7 - L’interrogatoire

Quatrième rouleau de Kaecilius

 

Trois jours avant le mariage

 

Il fallut attendre que le scribe se fût installé. Sous sa perruque de mauvaise qualité, le pauvre commis suait à grosses gouttes. Il devait s’agir de la première fois qu’il se trouvait en présence de trois princes du clan des Hostiliani. Le pinceau lui glissa des doigts à plusieurs reprises, mais, après un effort surhumain, il finit par pouvoir tracer les caractères à une vitesse convenable.

Crassus, qui, habituellement, ne souffrait pas l’incompétence de ses subordonnées ni de perdre son temps, demeura calme pendant que l’on préparait l’interrogatoire. Son humeur était excellente ; il assistait aux dernières heures de l’héritier présumé de la couronne impériale. Dans quelques jours à peine, une fois que j’aurais été poussé au suicide, il serait reconnu comme le successeur de mon oncle. Il deviendrait, de facto, l’homme le plus puissant après le Fils du Ciel, bien plus puissant que je ne l’étais, car il commandait plusieurs armées. Les mains moites d’un scribe n’allaient pas ternir sa joie.

« Avant que nous commencions, fit-il, puis-je te présenter une artiste de talent ? Comme je sais que tu es un grand amateur d’art, je souhaite rendre cette expérience la plus plaisante possible. »

Il fit signe à une personne que je n’avais pas remarquée jusqu’alors, car elle attendait en retrait du groupe.

« Vulpina, viens ici. »

L’intéressée, qui était en train de humer une fleur, se releva, prit son nécessaire de peinture avec elle, et approcha à petits pas. Ses traits étaient si harmonieux qu’ils semblaient à peine humains. On aurait pu croire à une apparition divine. Valens, qui était plus sensible à la beauté féminine que je ne l’étais, oublia même de respirer. Pour ma part, je me contentai de froncer les sourcils. Son visage me semblait familier, mais je n’arrivais pas à me rappeler où je l’avais vu.

« Il se trouve qu’en plus d’un beau minois, Vulpina est l’une des meilleures portraitistes que l’on puisse trouver à Alba. Je l’ai ramenée à la capitale dans mes bagages, pour ainsi dire.

— Tu es renommé pour cueillir les plus belles femmes lors de tes campagnes.

— Mon goût est infaillible et mon œil les repère de loin ! »

Comme elle était plus grande que la moyenne, n’importe qui aurait fini par la remarquer. Ses manières étaient impeccables. Elle avait gardé son regard fixé au sol. J’appréciai ce type d’attitude respectueuse. On aurait pu croire qu’elle avait passé toute sa vie à la cour impériale.

« Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrés ? lui demandai-je.

— Impossible, répondit Crassus à sa place. Elle n’a jamais mis les pieds dans cette partie de l’Empire auparavant.

— D’où viens-tu ? voulus-je savoir, tout en ignorant mon cousin.

— Elle ne peut pas te répondre, poursuivit ce dernier. Elle est muette. Ce qui est parfait. »

Je choisis de ne pas explorer ce sujet plus avant. Bien que de naissance libre, si Vulpina faisait partie de l’entourage de Crassus, il y avait de fortes chances qu’elle fût aussi son amante, de gré ou de force.

« Installe-toi donc, ordonna mon cousin. Tu vas peindre son portrait. Nous devons immortaliser le moment où Son Altesse Impériale le Prince Vertueux Kaecilius Hostialianus… »

À dessein, il fit une pause, observant ma réaction. Puis, un sourire mielleux naquit sur ses lèvres.

« … Triomphe en rétablissant la vérité. »

Plutôt que de réagir à ce qu’il venait de dire, j’ordonnai à mes esclaves d’amener la collation qu’ils avaient préparée pour mes hôtes. Pendant que l’on disposait la nourriture sur une table basse, Vulpina installa un rouleau de papier, tendu entre deux bâtons en bois, et commença à saisir mon portrait. J’eus l’impression que son regard perçant pouvait voir jusqu’au spiritus qui coulait dans mes méridiens.

« Tu es accusé d’avoir comploté contre notre oncle…

— Le Fils du Ciel, pour toi, corrigeai-je sur un ton neutre.

— Contre le Fils du Ciel, répéta Crassus avec un demi-sourire. Quel est ton rapport avec le Sénateur Titus Protervus ?

— Assez superficiel. L’Empereur m’a donné pour mission de retrouver ma future épouse, avec l’aide du Démon blanc. Nous lui avons rendu visite, car il était en charge du Festival en l’honneur de Cypris.

— Savais-tu qu’il était en train de comploter contre l’Empereur ?

— Cela a-t-il été prouvé ? Ou cette accusation est-elle fondée sur les mêmes rumeurs qui me valent cet interrogatoire ? »

Un murmure parcourut le petit groupe. Crassus fut de nouveau saisi de son tic nerveux.

« Doit-on interpréter tes paroles comme une défense de Titus Protervus ?

