La grande esplanade du chateau de Waald scintillait sous le soleil de midi. Né des larmes d'un ciel nocturne morose, un miroir d'eau s'y était formé et dans son calme reflet, à peine troublé par des rides provoquées par une douce brise fraîche, les nuages dansaient un ballet gracieux.
De grandes ombres sombres troublèrent la quiétude des lieux. A leurs approches,des bourrasques violentes agitèrent l'eau stagnante et des grondements bestiaux chassèrent le silence de l'esplanade. Plusieurs voix s'élevèrent pour crier les mêmes mots.
— Les voilà!
***
— Ils sont encore à nos portes Seigneur Gus.
Un petit homme, totalement glabre vêtu d'une tunique ocre, marchait d'un pas assuré vers le fond d'une grande pièce, au plafond très haut. Il enjamba nombre d'hommes et de femmes qui se reposaient en attendant la prochaine échauffourée.
Debout, devant une table en bois, les yeux plongés dans un parchemin qui en recouvrait des dizaines d'autres, le roi Gus redressa la tête. Sa longue chevelure indomptable, aussi brune que l'écorce d'un arbre millénaire, tressaillit à peine. Sa barbe parfaitement taillée tranchait avec ses cheveux hirsutes. Sa stature imposante forçait le respect mais c'était son regard saphiréen empreint de bienveillance et de chaleur qui captivait l'attention. Il réchauffait les corps et les âmes fatigués par des mois de guerre. D'un simple clin d'oeil, le souverain de Waald redonnait de l'espoir et du courage à ceux qui l'avaient égaré sur le champ de bataille ou dans le fond d'une chopine de bière.
Dans la salle principale du chateau, les trônes du Roi et de la Reine avaient été détruits. Gus, souverain atypique, abhorrait tout signe ostentatoire de pouvoir. Il refusait de siéger sur un piédestal qui l'aurait placé au dessus des gens de Waald. La pièce, vaste et lumineuse, reflétait sa personnalité simple et directe. Loin du faste et de la décadence, elle était décorée avec goût et sobriété. Des tentures de laine aux couleurs chaudes ornaient les murs, racontant de fil en fil des récits de batailles épiques et des scènes de bravoure, rendant hommage aux héros du royaume. Au centre de la pièce, deux sculptures monumentales, représentant des dragons aux ailes déployées, semblaient prendre vie, prêts à s'envoler vers les cieux. Gus prônait l'égalité. Chacune et chacun était libre de s'asseoir autour de la grande table du chateau et de participer aux grandes décisions du royaume.
Le rire du roi retentit soudain, réchauffant l'atmosphère.
— Qu'ils viennent ils seront bien accueillis! L'hospitalité Waldienne est réputée au de-là des mers. Nous ne céderons pas face à cette salope d'Alzebal!
— Gus.
Une femme vêtue d'une robe blanche immaculée franchit le seuil de la salle. Ses longs cheveux blonds caressaient ses épaules et tressautaient à chacun de ses pas gracieux. Sa seule présence suffisait à ramener le calme dans le chaos. L'azur intense de ses yeux, rivalisant avec l'eau des fjords du royaume, était à l'origine des murmures qui couraient dans les méandres du château. Lylly de Wald, était née dans le lac glacial de Waald, fruit de l'étreinte d'un dragon et de la déesse de l'eau Paand. La reine s'amusait beaucoup de ces histoires contées au coin du feu alors elle n'avait jamais démenti.
— Ma tendre Lylly. Je m'emporte, je m'emporte mais cette femme m'insupporte!
La reine tempérait le caractère impétueux de son époux. La guerre durait depuis près d'un an et les troupes du royaume avaient repoussé de multiples assauts avec une armée bien moindre en nombre que celle d'Alzebal. Waald possédaient certes des guerriers farouches mais c'était insuffisant pour remporter autant de victoires. Sans leurs deux meilleurs combattants, Alzebal aurait déjà déposé ses malles dans la cour du château. Elles se nommaient Zéphir et Brise et quand elles planaient au-dessus du champ de bataille, les ennemis brûlaient en hurlant. Rien ne résistaient aux dernières dragonnes de Milsden.
— Elle est tenace cette vilaine femme!
Gus regarda sa femme attendant son approbation sur ses paroles. Lylly sourit. Elle aimait
— Tu vois quand tu veux.
— Je me sens d'attaque aujourd'hui, allons guerroyer ma douce!
— Allons montrer à cette salope d'Alzebal. La reine lui fit un clin d’œil. Qu'elle ne nous prendra pas notre liberté!
