10. Étranger (partie 1)

Les trois Elfes durent encore attendre longtemps avant l’arrivée de la fameuse Jamila et Kalan en profita pour se reposer. Il ferma les yeux sur l’obscurité, peu à peu assailli par le sommeil et malgré sa position assise, il somnola. Il se réveilla brusquement alors qu’il tombait sur le côté. Il eut un hoquet de surprise et s’amortit avec les bras.

— Tout va bien ? demanda la voix de Touma. Que s’est-il passé ?

— Rien, rien du tout, grommela Kalan.

Quelques instants plus tard, il ajouta, irrité :

— Tu crois que je ne t’entends pas pouffer, Ness ?

Ce dernier laissa éclater son rire.

— Désolé, désolé, je sais bien que tu as versé en t’endormant.

— Tu essaies de passer pour le gentil des frères, mais tu es le plus méchant. Se moquer d’un pauvre malheureux pris d’une crise de sommeil ! Tu devrais avoir honte ! le gronda Kalan en exagérant son ton plaintif.

— Oh, mais je suis mort de honte, rassure-toi ! Je suis d’ailleurs prêt à porter le lourd poids de la culpabilité, si ça me permet de t’embêter ! 

— Aaah la Terre-Mère me vienne en aide ! Aucune compassion chez mon chevalier Moudugenou.

— Et moi je trouve mon Seigneur Enflammé bien éteint !

Les deux frères continuèrent à se taquiner discrètement jusqu’à ce qu’une lumière venue du plafond inonde le tunnel. Ce changement apparut comme une brutalité indécente à leurs pupilles après l’éternité passée dans l’obscurité. Kalan ne voyait rien, mais il entendit une voix chantante leur annoncer :

— Désolée pour l’attente, vous pouvez monter, la voie est libre.

Kalan ne se précipita pas sur les barreaux de l’échelle de peur de rater une prise. Il attendit sagement que ses deux camarades passent devant. Une fois arrivé en haut, il découvrit une salle éclairée par des fenêtres en hauteur. L’espace semblait servir à ranger du matériel. Une table avait été poussée pour libérer un tapis qui recouvrait la trappe donnant sur le tunnel. Kalan dut cligner encore quelques fois des paupières pour distinguer clairement le visage de l’Hypnotique qui devait être Jamila. Ronde, le visage tendre, elle les regardait de ses yeux marron-rouge avec bienveillance. Elle avait de longs cheveux bordeaux nattés et la partie supérieure de son front était jaune. Kalan nota que cette zone colorée était au moins trois fois plus petite chez Jamila que chez Wakami. De plus, elle ne prenait que son front, alors que Kalan avait observé un prolongement de bleu descendre en finesse au niveau des pommettes de l’Hypnotique arrogant. Il y avait autant différence entre ces deux Elfes qu’entre Kalan et Ligoth qui pesait bien le double, voire le triple, de son poids.

— Touma, je ne m’attendais pas à te voir arriver avec deux inconnus, commenta l’aubergiste.

— C’est un hasard, je les ai rencontrés chez Boyld, expliqua la Cornide.

— Oh, je vois, vous êtes de nouveaux arrivants alors. Bienvenue ! Je m’appelle Jamila. Où sont Ligoth et Wakami ? Il leur est arrivé quelque chose ?

— Ne t’en fais pas, Wakami a un peu tiré sur la corde et a dû se reposer une journée de plus. Mais nous ne voulions pas attendre, j’aimerais rentrer au plus vite.

— Je vois. Que vous est-il arrivé ? Wakami n’a pas été obligé de blesser quelqu’un, j’espère ? demanda Jamila d’une voix inquiète.

— Non, je t’assure, tout va bien. Nous en parlerons plus tard, occupe-toi déjà de ces deux nouveaux, demanda la Cornide.

— Touma a raison ! s’exclama l’aubergiste en portant les mains à son visage. Toutes mes excuses, l’inquiétude m’a fait oublier la politesse. Je suis ravie de vous accueillir en territoire libre. J’avais déjà préparé deux chambres dans l’attente de voir mes amis arriver, mais puisque vous êtes là en premier, je vais vous installer dans l’une d’entre elles.

