Sixième rouleau de Kaecilius
Deux jours avant le mariage
Après mon entrevue avec Fulvia Domna, malgré l’inquiétude qui me serrait la gorge, je sombrai dans un sommeil de plomb. Mes rêves agités s’évanouirent au matin, ne laissant derrière eux qu’un souvenir vague et désagréable.
Valens avait congédié mes esclaves. Pendant de longues minutes, alors qu’il faisait pénétrer la fraîcheur matinale dans ma chambre, je cachais mon visage sous mes draps. Aujourd’hui serait peut-être le jour où l’Empereur exigerait mon suicide. Si Fulvia Domna s’était entretenue avec mon oncle la veille, aucune rumeur à ce sujet n’était parvenue jusqu’à mon Pavillon.
« Comment est-ce que tu te sens ? » me demanda Valens.
Je grommelai une réponse incompréhensible.
« On se croirait dans un monde inversé, continua-t-il. Habituellement, c’est toi qui me tires du lit. Tu te réveilles en même temps que les animaux.
— Non, avant eux, parvins-je à articuler.
— En effet, notre bon prince Kaecilius se réveille avant tout le monde, même le coq. »
Comme il retirait le drap sous lequel j’avais trouvé refuge, je lui adressai un regard peu amène. Il me retourna un sourire affectueux avant de me faire remarquer que je manquais d’expérience si je souhaitais intimider mon entourage au réveil.
« Aucune rumeur au sujet de la rencontre entre Fulvia Domna Domitillia et le Fils du Ciel ?
— Elle semble ne pas avoir eu lieu, me dit-il en plaçant de nouveaux habits sur mon lit. Ou elle s’est faite dans le plus grand secret.
— Cela n’existe pas au Palais des Harmonies, affirmai-je. Ce silence est de mauvais augure.
— Tu crains que l’ordre de te suicider te soit mandé aujourd’hui ? » me demanda-t-il.
Je me contentai de hocher la tête.
Valens avait enfin trouvé le temps de se raser. Malgré ses traits tirés, signe qu’il avait peu dormi de la nuit encore une fois, il avait fait l’effort de s’habiller convenablement. Il semblait prêt à passer une journée à la cour, au lieu de se cacher avec moi dans ce Pavillon.
Il vint s’asseoir à mes côtés, posa sa main sur mon sternum et ferma les yeux. Ses lèvres bougèrent en silence comme s’il comptait ou récitait une prière.
« Ton spiritus se régénère très rapidement, nota-t-il. J’en serais presque jaloux.
— Si tu veux prendre ma place, je te la laisse. »
S’il me répondit, je ne l’entendis pas.
À vrai dire, je n’entendais plus rien. Je me concentrai sur cette sensation étrange, essayant de mettre des mots sur ce que je ressentais.
Quelque chose avait changé durant la nuit.
Comme l’avait noté Valens, mon spiritus pulsait plus fortement dans mes méridiens. Mes forces étaient revenues. Si je n’abusais pas d’elles, je pouvais espérer pouvoir faire mes activités habituelles. Mais ce n’était pas cela.
Puisque Valens était d’humeur à prétendre que la situation dans laquelle je me trouvais n’existait pas, il passa le petit-déjeuner à deviser sur ce que nous pourrions faire dans les mois à venir.
« J’aimerais bien aller visiter la Capitale Occidentale. Les rapports que je reçois de l’Office des Imprécateurs à Ara ne sont pas satisfaisants. Une inspection me semble nécessaire. Est-ce que tu souhaites m’accompagner ?
— Bien sûr, si mon mariage a lieu, j’accueillerai toute excuse de m’éloigner de ma future épouse les bras ouverts.
— Dis-moi, Kae, me dit-il avec sérieux. Est-ce que tu crois qu’elle nous autoriserait à amener le Démon blanc avec nous ? J’aimerais vivre une aventure avec lui ! »
Son enthousiasme d’enfant me fit sourire, mais les traits de mon visage se crispèrent quand je repensais à l’esclave de Sophia Domitillia. Mon sourire se figea, puis disparut entièrement.
