Le soleil descendait lentement derrière l'immense forteresse d'Alzebal. Ses remparts crénelés se détachaient sur le ciel rougeoyant et les ombres gigantesques des tours s'étiraient jusqu'aux abords du marais des suppliciés. Les couleurs chaudes du crépuscule contrastaient avec la vase verdâtre et putride dans laquelle pateaugeait le cheval de Lodith. Depuis plusieurs heures, la guerrière chevauchait seule dans le marais. Ses armées étaient restées à Saball, une ancienne cité abandonnée transformée en caserne qui jouxtait ce lieu maudit. Les sabots de son cheval s'enlisaient profondément dans le sol spongieux et l'animal manifestait son mécontentement en hennissant sans discontinuer. Peu de choses dans ce monde était capable d'effrayer la géante mais cet endroit lui glaçait le sang. L'odeur de putréfaction agressait son odorat et à chaque pas une sourde apréhension courrait le long de son échine.
Bien avant qu'Alzebal s'emparent de l'ancienne forteresse des marais. Le roi fou Arsteb Valin avait crucifié des milliers de ces ennemis et de ces amis. Plantées dans la terre humide des marais, peu à peu, les croix alourdies d'hommes, de femmes encore vivants, s’enfonçaient dans la vase. Les malheureux suffoquaient et exhalaient leur dernier souffle dans la fange nauséabonde de ce marécage puant. Depuis lors on racontait que certaines nuits, les suppliciés, s'extirpaient de la vase et erraient sur les étendues désolées à la recherche de proies à entraîner dans les entrailles de la terre.
Lodith donna quelques coups de talons pour faire accélérer sa monture. Elle était épuisée par les deux campagnes de conquête qu'elle venait de diriger. Elle rêvait d'un lit aux draps propres, d'un bain chaud et d'un doux baiser de Tyssy.
Lorsque Lodith atteignit les grandes portes de la forteresse, l'horizon avait dévoré le soleil, laissant des jaspures de lumière dans le firmament. Les gardes la saluèrent avec déférence et crainte. Elle les ignora. Après avoir attaché son cheval dans les écuries, elle parcourut, d'un pas lent et pesant, quelques ruelles avant de traverser la grande place vers le majestueux château blanc. Les gardiens la saluèrent et elle emprunta le long couloir qui menait à la salle du trône, d'où provenait des gémissements de plaisir. Lodith savait ce qui l'attendait. Les corps se mélangeaient à même le sol. Une odeur de sexe emplissait l'air ambiant et Alzebal, nue, au centre de la pièce, près de son trône, caressait les corps de jeunes femmes complètement offertes et dévouées à leur cheffe. Au fond, assis sur une chaise, l'impassible Yulnir aiguisait sa lame sans paraître se soucier de ce qui se passait autour. La guerrière était au courant de ces divertissements mais elle n'en avait cure. Avec Tyssy cela allait au delà du sexe.
— Bonjour ma belle, je vois que tu es bien occupée.
— Général Lodith! Je te croyais morte!
Alzebal sourit et vint embrasser sa compagne.
— Ellène est morte et Le royaume de Timred est à nous.
— Parfait! Leur chateau me plaît beaucoup. Et pour Wald?
— Nous sommes parvenus à tuer un de leurs foutus dragons et l'insupportable roi Gus est mort.
— Tu es un oiseau de bon augure ma douce.
Tyssy caressa la joue de Lodith. D'un revers de la main la guerrière la repoussa et se renfrogna.
— J'ai appris que Loup s'était échappé. Tu n'as rien à voir là-dedans?
Alzebal gloussa.
— Oui j'avoue, j'ai retiré les gardes des geôles.
Lodith ferma les poings tentant de contenir sa colère.
— Mais pourquoi?!
— Tu veux la vérité?! C'est le seul homme qui me fait frissonner de peur et... J'adore ça. Je veux le savoir en vie et en liberté. Regarde autour de toi, personne ici n'est un danger. Je ne crains rien et je n'aime pas ça. J'ai besoin de frissons!
— Si tu as besoin de danger, viens te battre avec moi sur le front!
Alzebal la regarda avec dédain.
— Les petites guerres ne m'intéressent plus. J'aime les grandes batailles épiques.
Lodith sortit une dague à la vitesse de l'éclair et la posa sur la gorge de son amante.
— Et là tu te sens en danger?!
Alzebal sourit et lécha la lame de l'arme.
Lodith rengaina son poignard et souffla d'agacement.
— Tu es trop sûre de toi! Une résistance s'organise, ils sont de plus en plus nombreux. La colère gronde dans les Terres Sauvages et Loup nous a déjà causé assez de problèmes.
— Et toi tu es trop tendue, je t'assure que d'après mes espions, ce ne sont que des soubresauts d'idéalistes en colère. Des insoumis qui se soumettront tôt ou tard. Allez enlève ton armure et vient caresser toutes ces peaux douces.