Le roi Gus rit bruyamment. Tous deux revêtirent une armure légère apportée par deux jeunes femmes.
Argentée pour la reine.
Noire pour le roi.
Gus prit son épée et la soupesa. Une lame forgée, il y a fort longtemps dans un métal inconnu. La poignée ornée de deux dragons finement sculptés témoignait de la finesse et du savoir-faire de son artisan. Il la tenait de son père.
— J'ai beau la contempler tous les jours, je ne me lasse pas de sa beauté, je ne crois pas avoir vu plus belle arme que cette épée.
— Moi si.
Avec un sourire malicieux, Lylly contemplait sa propre lame qui étincelait, une arme légère et aussi tranchante que ses paroles. Gus sourit et rengaina son épée dans son fourreau.
— Sonne le cor Ciaric.
Un jeune homme au visage imberbe et aux cheveux noirs broussailleux se précipita vers la fenêtre sur laquelle était installé un grand cor. De ses fines mains il s'empara de l'embout de l'instrument et souffla de toutes ses forces à l'intérieur. Un son puissant, comme un appel, retentit dans tout le royaume de Waald. Ce cor était un instrument massif construit avec un cuivre aux reflets chatoyants. Un instrument légendaire que l'on disait poli par le feu puissant d'un dragon millénaire. Le son était prodigieux et on l'entendait à des kilomètres à la ronde.
— Allons y Lylly!
— Après toi très cher époux.
Roi et reine descendirent les escaliers qui menaient vers la sortie. Deux chevaux les attendaient patiemment. Halion l'étalon blanc dont la robe immaculée scintillait au soleil et à ses côtés Hyla la jument au pelage d'un noir aussi intense que la plus obscure des nuits. Inséparables comme leurs cavaliers, leur loyauté n'avaient d'égale que leur bravoure. Enserrant leurs brides, un homme se tenait, la tête haute, debout à leurs côtés. Vêtu d'une armure de cuir usée par les combats, ses longs cheveux gris encadraient un visage marqué de plusieurs cicatrices. Dans ses yeux sombres se lisaient les récits de mille batailles et malgré le souvenir vivace de tous ses camarades tombés, une flamme brillait encore. Cette lueur d'humanité dans le regard, que de nombreux combattants perdaient dans la cruauté de la guerre.
— Merci Hewvin!
Le roi Gus considérait Hewvin comme un frère. Il se connaissait depuis l'enfance et avait une confiance aveugle en lui. C'était un formidable guerrier. Blessé à la dernière bataille, Gus lui avait interdit de bouger. Hewvin s'était résigné à préparer les chevaux et à recevoir les nombreuses missives du roi.
— Bonne chance!
Gus lui fit une petit signe de la main et les époux partirent au galop vers le front. Les nuages se disputaient avec le soleil. Les grands champs verdoyants de Waald étaient devenus arides et la terre abîmée était devenue ocre de sang et dur comme la pierre des montagnes du Nord. La bataille faisait rage.La tactique des troupes de était simple mais efficace, ils empêchaient l'armée d'Alzebal d'avancer et les dragons faisaient le reste. Tandis que Gus et Lylly galopaient, ils virent une ombre grandir sur eux. Les dragons étaient là. Zéphir et Brise, les deux derniers de leurs espèces. Leurs immenses ailes battaient l'air avec une puissance inouie créant un vent violent qui fouettait les visages des combattants. Leurs écailles noires scintillaient sous les rayons du soleil et leurs épines acérées et venimeuses étaient prêtes à embrocher quiconque s'approcherait trop près. Leurs yeux, aussi rouges que la lave d'un volcan, fixèrent les deux cavaliers. Soudain leurs rugissements assourdissants déchirèrent l'air, la terre trembla. Gus rit en levant son épée mais un cri bestial de douleur retentit soudainement au dessus d'eux. Zéphir venait de s'écraser au sol dans un nuage de poussière, transpercée par une flèche gigantesque. Brise rugit, le sol vibra de sa colère. La dragonne plana, l'attaque fut fulgurante et les archers n'eurent pas le temps de recharger leur baliste. Le souffle ardent du dragon s'abattit sur le champ de bataille, incinérant tout sur son passage. Les flammes dansaient dans sa gueule béante. Au milieu des troupes d'Alzebal, un brasier s'élevait en même que les cris de douleurs des combattants.