Valens, qui interpréta mal la raison de ma réaction soudaine, s’exclama :
« Oh, je t’en prie, il ne peut pas être aussi décevant que tu le prétends. »
Ce fut à ce moment-là que je compris enfin ce qui n’allait pas : la voix de Lao avait disparu. Je l’appelai en mon for intérieur, espérant le voir surgir sur la scène de mon théâtre mental, mais il n’y avait plus rien.
« S’il t’est à ce point désagréable, tu ne seras pas obligé d’être en sa présence. Vous pouvez vivre tous les deux sous le même toit sans pour autant vous voir. »
Je gardai le silence pendant un long moment. Valens, qui s’était rapidement habitué à mes changements d’humeur soudains, ne n’en formalisa pas.
« Il est parti, murmurai-je, en regardant autour de moi, désemparé. Il m’a abandonné. Je suis vraiment seul, cette fois. »
Mon cousin fronça les sourcils, passa sa main devant mes yeux, claqua même des doigts pour me ramener à la réalité.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu souffres d’une crise spirituelle ? On dirait que tu vas pleurer. »
Je relevai la tête, le regardai avec attention, puis, quand je compris ce qu’il venait de dire, me forçai à sourire.
« Un simple vertige, le rassurai-je. Pendant un court moment, j’ai oublié qui j’étais. Si tu veux un conseil, ne partage jamais ton spiritus. On ressent des émotions étranges.
— Si je n’étais pas si inquiet pour toi, je dirais que le fait que tu sois submergé par des émotions est une excellente nouvelle.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Un sourire moqueur se mit à flotter sur ses lèvres. Les yeux pétillants, il déclara sur un ton qui se voulait sentencieux :
« Son Excellence le prince impérial Kaecilius ne ressent jamais rien. Il analyse, il réfléchit, il raisonne. Il habite pleinement la sphère des idées, mais le monde des émotions lui est inconnu. »
Sans réfléchir, je saisis le petit pain rond que je n’avais pas encore mangé et le lui fourrai dans la bouche, malgré ses protestations.
« Arrête de dire des bêtises. Si tu continues, je te botterai les fesses jusqu’à Ara. »
La bouche pleine, Valens faillit s’étouffer de rire.
*
J’étouffai discrètement un bâillement. Valens, rendu nerveux par la présence de la peintresse Vulpina, tourna son attention sur moi immédiatement. Il craignait qu’elle n’absorbe mon spiritus sans qu’il ne s’en aperçoive.
« Prince Valentius, lui dit-elle, tout en ne me quittant pas du regard. Nous avons déjà établi que je n’ai aucune intention malveillante à l’égard de Son Excellence.
— Il s’agit d’une déformation professionnelle », répondit-il comme pour s’excuser.
Toutefois, il resta en alerte.
Mon cousin Crassus Hostilianus avait « suggéré » à Vulpina que notre dernière séance ait lieu dans une pièce d’apparat située à quelques pas à peine de la salle du trône. Bien que luxueuse, personne ne la fréquentait depuis plusieurs décennies. C’était là que la Princesse Lucia Antonina, sœur de mon arrière-grand-mère la Grande Impératrice, s’était suicidée après avoir reçu un ordre de l’Empereur. Tout le monde à la cour connaissait cette histoire et si Crassus pensait avoir fait preuve de subtilité, il était encore plus imbécile que je ne le pensais.
« Est-ce que tu crois que notre cousin souhaite secrètement que tu deviennes le prochain Empereur ? » demandai-je à Valens.
Cette question le prit de court.
Pour sa part, Vulpina avait, semblait-il, suivi le fil de mes pensées, car elle se mit à rire discrètement. Elle écarta même son pinceau de la toile le temps d’avoir recouvré son calme.
« De quoi est-ce que tu parles ?
— Cette pièce… le fait que Lucia Antonina ait mis fin à ses jours juste après qu’on eut fini de peindre son portrait…
— Eh bien ?
— Si Lucia Antonina n’était pas morte, mon arrière-grand-mère n’aurait eu aucune raison de faire assassiner l’Empereur. Elle n’aurait pas eu à assumer la couronne. Originellement, ses ambitions la portaient ailleurs. »
Valens regarda le portrait accroché au-dessus de ma tête.
