11. Castilla (1)

Kalan, Nessan et Touma se réveillèrent aux aurores. Les trois Elfes plièrent leur campement et reprirent leur marche en direction de Castilla. Kalan appréhendait quelque peu le passage de ce village. Il n’était pas sûr d’être prêt à accueillir le regard malveillant de sa population. Il trouvait injuste qu’un jugement négatif leur soit porté à cause de la présence de Touma. Cette Cornide était brillante, réfléchie et douée. En plus de ses qualités qui auraient mené de nombreux Elfes sur la voie de l’orgueil, elle ne s’y était pas laissée enfermer et restait ouverte aux opinions d’autrui. Elle était attentive aux autres qu’elle ne considérait pas comme des faibles à aider grâce à sa supériorité et son Soin, mais comme des égaux, des Elfes dignes d’être entendus. Kalan aurait aimé qu’Ahia puisse la rencontrer. Son amie partageait la même sensibilité que la Cornide, mais manquait de son analyse et de sa réflexion. En plus d’être empathique, Touma comprenait le fonctionnement de leur monde. Un point qu’Ahia avait toujours eu de la peine à appréhender. Même après plus de sept années passées à Montet, il arrivait que la logique des Sombres l’entourant lui échappe. Kalan l’avait sentie, à de nombreuses reprises, perdue parmi ses semblables lorsqu’il fallait expliquer le sens de ses sentiments. La rencontre avec Touma lui aurait été profitable. Et puis, Kalan aurait aimé avoir son amie à ses côtés… Nessan le tira de sa réflexion.

— On pourrait s’approvisionner en nourriture dans cette forêt, non ? Ça éviterait qu’on s’attarde à Castilla pour en acheter.

— C’est également ce que j’allais vous proposer, affirma Touma. Pour ma part, je connais des branchages et des herbes qui me suffiront. Pour vous, il faudra trouver des aliments plus consistants.

— Ces bois ne sont pas si différents des nôtres, on peut dénicher quelques racines et fruits comestibles, poursuivit Nessan. Je te propose de choisir tes branches pendant qu’on fait une rapide cueillette. Kal, on se sépare ?

Kalan opina, heureux de parcourir les bois. Ainsi les camarades allèrent chacun de leur côté trouver de quoi se sustenter. Malgré le travail au champ, leur mère avait toujours pris le temps de leur apprendre à vivre des produits de la forêt. En y repensant, Kalan se demanda s’il ne s’agissait pas d’une précaution pour faire face à une perte de rendement de leurs terres ou à des décisions royales comme celle de délimiter leurs cultures. En tout cas, il remercia intérieurement sa mère de lui avoir légué ce savoir. Le jeune Sombre avait toujours aimé ces moments de cueillette. En partie parce qu’il avait le droit de s’aventurer dans les bois, de sauter d’arbre en arbre ou de ramper sous les buissons, mais surtout parce que sa mère l’avait toujours félicité de trouver rapidement de quoi manger. Actuellement, il avait d’ailleurs rempli en vitesse son sac et Kalan s’apprêtait à rebrousser chemin quand il tomba sur des ronces emplies de mures sauvages. Ce n’était pas vraiment nourrissant, mais c’était si bon… Nessan n’avait probablement pas encore fini la cueillette de son côté. Il sortit un chapeau de son sac et le chargea des baies. Tant pis si le soleil lui tapait la tête, il avait une masse protectrice de cheveux qui avait déjà bien poussé depuis son départ de Montet. Il rejoignit ensuite ses camarades et leur tendit son chapeau en souriant. Leurs réactions le ravirent : les yeux brillants, Nessan et Touma prirent une poignée de mures pour les déguster en chemin. Kalan fut heureux de constater que la Cornide raffolait également de ces baies.

En début d’après-midi, les trois camarades quittèrent les bois pour se retrouver dans les champs entourant Castilla. La chaleur les écrasa et les fit transpirer à grosses gouttes. Il n’y avait aucun Sombre dans les champs, les Castillaques attendant probablement que la température soit plus clémente pour retourner à leur besogne. Les trois Elfes entrèrent facilement dans le village. Sans souhaiter s’attarder, les camarades durent tout de même prendre le temps de se rafraichir et de remplir leurs bouteilles à la fontaine du village. En redressant la tête, Kalan aperçut quelques villageois qui les dévisageaient de loin. Il les salua timidement de la tête. Aucun signe ne lui fut rendu.

— L’ambiance est encore plus tendue que je ne l’imaginais, nota-t-il.

— Je suis d’accord avec toi, je ne m’attendais pas à ce que nous soyons fuis de la sorte, poursuivit Touma. J’ai un mauvais pressentiment.