Lylly et Gus se regardèrent, l'inquiétude se lisait sur leurs visages pourtant ils ne pouvaient faire plus marche arrière. Le front n'était plus qu'à quelques mètres. Les hurlements de rage des mercenaires d'Alzebal s'élevaient dans la poussière. Les souverains rentrèrent dans la mêlée de plein fouet, les chevaux ruèrent et envoyèrent plusieurs guerriers Ourzes valdinguer dans les airs. Rapidement Lylly et Gus sautèrent de leurs montures, laissant Hyla et Halion s'échapper de ce chaos. La reine, galvanisée par son envie de venger la blessure de Zéphir, virevolta entre les guerriers. Sa lame semblait ne faire qu'un avec son bras. Sa rapidité était légendaire et sa grâce, hypnotisait ses adversaires. Son épée trancha dans la chair de ses ennemis sans aucune pitié. Insaisissable et intraitable, elle se transforma en véritable furie. Gus, tout sourire, dansait auprès de sa femme. Un ballet sanguinaire. Ensemble ils étaient redoutables. Leurs lames tournoyaient, esquivant et frappant. Le dragon enragé planait au dessus d'eux cherchant à carboniser ses adversaires sans brûler ses amis. Dans le tumulte de la bataille, Gus et Lylly ne s'apercurent pas qu'une mêlée plus puissante que les autres les avaient séparé. Le roi se retrouva isolé au milieu de l'armée d'Alzebal sans soutien. Lylly chercha son époux du regard quand elle entendit brusquement un hurlement plaintif. Zéphir venait de mourir. Les yeux de Brise devinrent noirs et elle poussa un cri dans lequel se mêlait le désespoir et la colère. La dragonne s'éleva des airs à une vitesse impressionnante. Lyly sut ce qui allait se passer, sous un stress violent les dragons perdaient tout contrôle. On appelait cet état, la rage de sang. Ils devenaient incontrôlable et mieux valait ne pa se trouver sur son chemin.
Le roi ne se rendit pas compte de la tragédie qui venait de se produire. Il faisait front face à un rempart d'adversaires. Lylly vit son époux et se fraya un chemin parmi les corps inertes pour le soutenir. Dans son dos une ombre grandit. Elle sentit la puissance des ailes de l'animal passer au dessus d'elle et en une fraction de seconde elle comprit.
— Gus!!! Hurla t-elle.
Celui-ci fit volte face, il souriait comme toujours puis en levant les yeux vers le ciel, il vit Brise. Son sourire s’effaça. Il regarda son épouse. Cernée par les guerriers, sans échappatoire, Gus ne pouvait que regarder la mort voler vers lui. La reine agita les bras en hurlant.
— Brise! Non!!!!!
La dragonne n'entendait pas les cris de sa reine, elle était ivre de sang et de rage. Le roi regarda son épouse, il lui sourit, ce sourire qu'elle aimait tant. Dans le vacarme Lylly n'entendit pas les dernières paroles de son bien-aimé mais elle les lut sur ses lèvres.
Je t'aime ma reine.
Le souffle du dragon le vaporisa et portée par les vents du nord, ce fut en poussière qu'il toucha une dernière fois le visage de son épouse. Un baiser de cendres.
Lylly tomba à genoux et elle ferma les paupières.
Brise se posa près de Zéphir et se blottit contre elle.
L'armée d'Alzebal s'était repliée. La pluie martela le sol meurtri, tuant les derniers brasiers. Seules demeurèrent, sur les visages usés par la guerre, des larmes de tristesse.
La reine resta agenouillée, immobile et silencieuse. Des dizaines de guerrières et de guerriers se tenaient immobiles autour d'elle. Le silence était pesant, douloureux, brisé seulement par le murmure du vent. Hewvin ne tarda pas à rejoindre Lylly. Il n'osa pas s'approcher. Certaines douleurs se vivaient seuls. Il s'agenouilla derrière elle à quelques pas puis tous les guerriers mirrent un genou à terre. Ainsi quand la pénombre vint, de ses bras obscurs, entourer la reine, toutes et tous se levèrent et cheminèrent vers le chateau de Waald. Le coeur lourd de chagrin, les épaules alourdit de tristesse.
Le roi Gus était mort.
***
Le lendemain aux premières lueurs de l'aube. Un chant monta dans les airs, comme une brise tournoyante. Un chant de mort, de tristesse car ce jour était celui du deuil. Celui du roi Gus. Celui de tout un peuple. Il n'y avait pas de corps à enterrer. L'air serait son tombeau et le vent l'écho de ses rires, à tout jamais.
Du haut de la tour Nord du château, Lylly chantait sa douleur.
La brise de Waald murmure sur nos tombes,
Les pleurs ruissellent sur nos ombres.
Le monde a succombé
Les oiseaux ont cessé de chanter
Dans les ruines de nos cités,
Seuls les fantômes sont restés.