« C’était elle, l’héritière présumée, n’est-ce pas ? »
Les histoires et les anecdotes au sujet de notre dynastie n’avaient jamais intéressé Valens, qui s’assoupissait à chaque fois que nos maîtres les relataient.
« Elle ressemblait beaucoup à Son Excellence, d’ailleurs », fit remarquer Vulpina, après avoir repris son tracé délicat sur le papier.
Je me retournai pour observer le portrait de mon aïeule.
« Je parle du caractère, précisa-t-elle.
— Comment est-ce que… ? commença Valens avant de laisser échapper un soupir de frustration quand il se rappela son identité. Peu importe. Tu l’as rencontrée en personne, n’est-ce pas ? »
Vulpina se contenta de sourire mystérieusement.
« Cette ressemblance explique pourquoi tu as toujours été le préféré de la Grande Impératrice », me dit mon cousin.
Je fus tenté de protester, mais il avait raison : tout le monde savait que mon arrière-grand-mère m’avait accordé la première place dans son cœur dès ma plus tendre enfance. D’ailleurs, beaucoup de courtisans influents avaient cru, jusqu’à la lecture de son testament final, que j’hériterais de la couronne impériale.
« Elle voulait me protéger des intrigues de cour, me permettre de grandir au rythme qui m’était le plus naturel, dis-je. À ses yeux, j’étais trop jeune pour la remplacer. Elle avait raison. »
Valens n’eut pas besoin de dire le fond de sa pensée pour que je le comprenne : si elle avait fait de moi son héritier, nous ne serions pas dans cette situation.
À vrai dire, je serais déjà mort. Assoiffé de pouvoir, mon oncle m’aurait fait assassiner depuis longtemps.
Mes pensées se mirent à dériver. Je repensai à quelques souvenirs d’antan, aux preuves d’amour que j’avais reçues de la part de mon aïeule, à ce vide qu’elle avait laissé après son départ… Pendant ce temps, Vulpina continuait de peindre dans le silence. Elle s’appliquait avec une concentration admirable. Comprenant qu’il n’y avait rien à craindre, qu’elle était une Goupil inoffensive, du moins momentanément, Valens finit par s’approcher de nous afin de jeter un coup d’œil à mon portrait. Sa curiosité était semblable à celle d’un chat.
Impressionné par ce qu’il voyait, il s’exclama :
« Vulpina, tu sais reproduire le style des plus grands portraits de cour. »
Elle ne réagit pas immédiatement. Puis, comme tirée d’un rêve, son regard alla se poser sur lui.
« Sa Grâce fait-elle référence à celui-là ? », lui demanda-t-elle.
Elle fit un petit signe de tête en direction de la peinture accrochée au-dessus de moi.
« Je n’y connais rien en art, reconnut mon cousin. J’espère que je ne t’ai pas insulté.
— Au contraire, répondit-elle, amusée par les manières circonspectes de mon cousin. Sa Grâce a un œil acéré. Je comprends pourquoi sa réputation commence à se faire connaître jusque dans notre communauté.
— On parle de moi chez les esprits-renards ? s’inquiéta-t-il.
— Un peu, admit-elle.
— J’espère que ce n’est pas en mal.
— Tant que Sa Grâce ne tue pas des membres de notre espèce par simple ignorance…
— Je… »
Valens avait mis à mort bon nombre de créatures surnaturelles. Davantage par devoir que par goût, puisqu’il s’agissait de son métier. Il avait pour mission de faire régner la Justice dans les affaires sacrées, d’apaiser les forces supérieures et de rétablir l’équilibre quand un crime avait été commis. Il chassait le mal et fréquentait les créatures infernales, s’alliant à elles tantôt, tantôt les exécutant. Ce n’était pas un métier que j’aurais souhaité faire à temps plein.
Les Goupils n’étaient pas des créatures infernales, mais leur réputation ne valait guère mieux. Si Crassus Hostilianus avait connu la véritable identité de Vulpina, il l’aurait tuée sur le champ : dès le plus jeune âge, on nous avait appris à craindre ces créatures mystérieuses, avides de spiritus, qui changeaient d’apparence dans le seul but de nous séduire et de nous voler notre force vitale. Malgré ses peurs, Valens n’aurait jamais tué sans une raison valable – et les contes de nourrice n’avaient jamais été une raison suffisante à ses yeux.