— Pour ma part, je ne resterai que le temps de prendre le bain dont j’ai grandement besoin, annonça Touma. Les garçons, si vous souhaitez cheminer avec moi, sachez que je ne resterai pas là cette nuit, mais je veux bien vous attendre le temps d’échanger avec Jamila. 

— Bien, on va en profiter pour se baigner et se reposer dans la chambre proposée par Jamila si c’est possible, suggéra Nessan.

— Oui, bien sûr, confirma l’aubergiste. Touma, tu connais le chemin. Je vais refermer le passage et je vous montrerai vos chambres, les nouveaux. Comment vous appelez-vous ? Je vous conseille d’employer vos vrais noms, personne n’est à votre recherche et comme vous êtes venus à deux, vous risqueriez plutôt de vous emmêler les pinceaux et d’avoir l’air suspects avec des noms d’emprunt.

— Je m’appelle Nessan et voici mon frère Kalan. Merci de nous accueillir. Au premier abord, tu ne ressembles pas à Boyld et Turg de l’autre côté du tunnel.

— Tu as surement raison. Je ne connais que vaguement Boyld et je ne sais pas avec qui il travaille exactement, seuls quelques Elfes viennent me demander l’accès au tunnel en son nom. Ma mère qui tenait l’auberge avant moi le connaissait mieux et c’est par son biais que je l’ai rencontré. J’ai pensé à lui lors de la construction du tunnel, d’une part pour sa réputation vis-à-vis du respect de l’intimité, d’autre part pour l’emplacement de son auberge. Allez, ne trainons pas, je vais ranger la pièce et vous conduire à vos chambres.

Kalan fut surpris en réalisant que derrière son air innocent se cachait une rebelle allant à l’encontre des lois. Jamila n’était pas seulement la complice des deux autres malotrus, elle avait même pensé le projet du tunnel. Elle devait avoir de bonnes raisons, n’ayant pas l’air faite du même bois que leurs deux magouilleurs. Sans vraiment la connaitre et malgré qu’elle soit Hypnotique, Kalan eut de la sympathie pour l’aubergiste. Les jumeaux la suivirent jusqu’à l’étage où se trouvaient les chambres. Lorsqu’ils ouvrirent la porte, ils tombèrent des nues : la pièce était magnifique. Rien d’exubérant, simplement de jolis meubles et des parures de lits brodées. Ils examinèrent la pièce, bouche bée. Ils furent encore plus surpris de découvrir une salle de bain dont l’eau coulait en continu dans une gigantesque baignoire.

— Cela évite de devoir changer l’eau, leur expliqua Jamila en voyant leur regard surpris. C’est un système ingénieux qu’un Elfe a installé dans diverses bâtisses. Grâce à la pression, l’eau circule dans des canalisations. Il y a des filtres à nettoyer régulièrement, c’est le seul inconvénient. Cette eau provient de la Cascole, la rivière la plus proche.

L’eau de la rivière ? Kalan y plongea un doigt.

— Mais elle est chaude ?! s’étonna-t-il.

— Oui, il y a un système de réservoir et de chauffage.

— C’est magnifique, on ne s’est pas lavé correctement depuis des lustres, se réjouit Kalan.

— Ça, tu n’étais peut-être pas obligé de le préciser à Jamila, remarqua Nessan.

— Parce que tu crois qu’elle ne le sent pas ? ironisa Kalan. Je n’ose même pas imaginer la tête qu’on fera en remettant nos vêtements puants !

— Laissez vos habits derrière la porte, je reviens dans quelques instants et je m’en occuperai pendant que vous vous lavez, proposa Jamila. Je n’ai pas de clients à servir, je me ferai un plaisir de vous aider en sachant que vous profitez un peu de mon auberge. J’ai conscience du périple qui vous attend.

