9 - Le dieu oublié

Le dit de Lao

 

Est-ce que je suis chanceux ? Quand ils considèrent mon grand âge, beaucoup affirment que c’est le cas. Comment vivre aussi longtemps quand on n’est pas béni des Dieux ?

À mes yeux, la chance et la malchance sont deux aspects d’une même réalité, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. On la jette en l’air et quand elle retombe dans la main, on décide d’interpréter sa situation en fonction du résultat : pile, la chance nous sourit ; face, on se trouve sous le coup de l’infortune. Peu importe que l’heur soit bon ou mal, on oublie que, quel que soit le résultat, nous sommes, et demeurons, les jouets de la Fortune. Sa roue ne cesse jamais de tourner ; ce qui est bon devient mauvais, ce qui est mauvais devient bon.

Je pourrais vous donner de nombreux exemples de ces « retournements » de Fortune, comme on les appelle. Ma vie en est semée : j’ai conquis un monde pour le perdre ensuite ; j’ai aimé un homme pour le perdre ensuite ; j’ai protégé ma liberté pour…

Vous avez compris l’idée.

Sophia voulait déclarer sa flamme à celle qui était censée devenir sa belle-sœur. Comme je doutais de la sincérité de Son Excellence la Renégate, je décidai de leur courir après et d’empêcher leur romance de se développer plus avant. Je devais m’entretenir au plus vite avec Silvia afin de clarifier ses intentions une bonne fois pour toutes. Elle était une froide calculatrice, une rusée impitoyable, une stratège féroce. Sa beauté masquait mal son cœur de pierre. J’avais passé suffisamment de temps en sa compagnie, et celle de son frère, pour savoir que les deux jumeaux ne ressentaient rien. Dès leur plus tendre enfance, on leur avait appris à refouler leurs émotions, si bien qu’ils n’étaient plus capables de ressentir quoi que ce soit désormais. Ma Tillia, qui semblait avoir cultivé une sensibilité romantique à mon insu, était sur le point de heurter son cœur contre un bloc de granit. Silvia obtiendrait tout ce qu’elle voulait d’elle, foulerait ses sentiments aux pieds, avant de l’abandonner sans le moindre remords. Je me devais de protéger ma maîtresse, coûte que coûte.

Avec le recul, j’aurais mieux fait de me mêler de mes affaires.

J’eus l’impression que la chance me souriait quand Sophia trouva les appartements attribués à Silvia Hostiliana vides. Comme cette dernière était partie se balader, nous décidâmes de nous séparer pour la retrouver : Tillia ne me voulait pas dans les pattes quand elle ferait son aveu ; je souhaitais mettre la main sur la sœur de Kaecilius avant elle.

Grâce à des serviteurs zélés, j’appris qu’elle avait réclamé une audience auprès du maître des lieux qui, m’avait-on dit, la lui avait accordée. En cela, elle semblait plus fortunée que ma Tillia qui avait fait les mêmes demandes depuis son arrivée, en vain.

« Je croyais qu’il appréciait ma maîtresse, dis-je à la Goupil qui avait accepté de me guider dans ce labyrinthe de couloirs. Pourquoi a-t-il refusé de la rencontrer ?

— Il a jugé qu’il ne l’avait pas assez couverte de présents pour qu’elle ait une opinion favorable de lui.

— Dans ce cas, pourquoi accorde-t-il une audience à celle qui est arrivée ici en même temps que moi ? »

Le sourire de la Goupil se crispa légèrement. Elle me coula un regard en biais, mais s’abstint de tourner la tête dans ma direction. Elle continua d’avancer à petits pas silencieux, le dos droit, les mains posées sur son ventre. Son maintien avait de quoi rendre jaloux les serviteurs du Palais des Harmonies.

« Elle a révélé son identité, ce qui a piqué l’intérêt de notre maître.

— Comment s’appelle-t-il ? m’enquis-je.

— Son nom ne te dirait rien. Il a été oublié depuis longtemps.

— Je pourrais te surprendre », marmonnai-je, mais je n’insistai pas.

Quand nous rejoignîmes Silvia Hostiliana, elle se trouvait au bout d’un couloir, devant de hauts vantaux richement décorés. Deux Goupils, au visage impassible, stationnaient devant ces portes rouge et or. Je fus tenté d’aller tâter leurs muscles, qui saillaient sous le tissu tendu. Leur taille était plus impressionnante encore que celle des autres serviteurs, pourtant déjà grands. Il leur aurait été impossible de passer inaperçus dans notre monde. À regret, je cessai de caresser du regard la plastique impressionnante de ces gardes.