Vulpina décida d’arrêter de jouer avec mon pauvre cousin.
« Ce portrait de Lucia Antonina, c’est moi qui l’ai peint », reconnut-elle.
Je m’attendais à voir les traits de Valens se crisper, mais une joie intérieure illumina son regard.
« Si tu as vécu aussi longtemps, cela veut-il dire que tu as déjà rencontré le Démon blanc ? », lui demanda-t-il.
Comme je ne souhaitais pas que la conversation s’engage sur des terrains inconfortables, je me mis à toussoter sans aucune discrétion. Valens m’adressa un regard contrarié, comme à chaque fois que je l’empêchais d’assouvir sa curiosité. Dans pareille situation, Lao aurait adoré me traiter de bonnet de nuit, mais ses commentaires sarcastiques brillaient encore par leur absence. Je chassai le sentiment de solitude qui accompagnait cette pensée le concernant et me forçai à me concentrer sur le moment présent.
« Je peine à comprendre ta présence dans l’entourage du Général Crassus, dis-je à Vulpina. Pourquoi une Goupil avec autant d’expérience et de talent s’avilit-elle de la sorte ? »
Elle ne me répondit pas immédiatement, se donnant le temps de la réflexion.
« Beaucoup disent que les Goupils sont nés pour servir. Nous assistons les puissances supérieures, ou des humains de haut rang, mais nous n’avons pas un caractère servile pour autant. Nous nous nourrissons de la puissance de nos maîtres.
— Comme des sangsues ? demanda Valens, qui la regardait désormais avec fascination.
— Si Sa Grâce considère seulement les aspects les plus prosaïques… Oui, comme des sangsues.
— Et si nous adoptons un point de vue plus élevé ? voulus-je savoir.
— Nous faisons partie d’un écosystème dont l’équilibre est précaire. Nous assainissons l’environnement dans lequel nous évoluons ; nous prélevons le surplus d’énergie. Même les Divinités peuvent perdre l’esprit quand leurs méridiens divins sont brûlés par un spiritus trop puissant.
— Je ne comprendrai jamais comment on peut accepter de servir quelqu’un, remarquai-je.
— Son Altesse Impériale devrait essayer un jour, fit-elle avec un demi-sourire et en baissant la tête afin de montrer qu’il s’agissait-là d’une suggestion respectueuse et non d’une insulte, comme j’aurais été enclin à le penser. Lorsque l’on sert volontairement une personne, on ne perd pas sa liberté ni n’adopte une position d’infériorité. Un maître peut être dépendant de celui qui le sert. Ce n’est pas parce qu’on l’appelle “maître” qu’il est le plus puissant dans une relation.
— Mais les esclaves…
— L’esclavage est une autre discussion, me dit-elle. La servitude volontaire des Goupils n’est pas une forme d’asservissement. Demain, je peux disparaître de la vie du Général Crassus.
— Il pourrait te tuer avant », dis-je, me souvenant de certains accès de colère qui avaient fini d’asseoir sa réputation douteuse à la cour.
Le sourire de Vulpina sembla s’élargir ; ses yeux brillèrent alors d’un éclat inquiétant. Son calme, son assurance, me firent frissonner. Il devint clair à mes yeux que s’il devait y avoir un tueur, ce serait elle, et non Crassus.
« N’est-il pas violent avec toi ? s’enquit Valens.
— J’aime la saveur d’un spiritus brut qui n’a pas été raffiné, répondit-elle, comme si elle discutait de la pluie et du beau temps. Dans l’intimité, ses manières agressives me procurent un certain plaisir que j’ai rarement trouvé ailleurs.
— Mais…
— Tous les goûts sont dans la nature, lui dit-elle. Dans ce domaine, les goupils ne diffèrent pas des humains. Par ailleurs, ma constitution physique est plus solide que celle d’une courtisane de votre espèce. Ce ne sont pas quelques bleus ou quelques brûlures qui vont me faire grand mal. »
Le visage choqué de Valens me fit oublier mon propre malaise en entendant ces paroles.
Vulpina nous fit une révérence.