— Je suis épuisée. Pour le moment je veux un bain et un bon lit.
— Comme tu voudras!
Lodith embrassa sa compagne. Alzebal fit signe à deux femmes allongées qui escortèrent la guerrière jusque dans sa chambre. La pièce était propre et surtout ne sentait ni le sang, ni la terre. La géante se tourna vers les suivantes.
— Comment vous appelez vous?
— Je suis Reba et voici Midia et nous sommes à votre service.
Lodith secoua la tête. Elle aimait plus que tout Tyssy mais parfois ces lubies de pouvoir absolu l'agaçait. La guerrière bourrue avait changé. Les combats et les années l'avaient usée, plus qu'elle ne l'aurait voulu. Son corps souffrait et sa vision de la vie avait évolué. Ces actes étaient motivés par l'amour qu'elle portait pour sa compagne. La géante (bien sûr le fait que sa conscience était inexistante facilitait les choses.) avait perdu le goût du sang mais sa hargne était intact.
Quand Lodith sortit de ses pensées, elle s'aperçut qu'elle était arrivée dans sa grande chambre, sans s'en rendre compte. Les deux suivantes remplissaient la large baignoire d'eau chaude. Elles la déshabillèrent avec beaucoup de mal. Son armure était lourde et complexe à enlever. Quand, enfin, le corps de la guerrière fut révélée, Reba et Midia reculèrent de stupeur. D'innombrables cicatrices sinuaient sur sa peau. Des brulûres profondes Lodith sourit à la réaction des servantes. La guerrière fatiguée glissa dans l'eau chaude. Elle poussa un soupir de satisfaction. Les deux femmes la lavèrent. Le contact des mains douces, sur sa peau élimée par les combats, la détendit. Cela lui changeait des empoignades virils des batailles. Elle se laissa aller et s'assoupit quelques instants. Elle fut réveillée par une caresse sur le front, d'une main qu'elle connaissait bien.
— Tu t'es lassée de tes esclaves?
— Esclaves? J'ai été esclave et jamais je ne traiterais ces femmes comme j'ai été traité.
— Celles qui sont à ton service et qui exécutent le moindre de tes désirs?
— Je les paye ma belle et plutôt bien. Lodith le fléau des Terres brûlées aurait-elle des états d'âme?
— Tu m'as manqué Tyssy mais je suis épuisée donc d'humeur à chercher des noises.
— Arrête avec Tyssy. Elle n'existe plus. Je suis Alzebal.
— Si ca peut te faire plaisir.
— Et je te fais remarquer qu'il y a quelques années, ces femmes, tu les aurais tués sans le moindre remords si je te l'avais demandé.
— C'est vrai, et je le ferais encore. Au fait et tes enfants? Comment vont-ils?
Alzebal serra les poings.
— Les enfants de Grys sont en lieu sûr.
— De Grys? Tu es encore leur mère aux dernières nouvelles.
Alzebal s'éloigna de Lodith, courroucée.
— Pourquoi me poses tu toutes ces questions! Je ne t'ai pas vu depuis deux mois et tu me cherches querelles!
— J'ai l'impression que tu n'as eu qu'un enfant.
Alzebal serra les dents et haussa le ton.
— Ces mioches sont ceux de Grys. Ils sont pareils que lui, repoussants et faibles.
Lodtih eut un sourire moqueur.
— Ce n'est pas moi qui te dirais le contraire mais ils viennent de tes entrailles c'est ton sang.
Tyssy s'emporta.
— Je n'ai eu qu'un enfant! Et Loup me l'a enlevé!
— Et tu l'as relâché. L'assassin de ton fils.
Alzebal pointa du doigt la géante.
— Cesse ce petit jeu Lodith!
— Je ne joue pas, mais toi par contre tu joues avec le feu. Ote moi d'un doute, tu voulais sa mort plus que tout?
— Je voulais qu'il souffre.
— Dix ans dans les geoles, ce n'est pas assez?
— Si je pouvais je l'y laisserai pourrir mille années.
— Et pourquoi ne pas l'y avoir laisser encore alors?! L'ennui? La folie?
— Me traites tu de folle?!!!!
— Je te provoque pour essayer de comprendre ce qui se passe. Tu le sais bien, je te suivrais partout même si je dois y perdre la vie. Pourquoi lui laisser une chance de te tuer?
Tyssy fulminait. La colère déformait son visage.
— Méfie toi Lodith. Ce n'est pas parce que je t'aime que je ne peux te faire occire!
Lodith rit en jetant sa tête en arrière.
— Oui c'est aussi ce qui fait ton charme mais je souhaite bien du courage aux malheureux qui viendraient s'en prendre à moi.
Alzebal pointa du doigt sa compagne et sortit en claquant la porte.
— Et pourtant je t'aime, murmura Lodith avant de se laisser glisser dans l'eau savonneuse de son bain et d'oublier ainsi, quelques secondes, le tumulte de la guerre.