10. Étranger (partie 2)

— Sale traitre, sale Ceinturiote !

Frappés de stupeur, Kalan et Nessan se figèrent et tournèrent la tête vers l’Elfe qui venait de parler. Il s’agissait d’un Hypnotique qui bavardait bruyamment avec un de ses semblables. Aucun d’eux ne prêtait attention aux jumeaux et ils semblaient simplement plaisanter entre eux, un sourire fendant leurs visages. Touma attrapa les deux frères et les tira à l’extérieur.

— Ne prêtez pas attention, le terme de Ceinturiote est devenu un quolibet pour certains Elfes du territoire libre, voire une insulte, leur murmura-t-elle tout bas. Je suis désolée que vous deviez subir ça, mais tâchez d’ignorer ce genre de bêtises de votre mieux.

Kalan était déboussolé, réalisant que lui et les siens étaient au centre de plaisanteries de mauvais gout ou pire encore, d’échanges acerbes. Son cœur se serra à cette idée. Les Ceinturiotes, de sales traitres ? Le jeune Sombre savait que ses semblables pouvaient être confondus avec les Elfes de la Zone, mais les Ceinturiotes collaboraient avec le territoire libre et n’avaient rien fait pour mériter ces insultes ! Allait-il souvent entendre ce genre de remarques blessantes ? Pourrait-il se retenir de laver l’honneur des siens ? Caspis, le village, semblait pourtant accueillant, avec les trois races d’Elfes qui coexistaient entre elles. Kalan remarqua cependant que le centre du village était occupé par les Hypnotiques et les Cornides, tandis que la périphérie abritait plus de Sombres. Nessan lui tapota l’épaule et lui sourit, l’incitant à se relâcher. Les deux frères n’étaient pas venus là pour faire changer l’avis qu’on portait aux Ceinturiotes, ils avaient un objectif précis et Kalan tenta d’oublier les paroles de l’Hypnotique. En sortant des habitations, il réalisa à quel point ils étaient éloignés des montagnes. Montet était bâti au pied de la chaine des Cerlanfes et même si Verdeau était déjà en plaine, les monts semblaient constamment proches d’eux. Les deux jours passés dans le tunnel les avaient fait rejoindre le centre de la plaine. S’il apercevait les crêtes douces des Cerlanfes, elles paraissaient minuscules. À l’opposé, il distinguait la chaine des monts Mohars se détacher de l’horizon, leurs neiges éternelles étincelant à leur sommet malgré la chaleur de l’été. Ces montagnes-là étaient deux fois plus grandes que celles de la Ceinture. Ce paysage inconnu rappela d’autant plus à Kalan son statut d’étranger, clandestin qui plus est. Jamais les Cerlanfes n’auraient dû être si éloignées. Jamais il n’aurait dû découvrir l’auberge de Jamila. Jamais il n’aurait dû fouler les terres du territoire libre. Nessan et lui n’étaient pas des Elfes d’ici, mais des Sombres reclus derrière la Tèbre. Ce fut avec cette pensée lugubre que Kalan suivit ses camarades à travers les cultures de Caspis, pourtant si semblables à celles de Montet. Au moment de regagner la forêt, Kalan souffla en retrouvant l’ombre des arbres et tenta de chasser dans ce soupir la sensation d’être un étranger. Personne ne le soupçonnerait d’être un Ceinturiote. À condition qu’il ne parle pas trop et ne trahisse pas son ignorance de Linone.

— Touma, on trouve les trois races dans tous les villages, ici ? demanda-t-il, profitant des savoirs précieux de la Cornide.