« Je remercie Son Altesse Impériale et Sa Grâce d’écouter une humble Goupil sans jugement. J’apprécie leur discrétion au sujet de mon identité. Cette inquiétude qu’elles me témoignent, même si elle est fondée sur une méconnaissance de ma race, me va droit au cœur. Afin que Son Altesse puisse se délier les membres, je propose que nous fassions une pause. Je vais en profiter pour aller chercher quelques pigments.
— Souhaites-tu retourner au Pavillon de la Longévité Tranquille pour te reposer en attendant ? » me demanda Valens.
Je me levai afin de m’étirer.
« Je n’en aurai pas pour longtemps, précisa Vulpina. Si Son Altesse Impériale et Sa Grâce acceptent de m’attendre ici, je m’assurerai que leur attente soit récompensée. »
Ses mots m’intriguèrent, mais avant que je ne puisse l’interroger sur leur signification, elle avait quitté les lieux.
« Devrions-nous alerter Crassus du danger dans lequel il se trouve ? me demanda Valens, dubitatif. Les gardes du Palais, peut-être ?
— Pas pour le moment. Le visage de Vulpina me semble familier, mais je n’arrive pas à le replacer. Je suis persuadé que je l’ai vue quelque part. Gardons le silence tant que nous n’avons pas la certitude qu’elle présente un danger. »
Valens acquiesça.
« Tu as raison. Je n’ai aucune envie d’aider notre cousin. Il serait capable de nous poignarder dans le dos en guise de remerciement. »
Je ne pouvais que lui donner raison. Après tout, Crassus était en train de se démener pour prouver ma culpabilité dans l’espoir de se débarrasser de moi une bonne fois pour toutes. Il utilisait même les talents de Vulpina pour immortaliser mes dernières heures.
L’attitude de Valens changea subitement. Les sourcils froncés, il me fit signe de garder le silence. Il me tira par la manche vers un des coins de la pièce. Je voulus lui demander ce qu’il avait entendu, mais il m’indiqua silencieusement de prêter l’oreille aux voix déformées qui nous parvenaient. Il me montra une grille de chauffage située à deux doigts du sol. Je secouai la tête quand je compris qu’il souhaitait que nous nous couchions au sol afin de mieux écouter.
« Je n’ai plus dix ans », articulai-je sans faire le moins de bruit.
Il leva les yeux au ciel, jugeant certainement que j’étais la personne la plus assommante de l’Empire. Oubliait-il qui j’étais ?
Que penserait-on de moi si l’on me surprenait en train d’écouter aux murs ? Je n’étais pas le Démon blanc.
Sans ménagements, il se baissa, ses robes trainant à même le sol et récoltant ainsi la poussière. Il plaça son oreille contre la grille d’aération en bronze et se concentra. À nouveau, il me fit signe de le rejoindre, mais je secouai vigoureusement la tête.
L’agacement contraria les traits de son visage.
« J’entends les voix du Fils du Ciel et de Fulvia Domna, me siffla-t-il le plus silencieusement possible. Arrête de faire l’imbécile. Descends à mon niveau immédiatement. »
La curiosité fut la plus forte. À contrecœur, je suivis ses instructions. Je sortis un mouchoir de ma poche afin de dépoussiérer le mieux possible l’endroit où j’allais m’agenouiller, mais Valens me tira à lui. Je m’effondrai à ses côtés, le nez contre la grille.
« Arrête de faire du bruit, je n’entends rien », se plaignit-il.
Comme il faisait fi de ma réaction outrée, je décidai d’écouter à mon tour. Ce fut la voix de la mère de Valens que je reconnus tout d’abord. Si mes connaissances du Palais étaient correctes, elle provenait de la petite pièce qui se trouvait derrière le Trône de Jade, dans laquelle personne n’avait le droit de pénétrer à l’exception de l’Empereur et de ses plus proches ministres.
« Fils du Ciel, nous n’avons pas encore la preuve que le Sénateur Titus Protervus faisait partie de la conspiration. Or, le Patriarche de Cypris est le seul lien avéré entre le Prince Kaecilius et cet attentat.