— Merci infiniment, on ne voudrait pas abuser de ta gentillesse, se gêna Nessan.

— Pour ma part, j’aimerais que vous preniez le temps de savourer la tranquillité de ma jolie chambre et que vous puissiez prendre un bon bain.

— Tu vois qu’elle a remarqué l’odeur ! se moqua Kalan.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, balbutia Jamila, le rouge aux joues.

— Ne t’inquiète pas, il le sait très bien. Il aime bien dire des bêtises, il ne faut pas l’écouter, lui assura Nessan.

Kalan lui répondit par un clin d’œil. Elle leur sourit, hocha la tête et sortit le temps qu’ils se déshabillent.

— Bon, vu que la baignoire a la taille de bains publics, je te propose qu’on partage la place, avança Nessan.

— Ça me convient parfaitement, mais je te préviens, pas de jeux dans l’eau, ce serait mal venu, avertit Kalan.

— Et c’est toi qui me dis ça ? Je crains le pire.

Kalan lui répondit par un rire machiavélique. Il était en réalité bien trop content de se détendre dans l’eau chaude pour penser à embêter son frère. La décontraction et la fatigue l’apaisèrent rapidement. Avant de réaliser qu’il s’endormait dans leur bain, Kalan fut réveillé en sursaut en buvant la tasse. Nessan éclata de rire.

— C’est ta journée ! s’exclama-t-il. Je suis étonné de te voir à court d’énergie, c’est si rare ! Tu devrais filer au lit et dormir un peu.

— Tu as raison, ça ne me ressemble pas. Je ne me suis pas remis des deux intrusions de Wakami ni de mes insomnies. J’y vais avant de me noyer bêtement.

Il sortit et se sécha avec l’une des serviettes laissées à disposition. En regagnant la chambre, il remarqua que Jamila avait emporté leurs vêtements. Il s’enroula nu dans les douces couvertures et s’endormit à l’instant où il ferma les paupières.

Il se réveilla de lui-même lorsque Nessan rentra dans la chambre. Leurs habits avaient apparemment eu le temps de sécher. Son frère sourit en remarquant ses yeux ouverts.

— Tu te réveilles pile au bon moment ! Touma m’a averti qu’on reprendrait bientôt la route. Tu te sens prêt ?

Kalan s’étira de tout son long, se tortilla dans son lit puis se leva. Il avait retrouvé toute sa fougue.

— Je me sens frais et en état d’affronter de longues heures de marche en plein soleil, déclara-t-il. Et toi, tu as pu te reposer ? 

— Oui, mais j’étais moins fatigué que toi. J’en ai profité pour endurcir mes barrières mentales, comme nous l’a appris Ligoth.

— Je devrais le faire aussi durant notre trajet, réalisa Kalan.

Il commença à s’habiller pendant que Nessan continuait la discussion.

— Tu auras le temps, le trajet jusqu’à Réonde durera une petite semaine. Touma m’a dessiné un rapide croquis du parcours, on va descendre en direction du sud avec elle, jusqu’au bourg de Geld. Là, nos chemins se sépareront et on continuera seul jusqu’aux faubourgs de Réonde pour trouver un propriétaire qui nous embauchera.

— Et c’est là qu’on embarquera pour des journées répétitives et ennuyeuses, j’imagine, soupira Kalan. Le début de cette aventure m’a donné envie de parcourir le monde, pas de me vendre à un parfait inconnu.

— Je te comprends, ça ne m’enchante pas non plus. J’essaie de me rappeler que ce ne sera pas pour toute notre vie, ensuite, on fera comme bon nous semble. Touma m’a quand même recommandé d’être patient pour rembourser notre dette, le travail demandé par les propriétaires est colossal et on devra boire de l’Indigo pour tenir le coup. Je ne la sentais pas très optimiste, mais elle ne voit pas de meilleure option pour nous. Elle m’a également mis en garde contre l’Indigo, ses effets sont surprenants, mais plutôt méconnus, voire mauvais, à long terme. Elle voulait que je te passe le message.