Comme pour répondre à ses paroles, une douleur frappa Kalan à l’arrière de la tête. Les yeux embués, il vit une petite pierre tomber dans la fontaine. En serrant les dents, il se retourna, prêt à se défendre. Un Sombre d’environ douze ans lui faisait face. Des marques argentées zébraient son visage crispé. Ses yeux emplis de colère fixaient le petit groupe. Kalan l’apostropha :

— Tu es complètement malade ! Ça fait mal et c’est dangereux de tirer sur des gens comme ça ! Qu’est-ce qui te prend ?

— Vous êtes de la garde, c’est ça ? hurla l’enfant. Vous êtes accompagnés d’une sale Cornide, vous êtes forcément des traitres !

— Hé ! Sois gentil avec notre amie, elle ne t’a rien fait, répliqua Kalan.

— Justement, les Cornides ne font jamais rien ! Elle doit payer.

— Non, mais ça ne tourne pas rond chez toi !

— J’aimerais que vous soyez tous morts !

— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? se fâcha Kalan.

Nessan s’apprêta à intervenir, la situation s’envenimant, mais ce fut à cet instant qu’une vieille Sombre sortit d’entre les ruelles et courut vers l’enfant.

— Naté ! Arrête je t’en prie, supplia la vieille femme en prenant l’enfant dans ses bras. Je vous implore de le pardonner, il vient de perdre ses parents et le chagrin l’accable.

— Je… Je suis désolé de l’apprendre, petit, souffla Kalan. Mais je ne comprends pas pourquoi tu insultes notre amie Cornide.

— Laisse, Kalan, intervint Touma qui avait l’air gênée.

— J’aimerais comprendre, insista-t-il. Est-ce qu’un Cornide n’a pas réussi à les sauver ?

— Non, ce sont ces sales gardes du Roi qui les ont tapés jusqu’à leur mort ! Mes parents n’ont même pas pu se défendre ! Et je n’ai rien fait à part pleurer ! Mais cette fois, je vais vous tuer, hurlait-il en se débattant dans les bras de la vieille femme qui le suppliait de se calmer.

La scène était insupportable. Le chagrin de cet enfant était une chose. La haine qui l’habitait et qui semblait le posséder était, elle, terrifiante. Kalan, son contrôle émotionnel au rendez-vous, ne put réfréner une larme de couler sur sa joue. Le garçon ne remarqua même pas son désarroi tant la colère l’aveuglait.

— C’est terrible, admit Nessan. Je comprends que tu sois en colère. On n’est pas des gardes, nous tuer ne vengera donc pas tes parents.

L’enfant arrêta de se débattre, un peu déboussolé par les mots de Nessan. Pour autant, il n’était pas calmé et soufflait comme un bœuf.

— La Cornide reste une traitresse ! Et pourquoi tu pleures toi ? s’énerva Naté en dévisageant Kalan.

Celui-ci essuya ses larmes et tenta de s’expliquer.

— Parce que c’est terrible ce que tu racontes. J’ai toujours pleuré facilement, même si je n’aime pas le reconnaitre. Pour notre amie Cornide, on serait très tristes que tu t’en prennes à elle. Est-ce que je peux te dire ce que je pense ?

— Non, je m’en fiche.

— D’accord, alors je me tais.

Kalan se retourna, baignant ses mains dans la fontaine comme si rien ne s’était passé. Un long silence s’installa avant que le petit Sombre finisse par répondre :

— Bon, finalement je veux bien savoir.

— Tu es sûr ? C’est une pensée que j’ai, mais peut-être qu’elle ne te plaira pas. Je ne veux pas que ça te mette en colère.

— Vas-y, je te dis, cria Naté.

— Très bien, très bien, je vais te dire, accepta Kalan en levant les mains d’un air vaincu. Je pense que tu es un petit gars courageux. Il faut des tripes pour s’attaquer à trois adultes comme nous ! C’est courageux et en même temps, c’est très dangereux. Si on avait été des gardes, on aurait été trop forts pour toi. Alors tu serais mort, sans pouvoir venger tes parents qui seraient tristes de savoir que tu n’as pas pu vivre longtemps après eux. Et puis, tout le village aurait été triste. Certains nous auraient peut-être attaqués. Si on avait été des gardes, peut-être qu’on aurait fini par mourir, mais le village aurait eu beaucoup de morts et de blessés. Ça aurait vraiment été terrible, tu ne trouves pas ?

— Sauf si je vous avais tués avant.