— Il ne me sert plus à rien. Je me fiche que tu puisses prouver sa culpabilité ou non. Débarrassons-nous de lui, grommela mon oncle. Il est la seule raison pour laquelle ma sœur et ma nièce sont encore en vie. Ces deux-là sont en train de s’agiter. Avec une seule pierre, j’ai l’occasion de tuer trois oiseaux. Cette occasion ne se représentera pas.
— Aelius, Aelius, Aelius », soupira Fulvia Domna ostensiblement.
Il y eut un silence durant lequel j’imaginai mon oncle faire une crise d’apoplexie, car la matriarche des Domitillii avait osé l’appeler par son prénom.
« Cela fait des années que nous négocions cette union, poursuivit-elle. Nous sommes à deux jours à peine des noces. Tes esclaves travaillent inlassablement en ce moment même pour que tout soit prêt à temps. Tu as dépensé des millions pour impressionner les plus prestigieux de tes invités. Tous les clans de l’Empire ont fait le voyage jusqu’à Alba. Ne laisse pas ta mauvaise humeur gâcher ce dur labeur. Ne fais pas de nos deux clans la risée de l’Empire.
— Je te rappelle que c’est ta petite-fille et ton Démon blanc qui ont disparu.
— Ils reviendront à temps pour le mariage, dit-elle sur un ton ferme, qui ne laissait place à aucun doute possible. Je sais où ils se trouvent.
— N’essaye pas de me mentir, Fulvia Domna, sinon…
— Sinon quoi, Fils du Ciel ? » répliqua-t-elle sèchement.
Un silence tendu accueillit cette question. Comme à son habitude, la mère de Valens s’employa à calmer les esprits.
« Il est évident que cette union importe aux deux partis à égale mesure. Le Fils du Ciel, malgré sa présente colère, qui n’est guère plus qu’une expression extrême de sa frustration, ne souhaite pas se débarrasser de son neveu. Il éprouve un profond attachement à son égard. Le mariage qu’il a patiemment négocié est la preuve qu’il ne souhaite que le meilleur pour lui. Quant à Son Excellence la matriarche des Domitillii, le sort de son futur petit-fils lui tient déjà beaucoup à cœur. Ses paroles directes, qui ne se soucient pas du protocole, prouvent qu’elle est prête à tout pour défendre celui-ci, et donc, par extension, la couronne impériale. Il est touchant de voir à quel point les intérêts de nos deux clans coïncident. Malgré leurs différences superficielles, l’Aigle des montagnes est l’allié du Dragon des eaux. Cela ne fait aucun doute. »
Les deux intéressés grommelèrent leur assentiment.
« Sa présence dans la villa familiale peut s’expliquer par de nombreuses manières. Comme il l’a affirmé au Général Crassus, cette visite n’était en rien séditieuse. Il est possible qu’il ait simplement voulu montrer au Démon blanc les lieux de son enfance, et si c’est le cas, cela voudrait dire que notre Prince Kaecilius a déjà développé un lien – oserais-je dire une amitié ? – avec l’esclave de sa future épouse. L’échange de spiritus entre les deux, bien que découragé dans toute la littérature spirituelle, semble corroborer mes dires. Le Fils du Ciel saura tirer des bénéfices certains de ce rapprochement entre les deux. Après tout, l’article 6.2 du contrat de mariage accorde à Son Altesse Impériale Kaecilius l’usufruit du Démon blanc. Le clan des Domitillii est généreusement compensé pour ce sacrifice de quelques années.
— Pas la peine de nous rappeler le contenu du contrat, gronda mon oncle, qui n’avait toujours pas décoléré, mais qui gardait sa mauvaise humeur sous contrôle. Si l’union a réellement lieu, nous jugerons que Kaecilius est innocent. Si Sophia Domitillia échoue à se présenter au Palais des Harmonies dans moins de deux jours, ou que le Démon blanc ne l’accompagne pas, nous reconsidérerons le sort de mon neveu.
— Je suis soulagée de constater que le Fils du Ciel accorde l’importance qu’elle mérite à ces noces et à l’alliance historique entre nos deux camps, déclara Fulvia Domna d’une voix doucereuse.