— Non, pas dans tous les villages. On trouve des Cornides un peu partout, leur don de Soin étant recherché, mais la plupart du temps, Sombres et Hypnotiques s’évitent. À vrai dire, Caspis est un des rares villages à abriter des Hypnotiques. La plupart vivent à la capitale ou dans les cités et bourgs de grande taille. Les Sombres sont soit engagés par les exploitations de la périphérie de Réonde, soit dans les zones rurales. Certains sont aussi des itinérants, vendant leurs services dans les cités en manque de Sombres. Caspis est un cas particulier où des Hypnotiques en quête de tranquillité et de simplicité se sont installés dans la campagne. Ou plutôt, devrais-je dire, y sont restés. Les races elfiques ne se sont pas toujours réparties de la sorte sur notre royaume et Caspis aussi a connu des changements. À présent, les quartiers pour les Sombres ou pour les Hypnotiques sont bien délimités. Ce n’est pas une obligation, c’est la population qui s’est ainsi rangée au fil des années. L’auberge de Jamila est d’ailleurs un des rares lieux où l’on trouve des Sombres et des Hypnotiques. Elle s’est montrée très attentive à ce que son auberge reste accueillante pour les deux races. Sa gentillesse, dont sa mère était aussi pourvue, y est pour beaucoup, mais elle engage également des Sombres pour l’aider durant les soirées. Cela permet d’attirer une clientèle variée. Castilla et Guinche, les deux prochains villages que nous traverserons, sont habités par des Sombres. On ne trouve même pas de Cornides à Castilla, les malades et blessés sont soignés sans notre don. Cela leur demande de grandes connaissances, notamment en plantes médicinales, et augmente les risques pour le malade, mais c’est leur choix.

— Pourquoi avoir fait ce choix ? À Montet, on aurait été ravi d’avoir des Cornides, il y en a si peu dans la Ceinture, s’étonna Nessan.

— Dans un premier temps, il était impossible de fournir assez de Cornides pour tous les villages. Les Castillaques ont appris à effectuer les soins de base eux-mêmes, sans recourir à nos dons. Aujourd’hui, il y aurait assez de Cornides pour leur venir en aide, mais les Sombres de Castilla ont pris l’habitude de vivre entre eux et ne font plus confiance aux autres races. Lorsque nous traversons le village avec Wakami et Ligoth, nous sommes tant dévisagés que nous ne nous y arrêtons jamais. Les Sombres de Castilla sont trop inquiétés par le front de Wakami pour chercher à nous défier, d’autant plus que notre Hypnotique marche la tête haute, mettant son front en valeur. Cela donne l’impression qu’il est prêt à tous les écraser, juste pour montrer sa grandeur.

— Toujours aussi charmant à ce que je vois, constata Kalan.

— En effet ! s’esclaffa Touma. Mais ne le juge pas trop vite, il veut ainsi éviter le conflit. J’aime mieux qu’on nous craigne de loin. Sans Hypnotique, la traversée du village sera probablement plus tranquille, mais pas accueillante pour autant. Wakami apportait au moins une certaine sécurité par le biais de la peur… Deux Sombres et une Cornide, on ne devrait pas nous ennuyer, mais je doute qu’on nous montre de la sympathie pour autant. Enfin, surtout à moi.

— Je pensais que les Cornides étaient acceptés partout, votre don sauve tellement de monde, remarqua Nessan.

— Nous avons un statut un peu à part. Certains Sombres, cependant, nous considèrent comme des êtres fourbes à la solde des Hypnotiques. C’est le cas des Castillaques.

— Comment peut-on penser ça d’Elfes qui soignent les autres ? se révolta Kalan.

— Tu partages la vision d’une majorité de personnes. Pourtant, nous gagnerions à nous ouvrir à la vision des Castillaques. Elle n’est pas exacte, je la trouve exagérée et surtout difficile à entendre. Pourtant, nous avons une place privilégiée et nous restons les bras croisés face à toutes les injustices faites à l’encontre des Sombres.

— Mais qu’est-ce que vous pourriez bien y faire ? demanda Kalan.

— Nous pourrions demander au Conseil du Roi de revoir la répartition des terres et les droits de chacun.

— Je ne vois pas pourquoi le Conseil vous écouterait, ce n’est pas dans son intérêt.

— Même si les Cornides décidaient de faire une grève et de ne plus Soigner personne tant qu’il n’y a pas de changements ?

— Ce serait catastrophique ! Beaucoup de gens mourraient, répliqua Kalan.