— Sénateur Titus Protervus, corrigeai-je. Ou plutôt, dans le cadre de cet interrogatoire, je te prie d’utiliser son titre officiel : le Saint Patriarche Débraillé Titus Protervus. Scribe, corrige le procès-verbal en conséquence. »

Les mâchoires de Crassus se serrèrent sous le coup de l’émotion. Valens se retint de rire. Si mon cousin souhaitait que cet entretien reste dans les annales, j’allais m’assurer qu’il fût le plus mémorable possible.

« À quand remonte ta connivence avec lui ?

— Connivence ? Je ne crois pas. C’était la première fois que je lui rendais visite. Contrairement à toi, mon cher cousin, je n’ai jamais pris part à ses orgies. On murmure que tu les fréquentes avec assiduité à chaque fois que tu es de visite à Alba. Savais-tu qu’il était en train de comploter contre l’Empereur ? »

Quelques ricanements s’échappèrent de la bouche de mes hôtes. Le regard noir que Crassus jeta dans leur direction les fit taire aussitôt. Il réajusta un pan de sa robe pour se donner de la contenance.

« Que faisais-tu dans la villa de tes parents ? »

Je m’étais préparé à cette question.

« Le Démon blanc souhaitait voir la maison dans laquelle j’avais grandi. Comme nous étions de passage à Beau-Regard, je lui ai montré les environs qu’il n’avait pas vus depuis quelques années. L’entrée dérobée à l’arrière de la villa était ouverte. Nous avons entendu un cri qui provenait de l’intérieur. Pensant que quelqu’un – peut-être le gardien – était en danger, nous nous sommes précipités. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard. Une lamie se nourrissait déjà de son sang. Nous l’avons tuée immédiatement. Je crois que vous avez trouvé les deux cadavres en question. »

Crassus se tourna vers un de ses assistants qui acquiesça en retour. Ma respiration se fit moins difficile. Peut-être avais-je une chance de me sortir de cet entretien relativement indemne.

« Comment t’es-tu retrouvé dans cet état-là, dans ce cas ?

— L’ancienne demeure familiale était devenue un nid à Lamies. Ma piété filiale m’a interdit de détourner le regard et de quitter ce lieu où nombre de mes ancêtres ont vécu. Je devais m’assurer qu’il n’y en avait plus aucune.

— Au risque d’enfreindre la loi impériale ? »

Je gardai le silence, souhaitant donner l’impression que je réfléchissais à cette question.

« La Grande Impératrice elle-même a honoré de sa présence cette villa à de nombreuses reprises quand j’étais petit. Je n’ai fait que mon devoir. Mon oncle, lui-même, en pareille circonstance, n’aurait pu accepter que des Lamies puissent souiller un lieu qui avait été si cher à sa grand-mère. »

Trois ou quatre personnes hochèrent la tête en signe d’assentiment. Mon explication était logique, et mes actes à la hauteur de ma réputation de Prince Vertueux.

« Comment le Démon blanc a-t-il été blessé ? »

Je fronçai les sourcils.

« Que veux-tu dire ? demandai-je.

— Mon maître affirme que tu es venu chez lui en pleine nuit pour qu’il sauve le Démon blanc qui était sur le point de mourir. Or, le Démon blanc a disparu et c’est toi qui sembles avoir reçu une blessure spirituelle grave. Est-ce que tu l’as tué ?

— Ton maître ? » répétai-je, troublé par ses paroles.

Comme son sourire s’agrandissait, je compris que j’étais tombé dans son piège.

« Suite à cet incident, Annaeus t’a répudié et m’a pris comme disciple. Ne le savais-tu pas ? »

Je me tournai vers Valens qui, mal à l’aise, regardait ailleurs.

« Valentius ne te l’a pas dit, s’étonna Crassus.

— J’ai jugé que cette annonce nuirait à son rétablissement, reconnut Valens.

— Il est vrai que la honte de se faire répudier par son maître en a conduit beaucoup à se suicider.

— Cette nuit-là, nous avons eu un désaccord, admis-je du bout des lèvres.

— Est-ce que parce que tu complotais contre l’Empereur et qu’il trouvait ton crime odieux ? demanda-t-il sur un ton qui cachait mal la joie qu’il éprouvait à me voir ainsi acculé.

— Bien au contraire, j’essayais d’appliquer à la lettre les ordres du Fils du Ciel… »

Je marquai un temps d’hésitation, coulant un regard vers ceux et celles qui avaient accompagné Crassus.

« Je n’ose partager le détail de ma mission devant tes témoins. »

Impatient d’en finir avec moi, il me pressa de poursuivre. Il viendrait à regretter cette négligence.