« Il faut que je te parle, dis-je à Silvia. C’est urgent.

— Je suis occupée, répondit-elle, sans m’accorder la moindre attention.

— Je le vois bien, mais ça ne peut pas attendre.

— Ne t’a-t-on jamais enseigné les bonnes manières ?

— J’ai participé à la création du protocole impérial. Tu crois que j’ignore son contenu ?

— Dans ce cas, tu sais qu’il faut attendre que la Princesse Impériale t’adresse la parole avant d’ouvrir ta bouche. »

Je lui offris mon plus beau sourire.

« Quel dommage que tu sois une renégate. Peut-être que tu n’aurais pas dû suivre ta mère en exil et perdre tous tes privilèges. »

Elle m’adressa un regard assassin, qui me fit frissonner ostensiblement. Elle s’apprêtait à me répondre quand les gardes hiératiques s’animèrent. Ils saisirent les larges anneaux en cuivre pour ouvrir les lourds battants. Leurs muscles se gonflèrent si vite que je m’inquiétai brièvement pour la survie de leur livrée qui menaçait de craquer aux coutures.

Amis, comme nul tissu ne fut déchiré durant ce déploiement de force, je n’eus aucune excuse pour aller tâter du garde.

À la place, mon attention se détourna sur le spectacle architectural qui s’offrit à nous. Derrière ces portes se trouvait un large espace circulaire, probablement une salle du trône, aux dimensions semblables aux halls d’apparat des palais impériaux. La décoration, de style républicain, vint titiller mes souvenirs. Le soleil de fin de journée, qui pénétrait de toute part grâce aux fenêtres du rez-de-chaussée, enflammait les dorures des quatre piliers principaux et faisait briller la laque rouge des douze colonnes secondaires. Celles-ci étaient disposées en un cercle extérieur afin de mieux soutenir les deux étages supérieurs, de taille réduite comme pour une pièce montée. Le plafond, à l’image de la voûte céleste, représentait des constellations sous forme d’animaux et de plantes fantastiques dans les tons verts et bleus.

« Les peintures mériteraient d’être rafraîchies, mais même dans cet état, c’est splendide », souffla Silvia.

Impressionnés, nous n’avions pas osé dépasser le seuil.

Mon esprit finit par récolter les fruits de sa lente marche à travers mes souvenirs. Il fallait être patient, mais je finissais toujours par me rappeler mon passé.

« Dans ma jeunesse, indiquai-je, il existait un temple semblable. Il a été démoli pour faire place au Palais des Harmonies. 

— Est-ce que tu as vraiment vécu plus de deux siècles ?

— Soit je suis très vieux, en effet, soit je suis un fabulateur avec d’excellentes connaissances historiques.

— L’un n’excluant pas l’autre, tu pourrais même être les deux », remarqua-t-elle, non sans ironie. 

Voyant que je n’avais pas terminé ma docte intervention, elle ajouta :

« Lance-toi, démon, je te donne l’occasion de briller. Quel était donc ce temple ? »

Fier malgré moi, je bombai le torse avant de déclarer :

« Il s’agissait du temple de Vindictus Libertus, le Dieu des esclaves affranchis, de l’esprit contestataire et de la république.

— On comprend pourquoi il a été démoli après l’instauration de l’Empire.

— Il se situait précisément à l’endroit où se trouve le Pavillon de la Longévité Tranquille.

— La demeure de mon frère ? » s’étonna-t-elle.

Je hochai la tête.

« Ma foi, un peu d’esprit contestataire lui aurait fait le plus grand bien. Dommage que cet ancien Dieu ait disparu. »

Elle fit un premier pas en avant, puis un second. Je la suivis, songeur.

« Que crois-tu qu’il arrive à une divinité dont les temples ont été détruits ? me demanda-t-elle, tout en touchant les motifs mordorés d’un des quatre piliers centraux.