— Peut-être, mais les injustices sont déjà source de morts, blessures, maladies, souffrances physiques et psychiques, lui fit remarquer Touma d’un air triste. Nous pourrions aussi ne Soigner que les cas graves, ce serait à réfléchir, mais la majorité des Cornides préfère ne pas s’impliquer dans ces histoires-là, ne se sentant pas concernée. 

— Je n’avais jamais vu les choses sous cet aspect, constata le jeune Sombre.

— Je ne m’étais même jamais imaginé que le monde pouvait fonctionner différemment, que les Sombres pourraient être considérés comme les égaux des Hypnotiques, avoua Nessan.

— Vous subissez ces injustices dans la Ceinture sans vous en rendre compte, car vous ignorez tout de la vie des Hypnotiques et de la vie dans la capitale, leur apprit la Cornide. Vous allez en découvrir beaucoup en vivant de ce côté-ci. Gardez l’esprit critique, rien en ce bas monde n’est immuable.

Les jumeaux restèrent cois. Les paroles de Touma leur avaient offert de quoi réfléchir et revoir le monde sous un nouvel angle. Des personnes pensaient donc qu’un royaume différent avec d’autres règles et d’autres mécanismes était possible. Cela n’était jamais venu à l’esprit de Kalan qui révisa son jugement sur toutes sortes d’éléments, allant des frontières au sein du territoire jusqu’aux relations interraciales. Les plaines de Linone allaient lui révéler bien plus qu’un changement de décor.

Leur groupe ne s’arrêta qu’au crépuscule. Malgré la douce température, Touma suggéra de monter la tente pour se protéger de la rosée matinale. C’était la première fois que les jumeaux la dressaient et ils mirent un certain temps à la faire tenir debout. Touma pendant ce temps s’occupa du repas. Elle commença par allumer un feu avant d’aller remplir une casserole avec l’eau de la rivière afin de la mettre chauffer. Elle y lança des pommes de terre et des carottes coupées en morceau.

— Ce repas va nous sembler bien fade après la cuisine de Boyld et de Jamila, mais cela remplira nos estomacs. 

Kalan s’approcha et proposa :

— On pourrait y ajouter de la sauge, j’ai découvert un buisson en allant me soulager.

— Tu donnes toujours trop de détails, se plaignit Nessan.

— C’est une excellente idée ! Si tu le veux bien, va nous chercher quelques feuilles, répondit Touma.

Kalan s’éloigna, content de rendre service. La forêt était riche en feuilles, fruits et racines comestibles, ce qui rassura le jeune Sombre sur le trajet à venir. Il n’avait jamais appris à chasser et rares étaient les Sombres qui couraient les bois à la poursuite d’un animal à Montet. Il y en avait qui chassaient avec leurs chiens, mais de manière occasionnelle quand la nourriture manquait pour l’hiver, et qui revenaient souvent bredouilles. L’énergie que cela leur demandait avait plutôt été mise à contribution de l’agriculture et, dans la famille des jumeaux, de la cueillette. Au sein des bois, Kalan savait donc mieux se nourrir de plantes que de bêtes. Il revint quelques instants plus tard au camp et tendit ses feuilles de sauge à Touma. Elle en mit la moitié dans l’eau puis demanda poliment :

— Je peux garder celles-ci pour moi ? Je digère mal les pommes de terre.

— Oui, bien sûr, répondirent les frères, gênés d’avoir oublié le régime des Cornides.

Elle leur sourit et se mit à mâchonner la sauge.

— C’est délicieux, soupira-t-elle.