— Peut-être. Je ne sais pas si tu aurais pu. Les gardes sont terriblement forts, sans compter les renforts de l’armée. Réfléchis bien. Si tu penses que ça en vaut vraiment la peine, alors, aux prochains gardes, vas-y. Sinon attends d’être un adulte fort. Ça te laissera du temps pour savoir ce que tes parents auraient voulu que tu fasses. Et ce que tu trouves bien de faire. C’est ce que je pense, moi, je t’ai dit que tu n’allais peut-être pas aimer.

— Non, je m’en fiche.

— C’est ton droit. Tu t’appelles Naté, c’est juste ?

— C’est Natériopolas, mais tout le monde m’appelle Naté.

— Et je peux t’appeler comme ça ?

— Oui, on s’en fiche de toute façon, je vais vous laisser partir et voilà, on ne va pas se revoir.

— Merci, Naté. Je m’appelle Kalan. Est-ce que je peux t’offrir quelque chose pour te remercier de nous laisser passer et pour te présenter mes condoléances pour tes parents ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire que mes parents soient morts ?

— Et bien, je n’aurais pas une énorme bosse à l’arrière du crâne, pour commencer. Et il n’y a pas besoin de connaitre les gens pour ne pas vouloir leur mort, tu ne crois pas ?

— Peut-être, bouda l’enfant.

— Tiens, poursuivit Kalan en remplissant ses deux mains de mures. C’est pour leur rendre hommage, en faisant un cadeau à leur enfant. Et pour leur dire que je ne suis pas fâché pour ma bosse. Au contraire, je me rappellerai le courage de leur fils dès que je la sentirais. J’aurai mal, mais ta tronche de têtu me fera sourire. Merci.

Il se redressa, prit son sac et s’en alla. Naté ne saurait pas quoi lui dire et serait surement encore en colère. Il ne voulait pas lui laisser le temps de se retrouver une contenance en l’injuriant. Enfant, il aurait réagi lui-même de la sorte. En le laissant seul, Naté pourrait rentrer avec ses baies et faire comme s’il n’avait pas pu refuser. Kalan fut soulagé de constater que Nessan et Touma l’avaient suivi sans attendre. Un coup d’œil en arrière lui permit de voir la vieille Sombre récupérer les baies dans un petit sac avant d’emmener l’enfant par la main.

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Phémie
Posté le 04/11/2024
Salut ! Trop contente de trouver un double chapitre à mon retour de weekend :)

Beaucoup de gestes et de mots forts sont échangés ici. Chapitre riche en émotions, donc commentaire un peu chargé aussi, désolé ! Mais beaucoup de points positifs, avec quelques pistes de réflexions si jamais tu trouves ça pertinent :

- "les mures" avec un axent circonflexe

- tu pourrais ajouter un retour à la ligne au premier paragraphe (première partie sur Touma et seconde sur le parallèle avec Ahia). Je le trouve très intéressant, Kalan fait preuve de beaucoup d'intuition en décelant chez Ahia des caractéristiques et qualités Cornides...

- le personnage de cet orphelin Sobre est touchant, ses répliques sont puissantes et authentiques, on perçoit bien la puissance de ses émotions. Son comportement, mais aussi la manière dont la femme et Kalan lui parlent et agissent envers lui m'ont donné l'impression qu'il était plus jeune que ce que tu l'annonces, je lui aurais donné maximum 8 ou 9 ans.

- j'ai eu du mal à me représenter les distances entre les différents personnages, peut-être que quelques phrases sur leur mouvements les uns par rapport aux autres pourrait apporter une dimension supplémentaire à la scène (par exemple, je vois bien Nessan s'approcher du jeune Sombre voir même s'accroupir devant lui lorsqu'il lui dit "C’est terrible, etc...")

- Dernière remarque sur l'enchaînement de ces deux répliques :
"— J’aimerais que vous soyez tous morts !
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? se fâcha Kalan."
Je trouve Kalan un peu du "tac au tac" ici, ok c'est son caractère, mais face à la puissance des mots qui viennent de surgir, même lui pourrait accuser le coup. Avec l'échange qui précède, tu as fait un beau crescendo, et la réplique de l'enfant peut rester un point d'orgue suivi d'un silence où chacun s'observe, s'écoute perdre ou retrouver son souffle, etc.... Cela donneraient à cette réplique encore plus de puissance, avant que tu n'enchaînes sur un nouveau mouvement avec l'entrée en scène du nouveau personnage.

Bonne écriture :)
ANABarbouille
Posté le 04/11/2024
Merci pour tous tes retours qui me donnent de quoi réfléchir :D Je vais voir pour améliorer tout ça c'est top !! je ne veux pas en faire un enfant trop jeune donc je vais voir pour les attitudes =)
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