Niché dans les terres escarpées du Nord ouest de Milsden, l'indomptable forteresse de Timred se dressait depuis des centaines d'années face aux vents glacés du nord. Debout sur la vaste terrasse qui jouxtait ses appartements, le regard de la reine Ellène s'évadait vers l'horizon. L'air frais chahutait ses cheveux et rougissait ses joues mais elle y était insensible car, comme elle s'amusait souvent à le répéter à ses frileux enfants, la souveraine avait été élevé "le cul" dans les neiges des Montagnes du Nord.
Le peuple de Timred était un peuple d'artisans fier et laborieux. Le meilleur cuir de Milsden était tanné ici. Leurs peaux, traitées avec des techniques ancestrales, étaient d'une qualité et d'une robustesse inégalables. La reine aimait à flaner dans les ruelles des artisans. Elle humait avec plaisir les odeurs de cuir et de fumée. Depuis plusieurs années, Ellène régnait seule. Son époux le roi Anvid était mort, officiellement, tombé au combat, mais les murmures, qui rampaient dans les couloirs du chateau, susurraient une toute autre histoire. Celle d'un assassinat commandité par la reine en personne. Ellène n'avait jamais démenti car c'était la vérité. Son mari était un homme violent envers elle et ses enfants. Elle avait agi en mère protectrice et en femme rudoyée. Jamais elle n'avait regretté son acte. Le royaume se portait mieux depuis l'absence de ce scélérat couronné.
Son regard se portait à l'horizon, aux portes de son royaume, les échos de la guerre s'amplifiaient. Alzebal la folle tentait de pénétrer sur ses terres. Ellène aurait pu s'affoler car les gens de Timred n'étaient pas des guerriers. Ils étaient braves mais le courage ne suffisait pas face à un tel fléau. Leur armée n'excédait pas une centaine de femmes et d'hommes, bien trop peu pour repousser les hordes sauvages d'Alzebal. La raison de son calme, face à la menace grandissante, se nommait Karvag. Doté d'une intelligence primaire et de la capacité de se rendre invisible pendant un court temps, Ce peuple insectoide vivait dans les cavernes qui serpentaient sous les montagnes de Timred. Ils défendaient le royaume grâce à un éclair de lucidité de feu son époux. Avant sa mort, le roi Anvid fit un pacte avec ces insectes. Ces derniers, affaiblis et chassés par la guerre, cherchaient un nouveau lieu de vie. Anvid les autorisa à utiliser les nombreuses grottes et cavités qui courraient sous les reliefs torturés et à leur fournir de la nourriture. En contre partie les Karvag protégeraient le royaume cependant Ellène n'avait pas confiance en eux donc elle avait éloigné ses trois enfants de Timred.
A l'horizon, une silhouette massive dans les airs la sortit de ses pensées. Elle plissa les yeux. C'était un des majestueux aigles du sud, bien reconnaissable à son plumage blanc. Trois battements d'ailes lui suffirent à atteindre le chateau. Le volatile glatissa bruyamment et lacha au dessus de la terrasse, un petit cylindre en bois qui percuta les dalles aux pieds de la reine. L'aigle s'éloigna. Il n'attendait pas de réponse.
Calmement Ellène ouvrit l'objet qui dévoila un petit morceau de papier roulé et quelques mots griffonnés à la hâte.
"Soumettez vous où vous périrez. Il n'y aura qu'un avertissement"
Votre dévouée Alzebal."
Ellène chiffonna le bout de papier et le jeta par dessus le parapet. La guerre allait commencer. Il fallait qu'elle voit les Karvags.
Une douce voix la fit sursauter.
— Ma reine, votre thé est servi.
Une jeune femme aux cheveux bouclés venait de poser une tasse sur la petite table de la terrasse.
— Layra, tu m'as surpris.
— Toutes mes excuses madame. Tout va bien ma reine?
— Alzebal est à nos portes ma douce Layra.
La jeune femme blêmit.
— Ne t'inquiète pas. Les Karvags sont toujours là.
La reine trempa ses lèvres dans le thé encore fumant. La chaleur du liquide la détendit. Au moment où elle avalait une deuxième gorgée, elle vit le visage de Layra se décomposer.
— Je suis tellement désolé ma reine.
La jeune femme pleurait. Ellène posa sa tasse et la prit par les épaules avec douceur.
— Qu'y a t-il mon enfant?
Les yeux Layra exprimait une profonde détresse.
— Ils m'ont forcé madame. Je vous jure!
— De quoi parles tu?
— Alzebal.
La reine recula d'un pas craignant les paroles qui allaient suivre.
— Qu'as tu mis dans mon thé?
— Ils m'ont promis que je pourrais revoir mes parents.
Ellène vacilla. Sa vue s'était troublée.
— Tu m'as empoisonnée?!
La jeune femme portait ses mains à la bouche réalisant vraiment ce qu'elle venait de faire.
— Je suis tellement désolé. je n'avais pas le choix. Vous ne souffrirez pas ma reine.
Ellène tomba à genoux. Layra sanglotait. D'une faible voix, la souveraine parla.
— Approche mon enfant. Je veux que tu entendes mes dernières paroles.
La servante, accablée par son geste, s'agenouilla et posa une main sur le dos de la reine. Ellène dégaina une dague de sa manche et, d'un geste précis, l'enfonça dans la gorge de Layra.
- Traitresse, tu ne mérites que ça!
La jeune femme, interloquée, tituba et porta la main à sa blessure. Le ruisseau de sang, qui coulait entre ses doigts, empourpra sa robe immaculée. Chancelante, Layra se dirigea vers le balcon et chuta dans le vide, sans un cri, laissant derrière elle le sang de sa trahison.
Ellène se laissa choir dans son fauteuil préféré sur la terrasse, ses longs cheveux bruns glissèrent sur ses épaules. Elle contempla ses montagnes enchanteresses qui se parurent de la lumière dorée du crépuscule et vit des ombres se déverser sur les flancs des reliefs. Les karnags attaquaient Timred. Son royaume périrait mais ses enfants vivraient. Son coeur se serra tandis que sa respiration s'accélerait. Elle ne les reverrait plus.
La reine Ellène versa une larme, la seule de sa vie de femme de poigne. Étincelante au doux soleil du soir, elle épousa sa joue pour en suivre les contours, elle prit son temps comme pour repousser la mort de sa créatrice. Elle s'arrêta au milieu du menton, un instant elle semblât hésiter et elle tomba. La perle de chagrin brilla une dernière fois et disparut, sans bruit, en touchant le sol.
La dernière pensée d'Ellène fut pour ses enfants.
Adieu mes amours.
La reine poussa un soupir. Le dernier. Alzebal avait gagné.