— Je l’ignore. Un genius loci viendrait à se disperser, comme une poignée de cendre dans le vent. Je ne sais si c’est la même chose pour un dieu qui s’est nourri de la ferveur d’une population tout entière durant plusieurs siècles. La destruction de tous ses temples pourrait être l’équivalent d’une mise à mort. Mais, tout comme les hommes, certaines divinités sont capables de se réinventer… Qui sait ce qu’est devenu Vindictus Libertus ? De nos jours, il pourrait tout aussi bien porter une tunique légère et s’appeler Cypris. »

Elle essaya de garder son sérieux, refusant de me montrer à quel point elle trouvait ma compagnie divertissante. Elle continua son inspection jusqu’à ce qu’une porte latérale grinçante n’attire notre attention. Un vieillard, soutenu par deux serviteurs, s’avança alors sur le dais en direction du trône. Le crâne dégarni, les joues creusées, il portait une longue barbe effilée. Ses robes, d’un style en vogue durant les derniers soubresauts de la République, avaient connu de meilleurs jours. Si l’on m’avait demandé d’imaginer le premier être à avoir foulé les terres sériennes, c’était exactement l’image que je me serais faite de cet ancêtre – surtout si on m’avait dit qu’il était toujours en vie.

« La distance entre la porte et le trône semble s’allonger de jour en jour, maugréa-t-il, à l’attention de ses deux serviteurs. Est-ce que vous le faites exprès ? »

Sa voix tonnante contrastait avec sa frêle physionomie. Il avait la même prononciation que le Goupil que j’avais baratiné plus tôt dans l’après-midi.

Il se laissa tomber, plutôt qu’il ne s’assit, sur son trône. Il poussa un grognement, qui aurait pu tout aussi bien être de satisfaction que d’agacement à l’égard de ceux qui le pouponnaient.

« Où est-elle ? Je ne la vois pas. Et cette lumière ! On y voit comme dans un naos souterrain. Je vous ai déjà dit d’éclairer davantage le hall. Bon sang de moi-même, est-ce que vous le faites exprès ? »

Je regardai tout autour de moi pour vérifier que je n’hallucinais pas. L’espace était baigné par les derniers rayons du soleil, qui se réfléchissaient de dorure en dorure. Même ses vieilles robes claires resplendissaient d’un éclat féroce, m’obligeant à détourner le regard. Le vieillard n’était pas loin d’être aveugle ; aucune luminosité ne parviendrait à éclairer son champ de vision. Bientôt, il serait condamné à la nuit éternelle. Les deux Goupils supportèrent ses récriminations sans paraître affectés.

Silvia s’avança au centre de la pièce. Je la suivis, mais demeurai derrière elle, dans son ombre. Puisque je n’avais pas été invité, il valait mieux que je me fasse discret pour le moment.

« Elle est ici, Excellence, déclara-t-elle. Silvia Hostiliana te remercie de lui accorder cette entrevue. »

Il se pencha en avant, léchant ses lèvres sèches.

« Plus près. Avance plus près. »

Ce qu’elle fit jusqu’à ce qu’elle se trouve au pied du dais, à quelques coudées à peine du vieillard. Les deux assistants ne semblèrent pas s’inquiéter de la sécurité de leur maître. Ils regardaient droit devant eux, comme s’ils ne prêtaient aucune attention à notre présence. Ce dont je doutais fort.

« C’est donc à cela que ressemble une Hostiliana. J’aurais imaginé des traits plus nets pour une descendante de cet illustre clan. »

Dans sa bouche, le mot illustre avait revêtu le manteau de l’insulte. Admiratif de son talent, je répétai, dans un murmure, ce qu’il venait de dire dans l’espoir d’être capable, moi aussi, d’offenser mes hôtes avec des compliments, mais j’échouai à reproduire cet effet.

« Je suis désolée que mon apparence déçoive Son Excellence, répondit Silvia, les mâchoires serrées.

— Je ne suis pas une Excellence. Ce titre est réservé aux mortels, à ceux qui peuplent l’entourage des Usurpateurs.

— Comment dois-je m’adresser à notre hôte, dans ce cas ? »

Silvia savait faire preuve d’humilité lorsque c’était nécessaire. Ce spectacle me mit mal à l’aise. C’était comme voir une lionne témoigner du respect à une fouine moribonde.

« Je ne goûte guère au titre, mais, puisque tu insistes, Hostiliana, tu peux m’appeler “Ô divin” », répondit-il avec sérieux.

Je ne pus contenir mon amusement, ce qui m’attira les foudres de Silvia, mais aussi celles des serviteurs.

« Tu n’es pas seule », s’étonna le vieillard.

Après un pas de côté, je m’avançai au même niveau que la renégate. Je fis une courbette élaborée, tel qu’on les pratiquait du temps de la guerre civile.