Nos rires ont été oubliés,
Et nos cœurs ne font que trembler.
Oh, Royaume de Waald, pleure sans cesse,
sur les cendres de notre passé.
Chante une mélodie de tristesse,
Pour abriter nos âmes brisées.
Un jour l'espoir renaîtra,
Et la lumière percera les ténèbres.
Jusqu'à ce jour, tu pleureras,
Pour ce monde funèbre.
Le peuple de Waald se recueillait à genoux sur la grande place. Toutes et tous partageaient le désarroi de la reine. Des profondeurs de la forêt monta alors un cri déchirant de douleur. Brise rugissait son désespoir. Dans la nuit, elle avait brûlé la dépouille de son amie et l'avait regardé se consumer jusqu'à que ce que ses cendres se mêlent dans le vent à celles de Gus. Quand la rage de sang l'eut quitté, elle prit conscience qu'elle avait tué son roi tant aimé, son ami. La culpabilité la rongeait et le vide avait creusé son nid dans tout son être. Ses forces l'abandonnait. Brise voulait mourir.
Lylly s'arrêta de chanter. La reine tomba à genoux. Sa voix se perdait dans la profondeur de sa peine et les lamentations de Brise achevaient de briser son coeur. Lylly ne pleura pas, Gus ne l'aurait pas voulu pourtant un ruisseau de larmes se déversait en elle. D'un pas à peine perceptible, Hewvin, le visage marqué par le chagrin, avait grimpé les deux mille marches de la Tour Nord afin de retrouver sa reine. Sa gorge se serra quand il la vit prostré sur le sol. Avec une délicatesse infinie et révérence profonde, il posa une main réconfortante sur l'épaule de Lylly.
— Mon amie, j'ai tant de peine pour toi.
La souveraine se redressa avec grâce, elle serra avec douceur la main de Hewvin et le regarda avec émotion.
— Et j'en ai pour toi car il était ton meilleur ami.
Oubliant les conventions royales, il prit Lylly dans ses bras et la serra comme une soeur. La reine ne se déroba pas. Ils restèrent de longues secondes ainsi, se demandant l'un et l'autre comment ils allaient continuer à vivre sans Gus de Waald. Hewvin fut le premier à rompre le silence. Il prit la parole avec gravité.
— Lylly, tu sais que je pleure de toute mon âme ton mari et je le pleurerai jusqu'à mon dernier souffle.
— Je le sais Hewvin.
— Alors ne me juge pas trop sévérement sur ce que je m'apprête à te dire mais à part moi. Personne n'osera.
La reine s'éloigna vers la fenêtre de la pièce. Sa voix
— Je le sais mon ami. Je ne le sais même que trop bien mais, vois tu?
Elle s'interrompit une seconde et Hewvin entendit le désarroi dans sa voix. Après avoir inspiré profondément, elle reprit
— Je sais ce que dois faire mais je ne sais pas comment. Pour la première fois de ma vie, je ne vois devant moi que ténèbres et doutes.
Lylly baissa la tête vers le sol. Hewvin s'approcha. Son coeur s'accéléra car il s'apprêtait à rompre ses instants de deuil. Il craignait d'offenser la reine mais l'urgence de la situation ne souffrait d'aucune pause quand bien même le chagrin était immense. Il se lança en espérant trouver les mots qui ne blesseraient pas Lylly.
— Les armées d'Alzebal vont revenir. Gus est mort, nous avons perdu un dragon et je ne sais pas si Brise se relèvera de sa culpabilité. Si la prochaine attaque d'Alzebal ne nous achève pas, celle d'après nous réduira en poussière. Il faut agir maintenant.
— Je ne sais pas. Tout se brouille dans mon esprit.
— Tu sais que je donnerai ma vie pour mon royaume. Une résistance s'organise dans les Terres Sauvages. Il nous faut des alliés.
— Gus aurait détesté cette idée.
— Sans t'offenser, à présent, c'est la reine Lylly qui dirige ce royaume. Alors fais le à ta façon. Gus aurait sans doute détesté cette idée en effet mais il n'aurait pas voulu que tu te caches derrière lui en son absence.
La reine fit volte face et plongea son regard azur dans les yeux de Hewvin. Le ton de sa voix se fit plus ferme.
— Et depuis quand un simple guerrier...
— Je suis désolé ma...
Lylly leva la main pour le faire taire.
— fait preuve de plus de bon sens qu'un roi. Quelle est ton idée mon ami?
Hewvin expira avec bruit.
— J'ai un contact dans la résistance. Un jeune homme.
— Comment se nomme t-il?
— Arcis.