Elle mastiqua soigneusement ses feuilles, profitant de chaque bouchée. La dentition des Cornides était faite d’incisives à l’avant, mais le reste des dents servait de broyeurs. Cela donnait à Touma une drôle d’allure lorsqu’elle mâchait. En attendant que les pommes de terre cuisent, les trois compagnons de voyage échangèrent de manière informelle. Touma était d’une compagnie très agréable, elle était d’une grande bonté et aimait rire. Elle se prit vite au jeu des boutades qui rythmaient les échanges entre les deux frères. Elle les taquinait, sur leur capacité à monter une tente entre autres, et n’hésitait pas non plus à se moquer d’elle-même. Bien que leur rencontre ne remonte qu’à trois jours, les jumeaux tissèrent un lien amical avec la Cornide. Kalan fut triste de penser qu’ils la quitteraient pour probablement ne jamais la revoir. Il lui fit part de son sentiment. Elle le partageait également, mais précisa :

— Peut-être nous reverrons-nous, mais dans ce cas, il est probable que tu doives aussi te coltiner Wakami. Tu es sûr que je vais à ce point-là te manquer ?

— Présenté comme ça, il est peut-être préférable qu’on profite des quelques jours passés ensemble puis qu’on vive chacun de son côté, admit Kalan. 

— Je me disais bien que tu n’étais pas aussi dérangé ! déclara-t-elle en riant.

Les jumeaux partagèrent sa gaité et sa légèreté. Touma et Nessan allèrent se coucher après le repas tandis que Kalan resta encore un moment dehors. Il avait retrouvé son énergie après le bain et la sieste chez Jamila. Il profita de l’air frais et du calme de la nuit. Les animaux nocturnes avaient remplacé les oiseaux chanteurs. Regardant les parties distinctes de la lune entre les branches d’arbres, Kalan se demanda si Ahia était en train de regarder le même astre, loin de lui. Et que faisait la jeune Sombre ? Comment vivait-elle ? Avait-elle conscience d’être l’objet de mystères et d’intérêts pour de parfaits inconnus ? Il poussa un long soupir. Nessan avait raison, il ne pouvait rien faire pour elle en cet instant. Il résolut de mettre ses questions de côté et d’aller se coucher. En entrant dans la tente, il remercia la petite taille dont il avait hérité car avec la grande Cornide en plus, les camarades auraient été à l’étroit. En plein été, il était content de ne pas devoir se coller aux autres. Il eut besoin de temps pour trouver le sommeil, son esprit revenant sans cesse sur les dangers potentiels encourus par Ahia. Finalement, il pria sans conviction la Terre-Mère de prêter sa force à son amie, puis il plongea dans le monde des rêves.

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Phémie
Posté le 27/10/2024
J'aime beaucoup ces premiers pas dans ce monde nouveau. D'abord, parce que camper dans une nature luxuriante en mâchouillant des feuilles de sauge, ça, c'est vraiment l'aventure qui commence ! Ensuite, parce qu'on voit qu'ici, les rapports complexes entre les trois races peuvent prendre pleins de formes différentes, et varier selon les villages. Je ne m'attendais pas du tout à cela, et c'est une surprise très intéressante.

Cette fois je n'ai pas de remarque sur la forme, mais j'ai une question vitale : est-ce que tu prévois de faire une carte ? (j'adooore les cartes).

Hâte de lire la suite, bonne écriture !
ANABarbouille
Posté le 27/10/2024
Oui j’ai une carte (faite par une copine qui dessine bien mieux que moi, ma sensei !) ; y a deux trois fautes dessus pck j’ai changé un ou deux noms mais je peux essayer de la publier (je sais pas comment ?)
Merci encore :D
Phémie
Posté le 03/11/2024
Ah top ! C'est elle qui a fait ta couverture aussi ? Elle est top.
Je ne pense pas qu'on puisse publier d'image ici, mais j'ai déjà croisé des liens en commentaire après le résumé où il y avait du contenu illustration ou autre sur des pages insta par exemple... Je ferai peut-être ça le jour où j'aurai une carte aussi
ANABarbouille
Posté le 03/11/2024
Ok merci pour l'astuce =)
La couverture c'est moi ^^
Phémie
Posté le 06/11/2024
Ah ben tu pars pas de zéro quand même niveau dessin ! Elle est plutôt réussie, surtout vu la difficulté de représenter un visage aussi atypique que celui d'Ahia !
ANABarbouille
Posté le 07/11/2024
Oh merci :D
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