« Ô divin, dis-je, je suis le minable esclave de Sophia Domitillia, la plus belle et la plus douée des Vertueuses de sa génération. Ta générosité à son égard mérite d’être louée pour des siècles et des siècles.

— Quel est ton nom ? aboya-t-il.

— Mon nom, ô divin ? Il importe bien peu en ta présence. »

Il plissa ses yeux et tendit sa main comme pour me toucher.

« Tu ne ressembles pas à un sérien. Qu’as-tu fait à tes cheveux ? Est-ce la nouvelle mode à Alba ? Les Sériens sont devenus un peuple de dégénérés.

— Ma chevelure est naturellement blonde, indiquai-je, si blonde qu’elle paraît même blanche à l’occasion.

— Et ta peau ?

— D’un joli rose pâle, évidemment.

— Et tes yeux ?

— Ils voient bien, je te remercie, ô divin.

— La forme. Je veux savoir la forme.

— De mes yeux ? demandai-je, surpris.

— Bien évidemment ! Pas de tes lèvres.

— Mes lèvres sont pourtant très belles, lui assurai-je. Souhaites-tu que je te les décrive ? »

Il poussa un grognement frustré. J’étais en train de l’agacer.

« À première vue, on dirait ceux d’une chouette, intervint Silvia, un soupir dans la voix. Mais une plus longue observation indiquerait qu’ils ont la forme de l’amande.

— Des yeux en amande ? répéta-t-il. C’est décevant. Et d’où viens-tu pour avoir un physique aussi laid ? »

Je reçus l’insulte avec autant de calme que possible. S’il m’avait redemandé la couleur de ma peau, j’aurais pu lui sortir qu’elle était rouge-colère.

« Ça t’intéresse, n’est-ce pas ? Tu ne serais pas le premier. Je ne viens pas de ce monde. Ou plutôt, vu que ce palais ne se situe pas dans “ce monde”, mais dans une autre réalité, disons que je ne suis pas sérien.

— Démon, siffla Silvia pour me rappeler à l’ordre.

— Un démon ? » grinça le vieillard.

Je fis ma courbette élaborée, une seconde fois.

« Ô divin, mon nom est Laodamas, mais plus personne ne m’appelle ainsi. De nos jours, je suis le simple Lao, esclave de Sophia Domitillia… mais tout le monde me surnomme…

— Le démon blanc ! » s’exclama notre hôte.

Un sourire ravi fleurit sur mes lèvres.

« Tu me connais aussi ? »

Ma joie ne fut que de courte durée.

« Gardes ! tonna-t-il. Gardes, saisissez-vous de lui ! »

Les deux zigues stationnés à l’extérieur du hall débarquèrent aussitôt.

« Arrêtez le Démon blanc sur le champ. »

Sans ménagement, ils saisirent chacun un de mes bras pour m’empêcher de bouger. Je protestai, tout en essayant de me libérer, mais leur grippe ne fit que se resserrer.

« Je vais avoir des bleus si vous continuez comme ça. Ma peau marque facilement, me plaignis-je. Maltraiter la possession de ton hôte, ô divin… Quel manque d’hospitalité ! Quand ma maîtresse va l’apprendre, tu vas voir dans quelle humeur… »

Qui pouvait savoir comment réagirait ma Tillia ? Je ne me donnai même pas la peine de terminer ma phrase. Elle était capable de lui donner sa bénédiction s’il avait une raison valable à ses yeux.

« Cela fait une éternité que Vindictus Libertus rêve de te rencontrer en personne, me dit-il.

— Où est-il ? demandai-je, en regardant autour de moi.

— En face de toi, imbécile d’esclave ! » grogna-t-il.

Il était Vindictus Libertus. Une fois qu’il l’eut dit, cela m’apparut évident. Après tout, n’était-il pas assis sur un trône à l’intérieur de la réplique de son ancien temple ? Doh.

« Cette manie des Sériens de parler d’eux à la troisième personne… » maugréai-je dans ma barbe.

Puis, je déclarai à voix haute :

« Ces deux derniers siècles n’ont pas été tendres envers toi. Je me souviens de l’immense statue dans ton temple. Tu étais jeune et beau, représenté dans la force de l’âge. Mais il est vrai que les dieux, comme les mortels, sont vains. Tu avais demandé au sculpteur de te rajeunir, n’est-ce pas ?

— Démon, tu n’arranges pas ton cas », me prévint Silvia, qui gardait son calme avec une facilité déconcertante.