— En attendant, Kaecilius n’est plus assigné à résidence, mais il n’a pas pour autant le droit de quitter le Palais des Harmonies. Je ne souhaite pas qu’il disparaisse afin de fomenter d’autres complots. »
Fulvia Domna laissa échapper un rire.
« Fils du Ciel… De tous ceux qui pourront, un jour, hériter de ta couronne, le Prince Kaecilius est le seul qui n’en veuille pas. Il ne montera sur le trône que le jour où on l’y obligera. À ta place, si je devais me méfier des traîtres, je dirigerais mon attention sur le Général Crassus, par exemple.
— Je connais le tempérament de vipère de Crassus, répondit mon oncle. Je sais comment le contrôler. Celui que je n’ai jamais compris, c’est Kaecilius.
— Tu n’ignores pas qu’on le surnomme le “Chien de l’Empereur”. Sa fidélité ne fait aucun doute. »
Mon oncle accueillit ces paroles avec un rire amer.
« Fulvia Domna, n’as-tu jamais été mordue par ton chien ? lui demanda-t-il.
— Mes animaux domestiques, comme mes esclaves d’ailleurs, sont bien traités. Je ne les bats qu’en dernier recours. Pourquoi leur donnerais-je envie de me mordre ? »
Il produisit un bruit de gorge dubitatif.
Leur conversation dériva très vite sur d’autres sujets sans grand intérêt. Nous nous relevâmes, mais avant que je n’eusse le temps de dépoussiérer mes soies, Valens, joyeux, m’avait pris dans ses bras.
« Tu es sauvé ! », s’exclama-t-il.
Je le repoussai gentiment.
« Ne nous emballons pas. Sophia est toujours absente, de même que le Démon blanc. Et si l’une revient, je doute que l’autre soit assez fou pour faire de même. Ma vie vient d’être prolongée de quelques jours à peine. »
Comme s’il ne m’avait pas entendu, il me serra de nouveau dans ses bras, mais cette fois, je le laissai faire. Son corps fut agité de soubresauts silencieux. Avec maladresse, je tapotais son dos.
« Je crois que je n’ai plus le choix maintenant : la fin de mon célibat vient d’être confirmée. Je suis désolé, Valens. Tu vas être le seul à devenir vieux garçon. C’est étrange, j’ai toujours cru que tu serais le premier à te marier.
— Ce n’est pas grave, déclara-t-il après s’être éclairci la gorge, la tête posée contre mon épaule. Tant que tu restes en vie, je suis prêt à assister à quinze de tes mariages. Que dis-je ? Vingt ! Et même de rester célibataire jusqu’à la fin de mes jours.
— Vraiment ? fis-je, dubitatif.
— Je n’ai pas dit que je resterai chaste non plus. »
Vulpina nous surprit en train de rire, l’un dans les bras de l’autre. Mon sang monta aussitôt à mon visage. Je lâchai mon cousin, qui sécha ses yeux humides discrètement. La peintresse me regarda de pied en cap. Elle remarqua mes robes froissées et salies, mais s’abstint de faire un commentaire sur le sujet.
« Ai-je manqué quelque chose ? Son Altesse Impériale et Sa Grâce semblent être de bonne humeur soudainement. »
J’eus la conviction qu’elle savait ce qu’il venait de se passer. Je n’aurais pu expliquer comment, mais son expression entendue la trahissait.
« Terminons vite cette séance de pose. J’ai quelque chose de très important à vous communiquer quand nous aurons terminé. »
Je regagnai ma place pendant qu’elle faisait de même. De l’intérieur de sa tunique, elle sortit un rouleau de peinture qu’elle plaça à côté de ses pigments. Curieux, Valens s’approcha d’elle et, après qu’elle eut acquiescé son assentiment, déroula la soie.
« Une villa au pied d’une montagne ? s’étonna-t-il.
— Pourquoi cette réaction ? Sa Grâce croit-elle que je n’aie peint que des portraits ? Attention, il ne faut pas l’abîmer. Pour Son Altesse Impériale, il n’a jamais existé de peinture plus précieuse que celle-ci. »
Je voulus me lever pour la découvrir moi-même, mais Vulpina, d’un simple regard, m’intima de ne pas bouger. Comme elle l’avait déclaré, nous devions d’abord terminer mon portrait.