— Je me doutais bien qu’on allait morfler, grogna Kalan.

Il enfila sa chemise qui sentait la lavande et prit son sac de voyage. Ils descendirent rejoindre Touma à la salle à manger. Quelques Elfes de différentes races étaient également installés aux tables voisines.

— Vous êtes là ! les accueillit la Cornide. Bien, Jamila tient à nous offrir un repas avant le départ, ensuite nous prendrons la route. Nous n’atteindrons pas le prochain village avant une journée de marche, nous dormirons donc dehors cette nuit. J’ai laissé ma tente à mes camarades, mais il me semble que vous en possédez une ?

Les frères opinèrent de la tête.

— Parfait. Nous dormirons principalement à l’extérieur des villages, cela nous évitera les questions gênantes et les gardes patrouillent rarement en dehors des lieux d’habitation durant la nuit.

Jamila leur apporta trois assiettes et un pichet d’eau. Une fois leur repas terminé, Kalan remercia vivement l’aubergiste pour toutes ses attentions.

— Avec plaisir, lui sourit-elle. Je suis touchée par les gens qui font ce que vous faites. Je sais que vous allez endurer des épreuves difficiles et je ne peux rien faire pour vous, si ce n’est vous offrir le confort de mon auberge ici et maintenant.

Les jumeaux furent émus par son empathie, un peu inquiets aussi, et la remercièrent encore une fois. Touma leur sourit, salua Jamila et se leva.

— En route, nous avons déjà perdu assez de temps.

Les deux frères la suivirent jusqu’à la sortie de l’auberge, mais avant d’atteindre la porte, une voix tonitrua :

— Sale traitre, sale Ceinturiote !

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Phémie
Posté le 27/10/2024
Ce petit moment de détente et de repos tombe à pic, pour le lecteur également. Le confort de la chambre, le tempérament agréable de Jamila, tout tranche avec l'ambiance de l'auberge de l'autre côté et nous permet de rire avec les jumeaux l'esprit tranquille avant que les ennuis ne reprennent... Mention spéciale à la baignoire de rêve, l'eau de rivière qui arrive en continu à la température idéale, j'avoue que j'en veux bien une comme ça !

Les petites remarques et suggestions :
- "je sais bien que tu as versé en t’endormant" -> je ne connaissais pas cette expression amusante, je ne crois pas qu'elle soit employé vers chez moi (mais j'ai cru voir passer un "septante" dans les premiers chapitres donc on n'est pas dans le même coin ;) ). Pas gênant du tout, le sens est transparent, sauf peut-être si tu veux une écriture un peu "universelle".
- "chevalier Moudugenou" et "Seigneur Enflammé" -> pas de majuscule à chevalier mais majuscule à seigneur, à uniformiser ?
- "Une table avait été poussée pour libérer un tapis qui recouvrait la trappe donnant sur le tunnel" j'ai relu deux fois, phrase un peu compliquée peut-être

Sinon au niveau du rythme, première et dernière partie du chapitre au top comme d'hab, mais le long dialogue lors de l'arrivée dans l'auberge pourrait peut-être être garni de quelques phrases de contexte/description entre deux tirades, par-ci par-là. (Entre "Touma, je ne m’attendais pas à te voir arriver avec deux inconnus" et "Allez, ne trainons pas, je vais ranger la pièce et vous conduire à vos chambres.")
ANABarbouille
Posté le 27/10/2024
Merci pour ces retours je vais revoir ces passages :D c’est vrai que le septante ça m’a grillé hahaha (qui sait un jour ça sera universel dans le monde francophone:P)
Phémie
Posté le 27/10/2024
Franchement ça serait pas idiot, beaucoup plus intuitif et plus rapide à dire quand on compte (c'est toujours quand on arrive là qu'on s'embrouille!) Quand on aura fini de militer pour toute les autres causes plus importantes ;)
ANABarbouille
Posté le 27/10/2024
Hahaha t’inquiète pas chaque suisse qui croise un.e français.e se trouve tout à coup très militant pour ces questions là !
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