Je décidai de l’ignorer. Après deux siècles à dire le fond de ma pensée, ce n’était pas maintenant que j’allais faire preuve de prudence.

« Et si tu demandais à tes gardes de me relâcher, ô divin ? En l’honneur du bon vieux temps. Tu ne dois pas en rencontrer souvent des démons qui ont visité ton temple avant sa destruction, n’est-ce pas ? Écoute, je crois même me souvenir d’avoir brûlé quelques prières sur des morceaux de papier en même temps que des bâtonnets d’encens. Ça doit bien compter pour quelque chose. Non ?

— Qu’est-ce que Vindictus Libertus compte faire de lui ? » intervint Silvia.

Cette question sembla réveiller notre vieillard qui, vu son manque de réaction, s’était endormi les yeux ouverts.

« Le mettre à mort, évidemment. »

Un de ses assistants se pencha vers lui pour lui murmurer quelques paroles à l’oreille.

« Vraiment ? Tu es sûr ? s’étonna-t-il. Je me fiche des autres dieux ! Ils n’ont pas levé le petit doigt quand on a détruit tous mes temples. »

Le Goupil lui répondit sans que je ne puisse entendre autre chose que des chuchotements.

« Puisque tu insistes, bougonna-t-il, avant de lui faire un signe de la main. Mais dans ce cas, rajoute l’autre à la liste. Son ascendance la rend suspecte. »

Le serviteur fit quelques pas en avant. Je dus lever la tête pour mieux le voir.

« Laodamas…

— Appelle-moi Lao.

— … Surnommé le Démon blanc, tu es en état d’arrestation.

— Mais quel crime ai-je encore commis ?

— Tu es accusé d’avoir assassiné la république et d’avoir facilité l’instauration de l’Empire.

— Ah ! Non ! Vous n’allez pas me faire porter cette responsabilité. J’étais un esclave quand…

— Tu auras l’occasion de faire entendre ta défense. Garde-la pour plus tard. Silvia Hostiliana…

— Oui ? s’enquit l’intéressée.

— Tu es aussi en état d’arrestation. Le chef d’inculpation est identique à celui du Démon blanc. »

Quand Son Excellence la Renégate s’exclama alors que c’était absurde, puisqu’elle n’était pas encore née deux siècles plus tôt, contrairement à moi, le Goupil resta sourd à ses protestations. Comme de nouveaux gardes entraient dans la salle circulaire pour se saisir d’elle, elle leur adressa un regard à même de congeler un glacier.

« Je suis une princesse impériale…

— Renégate, précisai-je.

— Et je mérite d’être traitée avec le respect dû à me rang. »

Pendant un moment, Vindictus Libertus et son assistant délibérèrent avant de lui donner raison.

« Escortez-la à ses appartements, déclara le dieu oublié. Tant qu’elle n’essaye pas de s’échapper, ne la touchez pas. Quant à lui, jetez-le en prison. Un esclave ne mérite pas mieux en attendant sa mise à mort.

— Pour le dieu des affranchis, je te trouve bien implacable envers les esclaves, protestai-je. Imagine la déesse des grenouilles qui se moquerait du sort des têtards. Ça n’a pas de sens.

— Si Vindictus Libertus se souciait de ton sort, démon, me dit-il, il serait devenu le dieu des esclaves. Le jour où tu recouvres la liberté, je m’intéresserai à toi… mais n’aie crainte, je m’assurerai que cela n’arrive jamais. »

Un sourire sadique étira ses fines lèvres. Ce dieu aurait dû disparaître en même temps que ses temples.

« Et dire qu’à l’époque, j’avais essayé de les faire tous changer d’avis, maugréai-je. Si j’avais su, j’aurais détruit ton temple moi-même, ô divin. »

Je fus traîné hors de la pièce alors que Vindictus Libertus me menaçait de m’étrangler de ses divines mains. Étant donné son état chétif, j’aurais bien aimé l’y voir. Ses assistants le forcèrent à se retirer dans ses appartements. Malgré sa colère évidente, il leur obéit aussitôt tel un prisonnier docile. Ce comportement, étrange chez un dieu, fit naître en moi un doute qui ne ferait qu’enfler par la suite : et si les Goupils n’étaient pas ses serviteurs, comme je l’avais initialement pensé, mais ses geôliers ?

Durant tout le temps que dura le trajet jusqu’aux cellules de la villa, je ne pus contenir mon hilarité. L’idée que le dieu de la liberté puisse n’avoir aucune liberté d’action avait de quoi me réjouir.

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