, Grys est mort! Tu l'as tué.

— Je te jure sur la tête de ta mère et celle de ta petite soeur que c'est lui.

— Brasn a été le mari d'Alzebal. C'est pour ça qu'il est là.

— Oui en effet c'est ce qu'il m'a dit avant que je ne lui enfonce ma lame dans ses entrailles.

Arcis se retourna vers Grys.

— Il se trompe Brasn?

— Hélas non. C'est bien moi. Ton père a raison.

Le jeune homme se rua vers Grys et le roua de coups de poings.

— Isslag!

La voix de Sinfen retenti comme un coup de tonnerre. Arcis fut projeté en arrière.

— Que se passe t-il? Tu es devenu fou Arcis?!

Le jeune homme reprit son souffle et parvint à répondre au mage.

— C'est l'assassin de maman et Tylly.

— Balivernes! Jamais Vans nous aurait amené un meurtrier.

Le visage tuméfié, Grys se redressa.

— Sauf si Vans avait senti que ce meurtrier voulait se racheter. 

Sinfen se mordit la lèvre.  Son coeur désirait le tuer sur le champ cependant son esprit sentait que Grys pouvait être un atout contre leur ennemie.

— Tout le monde va se calmer.

— Se calmer?! Cette ordure ne mérite pas la vie! 

— Taisez vous Loup! Sinfen avait pointé du doigt le père d'Arcis. Le regard du mage ne souffrait d'aucune contestation.

— Brasn ou Grys, peu importe son foutu nom, est un atout pour notre combat! Ca ne me fait pas plus plaisir qu'à vous mais je le crois sincère.

Loup ricana.

— J'ai encore moins confiance en un orombre qu'en cet étron puant.

— Papa! Arrête! Ecoutons ce que Sinfen veut nous dire.

— Tu ne vas quand même pas croire que Grys est du bon côté.

— Parce que tu crois que  nous sommes dans un bon camp? Nous sommes tous des tueurs papa.

— Oui mais ce n'est pas notre métier.

— Nous tuons des pères et des mères. nous tuons les enfants de ces pères et de ces mères. T'es tu seulement une fois posé la question?

— Arrête avec tes leçons de vie au rabais fils. Quand tu auras passé dix ans dans des geôles froides, sombres. Quand tu auras mangé des rats cru . Quand tu te sera pissé dessus en entendant arriver tes tortionnaires! Quand on t'auras arraché lentement tes ongles un par un. Quand tu auras entendu les cris de femmes et d'hommes qui supplient qu'on les tue! Chaque jour! Tu m'entends? Chaque jour! Je devais trouver une raison de continuer à vivre. Regarde mes poignets.

Loup tendit ses bras. De profondes cicatrices à peine refermées

— Tu vois ces entailles. C'était il y a deux mois et elles n'ont pas été faite par mes bourreaux. Quand je vous vois tous les deux tenter de trouver des excuses à cette immondice. J'ai envie de vomir.

Les yeux d'Arcis s'humidifièrent. Les souffrance que son père avaient enduré pendant dix ans étaient terribles mais le jeune homme voyait plus loin. Leur monde agonisait et le sauver justifiait même la pire des alliances.

— Je suis désolé papa mais cette guerre va au de là de nos vengeances.

— Ca me navre que tu le penses.

Grys renifla, le sang coulait le long de ses joues et ses lèvres étaient fendues. Il leva la main.

— Puis je interrompre cette terrible tragédie familiale.

Loup se rua vers l'ancien mercenaire en rugissant.

— Je vais te tuer.

Arcis retint son père d'une main. 

—Laisse le parler.

— Mais comment peux tu?

— J'ai confiance en Sinfen.

Le désarroi de Loup se lut dans ses yeux. 

— Je n'ai plus rien à faire ici.

— Ecoutons le.

Grys cracha du sang sur le sol et leva ses bras devant lui.

— Bon voilà ça m'irrite le fessier de le dire mais je suis d'accord avec Loup. A votre place je me serais tué sur le champ. Je ne sais pas grand chose mais ce que je sais, c'est qu'aucun de vous ne sera jamais comme moi. Laissez moi vous aider. Ce que j'ai fais est impardonnable, que je sois encore en vie l'est tout autant. Je suis une insulte sur pied. Je ne peux changer le passé, je ne peux changer ce que je suis mais je peux aider à changer ce monde. Au moindre doute, tuez moi. Je me laisserai faire. Je ne veux qu'une chose la tête de Tyssy, une fois que je l'aurais planté sur un pieu, j'accepterai la mort que vous me donnerai. J'en fais le serment.

— Serment de menteur. C'est sans moi. 

Loup écarta doucement d'une main son fils et s'éloigna.

— Papa. S'il te plait?

— Tu as choisi ton camp.

— Papa, nous sommes tous dans le même camp.

— Non Arcis je suis dans le camp de ta petite soeur et de ta maman. Vous êtes tous tombés bien bas et vous n'avez pas besoin de moi.

— Papa.

— Adieu fils.

Loup sortit de la pièce sans regarder aucune des personnes présentes.

Sinfen s'appreta à parler quand il croisa le regard d'Arcis. Il se ravisa aussitôt. Il n'était pas là pour ajouter de l'huile sur le feu.

Le jeune homme s'approcha de Grys, agrippa sa gorge et serra ses doigts autour de son cou.

— A la moindre entourloupe, je te tue.

Arcis relacha son étreinte et sortit en claquant le porte.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez