Cinquième rouleau de Kaecilius
Trois jours avant le mariage
Malgré sa petite taille, Fulvia Domna Domitillia avait un charisme intimidant. Elle m’attendait, imperturbable, assise sur un coussin que lui avait préparé Euphemio. Devant elle, il avait disposé le nécessaire pour une dégustation de thé. D’après les effluves qui me parvenaient, il avait ordonné à mes esclaves d’apporter l’une de mes meilleures récoltes. Il m’adressa un sourire rassurant avant d’incliner sa tête en signe de respect.
La matriarche du clan des Domitillii portait des robes aux manches longues cérémonielles, peu pratiques comme tous les vêtements de cour. Sa chevelure poivre et sel était ramenée vers le haut en un chignon élaboré, tenu par des épingles à cheveux en or dont l’extrémité ressemblait à des plumes de paon stylisées. Son visage n’était pas fardé ; Fulvia Domna laissait à la jeunesse les jeux de la séduction. Elle préférait dominer plutôt que de charmer.
« Est-ce que vous couchez encore ensemble ? » nous demanda-t-elle sans préambule.
Euphemio rosit aussitôt. Je préférai garder le silence pendant que Valens m’aidait à m’asseoir en face de mon hôte.
Même s’ils ne fréquentaient pas la cour avec assiduité, les Domitillii semblaient bien renseignés sur les mœurs de la famille impériale.
Ne fais pas attention à cette vieille fouine, intervint Lao. Son seul plaisir dans la vie est de savoir qui couche avec qui. Si tu veux mon avis, c’est une frustrée.
Le grincement dans sa voix m’indiqua qu’il était loin de la porter dans son cœur.
« Quoi qu’il en soit, poursuivit-elle, n’oublie pas que l’une des clauses du contrat de mariage interdit que tu prennes une concubine… ou dans ton cas, un concubin.
— Bonjour à toi, Fulvia Domna. C’est un honneur de te recevoir. »
Ma salutation sembla l’amuser, mais elle poursuivit le train de sa pensée, comme si je ne l’avais pas interrompue.
« Peu importe ce qui vous lie. Toute intimité devra cesser dans trois jours. »
Elle m’observa un petit moment avant d’ajouter :
« Vu ton état, il semble invraisemblable que tu profites du peu de temps qu’il te reste pour t’adonner à des excès de la chair. En cela, tu diffères de ton cousin Crassus. »
Je me penchai pour servir le thé, mais Euphemio me fit signe qu’il préférait s’en charger lui-même.
« Puisque nous parlons de contrat, voici la dernière version révisée par nos avocats », dit-elle avant de poser une liasse de papiers sur la table basse qui nous séparait.
Je n’avais pas eu besoin de lire les versions précédentes pour savoir qu’il contenait de nombreuses clauses abusives, ajoutées par les deux partis pour protéger leurs intérêts. Appeler cela un « contrat de mariage » était un abus supplémentaire, cette fois de langage.
« Je crains que la cérémonie n’ait pas lieu, fis-je avec un sourire navré. Son Excellence n’a-t-elle pas entendu les rumeurs ?
— Lesquelles au juste ? Celle où tu as comploté contre l’Empereur avec ta sœur et cet imbécile de Titus Protervus ? Celle où Alba t’a accordé sa bénédiction ? Ou celle où tu as perdu la raison ?
— Les trois, j’imagine », répondis-je, sans cacher ma lassitude.
En silence, elle prit sa tasse et, songeuse, regarda les feuilles qui en tapissaient le fond.
« Si la première est juste, ma foi, notre alliance n’en sera que plus fructueuse. Quant à la seconde, elle peut s’avérer utile pour plaire au peuple superstitieux. Il y a de nombreuses manières de gouverner. Recevoir le soutien des Dieux garantit une certaine stabilité. Si le Fils du Ciel pense que du pain et des jeux suffisent, il ne demeurera pas longtemps sur le Trône de Jade. »
Cette pensée séditieuse sembla l’emplir de joie.
« Et si tu as perdu la raison suite à cet incident spirituel avec notre Démon blanc… Ah ! Cela te fait un point commun avec ma petite-fille. »
Lao choisit ce moment-là pour protester avec virulence, outré qu’elle eût pu affirmer que Sophia Domitillia avait perdu la raison. (La vulgarité de ses paroles, que je fus le seul à entendre, ne mérite pas d’être retranscrite dans ce rouleau.)
Comme je posais mes yeux sur le contrat, je remarquai :
« En effet, il faudrait être fou pour accepter ces clauses. Dans toute l’histoire de l’Empire, ce serait bien la première fois que l’on interdit aux époux de prendre des concubins et des concubines.
— C’est aussi la première fois que les deux clans les plus puissants s’allient, releva-t-elle. Par conséquent, il est nécessaire d’adapter la coutume sérienne à ces circonstances exceptionnelles. »
Je bus une gorgée de thé afin de me laisser le temps de la réflexion. Céder à l’agacement que j’éprouvais était tentant, mais cela ne m’amènerait nulle part.
« Je suis consciencieux de nature, soulignai-je. Je connais mes obligations et je ne m’y soustrairai pas. Toutefois, Son Excellence n’ignore pas que mes préférences ne me portent guère vers la gent féminine. M’interdire de prendre un concubin s’apparente donc à une forme de cruauté qui ne manque pas de m’interpeler. Votre clan me hait-il à ce point ? »
L’idée lui apparut à ce point ridicule qu’elle se mit à rire.
« Kaecilius, tu n’es plus si jeune, mais tu me sembles bien naïf… En général, le mariage se fait par absorption. Tantôt le marié, tantôt la mariée, quitte sa famille pour aller vivre dans une autre et accepte même de changer de nom. Ton union avec Sophia aura ceci de particulier que votre appartenance à votre clan d’origine ne changera pas. Vos biens ne seront pas transférés ; vous disposerez seulement de l’usufruit de ce que l’autre possède. Une telle union est fragile. Tu comprendras donc que les Domitillii, tout comme les Hostiliani d’ailleurs, ne veulent pas mettre en danger cet équilibre précaire en permettant l’intrusion d’un élément perturbateur. Si tu venais à prendre un concubin, ou pire, une seconde épouse, ou si Sophia, dans sa folie qui la caractérise, souhaitait un second mari plus à même de la satisfaire au lit, qu’arriverait-il à cette alliance ?
— Nous retirant toute source de bonheur, c’est comme si, dès le départ, vous nous condamniez au divorce. »
Son sourire s’agrandit. Elle tapota le contrat avec son ongle.
« Il n’y aura pas de divorce sans l’accord du patriarche des Hostiliani et le mien. Vous ne pourrez pas vous séparer à moins que les deux clans ne le décident. »
Je laissai éclater un rire amer.
« Son Excellence a raison. Je suis naïf. Puisque nous importons si peu, vous devriez même faire sans nous. »
Euphemio, qui se trouvait derrière Fulvia Domna, me fit un signe négatif de la tête, choqué que je puisse m’exprimer ainsi devant la matriarche des Domitillii. Celle-ci, toutefois, sembla considérer ma suggestion avec sérieux.
« Je ne nierai pas le fait que si tu épouses ma petite-fille, ta vie privée ne sera pas aisée, mais sache que tes sacrifices recevront une juste compensation. »
Je repris ma tasse, y trempai mes lèvres, avant de lui demander :
« Qu’ai-je donc à gagner ?
— Mais tout, voyons ! » s’exclama-t-elle.
Lorsqu’elle fit mine de se lever, Euphemio se précipita pour l’aider mais elle refusa son assistance. L’âge n’avait pas diminué sa souplesse. Elle se releva, toute seule, et me fit signe de faire de même. Valens ne me laissa pas le temps de me ridiculiser devant elle et me soutint jusqu’à ce qu’il se soit assuré que mes jambes ne me trahiraient pas.
Elle contourna la table basse afin de s’approcher de moi. Sans me demander la permission, elle vint poser une main à la naissance de mes reins et l’autre, à même mon sternum, sur la porte du Palais écarlate, là où le souffle est sublimé en énergie spirituelle. Ce geste intime me rappela le comportement d’une aïeule à l’égard d’un enfant souffreteux.
« Il est temps de faire circuler ton spiritus, me dit-elle après avoir écouté ce que lui disait mon corps. Allons nous promener, toi et moi. »
Valens et Euphemio voulurent nous suivre, mais elle les arrêta.
« Euphemio, je pense accepter ton offre. Ce n’est pas tous les jours que l’on me propose un prêt sans intérêt. Viens me voir à Tempérance-des-Cieux dans quelques jours. Nous discuterons les détails de cette affaire, ainsi que d’autres opportunités d’investissement. »
Mon ancien esclave accueillit cette annonce en faisant une révérence, le plus bas possible, comme s’il s’agissait du plus grand honneur qu’on lui ait fait. C’était donc ainsi qu’il l’avait convaincue de me rendre visite. J’ignorais les détails de la proposition financière qu’il lui avait soumise, mais, si cela m’inquiétait, je chassai assez vite ces pensées négatives. Euphemio n’avait jamais perdu de l’argent. Même s’il m’aimait outre mesure et qu’il était prêt à tout pour me sauver la vie, il était improbable qu’il fît un choix à même de mettre à mal son petit empire financier.
« J’espère avoir l’occasion de te revoir, jeune Valentius. Transmets mes salutations les plus respectueuses à ta mère ; sans elle, cette union n’aurait pas été envisageable. »
Quand nos regards se croisèrent, Valens sembla s’excuser en silence du rôle de sa mère dans la tragédie qu’était devenue ma vie.
Fulvia Domna passa son bras autour du mien, sans que je sache qui était supposé soutenir l’autre.
« Je crois savoir que le Jardin des Vagabondages du Plaisir n’est pas loin de ce pavillon, m’indiqua-t-elle. Allons nous y promener. »
Quand je voulus protester et lui rappeler que j’étais officiellement assigné à résidence, elle posa une main sur la mienne, comme pour m’apaiser.
La vieille bique n’est pas de nature à réconforter qui que ce soit. Ne te fais pas avoir, me conseilla Lao.
« Je m’occuperai de ton oncle après notre conversation, me dit-elle. Quant à tes gardes, penses-tu qu’ils oseront s’en prendre à moi ? »
Ses yeux brillèrent d’un éclat aussi amusé que féroce. Je me contentai de secouer la tête. Personne n’oserait la contrarier, ou lui imposer un quelconque refus, de crainte de déclencher une guerre civile et de s’attirer les foudres du Fils du Ciel. Mon oncle s’attribuait la prérogative de lancer les hostilités, et le plaisir qui en découlerait.
Nous marchâmes en silence jusqu’au moment où nous arrivâmes à l’entrée du jardin. Contrairement à ce que j’avais espéré, et malgré la chaleur lourde de cette fin d’après-midi, de nombreux courtisans s’y promenaient en petits groupes de trois ou quatre.
« On avance la tête haute et on se détend », me souffla-t-elle.
Puis, elle se mit soudainement à rire, comme si je venais de faire un trait d’esprit, ce qui finit d’attirer tous les regards sur nous. Je me forçai à suivre ses conseils, qui s’apparentaient davantage à des ordres. Elle resserra sa prise autour de mon bras et se mit à marcher avec lenteur et majesté.
« La présence de Son Excellence à mes côtés risque d’enflammer les rumeurs, murmurai-je.
— J’espère bien, me répondit-elle, tout en saluant d’un bref mouvement de tête des eunuques de haut rang, abasourdis par le spectacle que nous leur offrions.
— N’avez-vous pas peur que les Domitillii soient accusés de trahison par association ? »
Elle eut un rire cristallin.
« Si nous avions voulu assassiner le Fils du Ciel, il ne serait déjà plus en vie.
— Je ne comprends pas, reconnus-je. Pourquoi Son Excellence a-t-elle souhaité se montrer ici et maintenant ?
— N’ai-je pas le droit d’apporter mon soutien à mon futur petit-fils ?
— Mon oncle interprétera cette balade comme une insulte faite à sa personne. Il va être furieux. »
Curieuse de mes réactions, elle tourna son attention vers moi. La tête inclinée, elle me demanda :
« N’es-tu pas las d’être le chien de l’Empereur ? De toujours te soucier de ce qu’il pense ? N’est-il pas vain d’essayer de lui faire plaisir ?
— Il est sur le point d’ordonner mon suicide », déclarai-je, le visage grave.
Au lieu de répondre, elle m’indiqua un banc à l’ombre d’une pergola et me proposa d’aller nous y asseoir. Il s’agissait d’un endroit stratégique, qui démontrait sa familiarité avec ces jardins : nous étions visibles de tous, mais nos paroles seraient feutrées par la végétation. Quand nous fûmes à l’ombre, l’un à côté de l’autre, elle prit ma main entre les siennes.
« Mon enfant… », commença-t-elle.
Je ne l’ai jamais vu faire preuve de tendresse envers ma Tillia. Reste sur tes gardes, m’avertit Lao.
« … À quelques jours à peine du moment le plus important de ta vie, tu te retrouves affaibli, ton maître s’est retourné contre toi et le Fils du Ciel – ton oncle ! – envisage de se débarrasser de toi.
— Je suis une cause perdue. Son Excellence devrait mieux utiliser ses journées.
— Que nenni ! fit-elle en faisant la moue. Cette discussion est le meilleur investissement de mon temps et de mon énergie. Ce mariage doit avoir lieu. Ton oncle souhaite récupérer notre Démon blanc ; je souhaite, quant à moi, mettre la main sur l’arrière-petit-fils de la Grande Impératrice.
— Ma valeur diminue à chaque minute qui passe.
— Seule une myope, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, croirait cela. Ta valeur, me dit-elle en embrassant la vue panoramique d’Alba qui s’étendait devant nous, est plus grande que ce paysage saisissant. Un jour, tu seras amené à devenir Empereur. Considère les Domitillii comme tes alliés. Depuis ta tendre enfance, tes qualités m’ont toujours impressionnée. À juste titre, elles émerveillaient aussi ton arrière-grand-mère, qui te préférait à tous les autres rejetons du clan impérial. Malgré nos différences et nos différends, j’éprouvais un immense respect pour elle. C’était un honneur que de l’avoir pour ennemie. Malheureusement, je ne peux en dire autant de celui qui siège sur le Trône de Jade. Ses ruses manquent de finesse, mais que peut-on espérer d’un soldat ? Tu es d’une autre trempe. Le fait que tu ne souhaites pas devenir Empereur est la preuve, à mes yeux, que tu connais déjà les sacrifices qui te seront imposés. C’est une charge effrayante, j’en conviens, mais la survie du peuple sérien doit reposer entre des mains dignes de confiance. Celles d’Aelius ne sont bonnes qu’à tripoter ses amantes. Nous avons besoin d’un vrai Vertueux sur le Trône de Jade.
— Je ne suis pas à la hauteur, répondis-je, avec sincérité. Le pouvoir enivre tous ceux qui y goûtent. Leurs vices deviennent incontrôlables.
— Est-ce ainsi que tu vois la Grande Impératrice, enivrée et pleine de vices ? »
Je secouai la tête.
« Elle est l’exception qui confirme la règle. Je suis loin de lui ressembler. »
Ses lèvres s’étirèrent en un sourire sincère. Elle se tourna vers moi et me considéra, les sourcils arqués.
« Tu n’es certainement pas prêt, maintenant, mais, dans quelques années, après avoir vécu davantage, avoir suivi l’enseignement de meilleurs maîtres, avoir fait mûrir ton expérience, tu seras à même de devenir un monarque éclairé. »
Je ne souhaitais pas entretenir de telles ambitions. Être prince de rang impérial me suffisait amplement. Je voulais qu’on me laisse libre d’explorer la Voie Vertueuse.
« Pour commencer, dis-je, il faudrait que je survive à la situation dans laquelle je me trouve présentement… »
Elle acquiesça. Mes paroles semblaient l’amuser.
« Souhaites-tu me faire confiance ? me demanda-t-elle.
— Mon oncle ne se laissera pas convaincre facilement. On me dit qu’il a déjà décidé que je ne lui servais plus à rien.
— Je peux facilement lui démontrer le contraire. Mais tu n’as pas répondu à ma question. Permets que je la reformule : souhaites-tu vivre et t’allier aux Domitillii ?
— Qu’est-ce que Son Excellence demande en retour ? » voulus-je savoir, suspicieux.
Cette sorcière va réclamer ton âme, ou ton sang, ou pire. N’accepte pas son aide !
« Tout est écrit dans le contrat, Kaecilius. Ce que je veux ? Ce mariage, évidemment. Rien de plus, rien de moins. Je ne te demanderai pas de trahir les Hostiliani. Contrairement à ta mère et à ta sœur, je sais que cela te coûterait beaucoup.
— Vous misez sur le mauvais cheval, l’avertis-je.
— Le cheval de course ne sait pas encore qu’il est un dragon. »
Elle faisait référence à l’emblème de mon clan. Songeur, je gardai le silence longuement, les yeux posés sur Alba qui s’étendait à nos pieds.
N’accepte pas son offre. Elle est fourbe et retorse. Ce contrat de mariage est pire que l’esclavage. Et, dans ce domaine, je sais de quoi je parle ! Ta vie ne t’appartiendra plus.
— M’a-t-elle seulement appartenu un jour ? lui demandai-je.
— Tu le regretteras. Et cette interdiction de prendre des amants ou des concubins… C’est… c’est… absurde. Inhumain !
— Et que devrais-je faire à la place, démon ? Mourir ?
Lao n’eut rien à répondre à cela.
Elle me tira de mes pensées et me ramena à l’instant présent.
« Je ne souhaitais pas utiliser cet argument, mais… »
Elle me montra un couple qui discutait de manière animée à l’autre bout du jardin. L’homme, qui semblait porter des habits aussi riches et colorés que ceux du Fils du Ciel, faisait de grands gestes, comme pour chasser la femme, dont les accoutrements rappelaient ceux d’une courtisane. Je plissai les yeux pour mieux voir, mais la distance et la clarté du soleil m’empêchèrent de reconnaître leurs visages.
Toutefois, mon corps fut plus rapide que mon esprit. À peine un frisson m’avait-il parcourut de la tête au pied que je fus saisi d’une série d’éternuements. Ce couple divin venait de déclencher mon allergie. Ma réaction incontrôlable amusa Fulvia Domna.
« Ainsi donc, la rumeur disait vrai, déclara-t-elle. Tu as bien rencontré la Divine Alba. As-tu déjà fait la connaissance de l’esprit protecteur du Palais ? »
Je secouai la tête vivement. Les battements de mon cœur s’étaient accélérés. Ma gorge sèche m’obligea à déglutir.
« Je peux faire les présentations, si tu le souhaites.
— Il vaut mieux éviter, répondis-je, prudent. Ma précédente entrevue m’a valu d’être dans l’état pitoyable qui est le mien. »
Compatissante, elle tapota ma main.
« Ces deux genii locorum ne se supportent pas, m’informa-t-elle. Le Palais des Harmonies est une ville à l’intérieur de la Ville. Deux mondes qui n’ont rien en commun mais qui doivent apprendre à vivre ensemble. Le peuple rustre épaule contre épaule avec l’honnête noblesse. Quand j’étais petite et que ma mère m’amenait à la cour, je trouvais leurs disputes extrêmement divertissantes. Crois-tu qu’ils soient mariés ? Quoiqu’il en soit, dès qu’ils se trouvent dans un même lieu, ils ne peuvent pas s’empêcher de se quereller comme un vieux couple. Mais… sais-tu ce qu’ils ont en commun ?
— Lui aussi veut des fêtes en son honneur qui durent plus longtemps que celles que l’on organise pour les palais provinciaux ? » tentai-je.
Ses sourcils se froncèrent ; ma suggestion la décontenança un bref moment. Elle ne semblait pas être au courant des demandes de la Divine Alba. Si elle me crut fou, elle garda le fond de sa pensée pour elle-même.
« Non. Les deux t’adorent et feraient tout pour s’assurer que ton futur soit glorieux. Voudrais-tu vraiment leur déplaire en refusant l’assistance que je suis venue t’offrir ? »
Je fermai les yeux, convaincu qu’un mal de tête allait poindre entre mes sourcils.
« J’accepte l’aide de Son Excellence, déclarai-je enfin, résigné. Si mon oncle ne réclame pas mon suicide et que Sophia revient à temps, je me soumettrai à ce mariage. »
En entendant mes paroles, elle se mit à soupirer d’aise.
« Je m’occupe des détails. Quant à toi, assure-toi d’être en forme pour ta nuit de noces. »
Retenant un gémissement pathétique, je cachai mon visage entre mes mains et priai pour que les dieux infernaux déchirent la terre sous mes pieds et m’avalent sur-le-champ.
Malgré la présence de deux genii locorum à quelques pas de moi, mes prières demeurèrent sans réponse.