« L’Empereur a organisé mon mariage afin de faire siennes les connaissances du Démon blanc. La disparition de ma future épouse à quelques jours à peine de nos noces l’a mis de fort mauvaise humeur. Quand le Démon blanc s’est sacrifié afin de me protéger, j’ai couru à la maison de mon maître pour qu’il m’aide à sauver celui que le Fils du Ciel désirait, et désire encore, ardemment. Annaeus déteste l’esclave de ma future épouse, car il le considère comme une abomination. J’ai tenté de le convaincre, je me suis même mis en colère, mais ce fut en vain : il a préféré trahir la confiance de l’Empereur plutôt que de guérir le Démon blanc et le soustraire à la mort. »

Dans mon esprit, Lao gardait le silence, mais je sentis qu’il était satisfait de mon mensonge : d’ici la fin de la journée, la cour impériale bruisserait de la rumeur de ses hauts faits.

Pour sa part, Crassus blêmit en comprenant que je venais de révéler, avec sa bénédiction, un des secrets les mieux gardés de mon oncle. Comme l’attaque était la meilleure des défenses, il me dit :

« Annaeus a affirmé que tu étais allé retrouver ta sœur dans la villa de tes parents.

— Ma sœur ? fis-je, prétendant ne pas comprendre.

— Est-ce que c’est elle qui a sauvé le Démon blanc ? Où se trouve-t-il ? »

Il ne se donnait même plus la peine de masquer son déplaisir.

En mon for intérieur, je pestai contre la trahison de mon maître. L’annonce de ma répudiation avait produit une douleur insoutenable dans mon cœur, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse aller jusqu’à entacher sa propre réputation afin de m’infliger une leçon. Il était devenu le précepteur d’un traître. Je ne comprenais pas pourquoi il avait fait cela.

Ne t’angoisse pas, mon prince. Si tu cherches un nouveau maître, je te prendrai comme disciple. Je peux te garantir que sous mon aile, tu deviendras l’un des plus puissants Vertueux. Pas sûr que tu battes ma Tillia, mais tu atteindras son niveau sans le moindre doute.

« N’as-tu plus rien à confesser ? »

La question de Crassus me sortit de ma rêverie.

« Tu vois bien que Kaecilius est fatigué », intervint Valens.

Mes yeux se posèrent sur l’artiste qui continuait de peindre mon portrait avec une concentration absolue. Derrière elle, la Divine Alba était présente et regardait le rouleau avec intérêt. Un frisson désagréable me parcourut alors. J’eus l’impression que j’allais m’évanouir, mais mon malaise passa aussi vite qu’il était venu.

Alba m’adressa un sourire joyeux, comme si elle ne m’avait pas vu depuis une éternité. Elle montra la peinture et me fit comprendre qu’elle adorait le résultat. Puis, elle se désigna avec son index et acquiesça vivement. Comme je ne comprenais pas immédiatement, elle indiqua Crassus d’un mouvement de tête et pointa une nouvelle fois son doigt sur elle.

Bouche bée, les narines frémissantes, je la regardai incrédule.

Je crois que tu as très bien saisi ce qu’elle veut que tu dises, déclara Lao, amusé.

— Tout le monde va croire que je suis fou.

— À peine, mon cher Prince. À peine…

Je reportai mon attention sur Crassus et m’éclaircis la voix.

« Les Dieux favorisent les desseins du Fils du Ciel. Quand je suis sorti de chez mon maître…

— Ton ancien maître, corrigea Crassus avec satisfaction.

— De chez Annaeus… la Divine Alba, esprit protecteur de notre capitale, m’a offert son aide. »

Même Vulpina qui n’avait montré aucune réaction depuis le début de l’interrogatoire releva la tête, choquée par ce que je venais d’avouer. Tout autour de moi, on s’agita sur place, chuchota avec passion. Ayant conclu que j’étais d’humeur suicidaire, Valens voulut mettre un terme à cette entrevue, mais je l’en empêchai. Crassus me regardait avec fascination, ses yeux vifs écarquillés par la surprise.

« Intéressant, souffla-t-il. Une divinité intervient dans le récit de ta trahison. Poursuis donc… »

Valens me supplia silencieusement de me taire, mais je décidai de faire confiance à Alba. Elle m’avait placé dans cette situation périlleuse ; j’espérais qu’elle m’en sortirait.

« Ce fut une expérience éprouvante, reconnus-je. Je préfère que les dieux demeurent dans leur sphère céleste et n’interviennent pas dans nos affaires humaines, mais la Divine Alba ne souhaitait pas que le Démon blanc succombe, car elle voit d’un œil favorable les projets de mon oncle. Elle m’a ordonné de me sacrifier pour la grandeur de l’Empire sérien. (J’entendis l’intéressée se mettre à pouffer, mais je me concentrai sur mon récit.) J’ai dû partager mon spiritus afin de sauver la vie du Démon blanc. Je savais que mon acte serait réprouvé par tous les Vertueux, mais j’étais prêt à sacrifier ma vie pour réaliser les désirs du Fils du Ciel et des divinités qui l’assistent avec dévotion.

— Un transfert de spiritus ? Il est devenu fou, marmonna Crassus.

— J’ai donc fait don de mon énergie vitale au Démon blanc, processus durant lequel j’ai perdu connaissance. Quand je me suis éveillé, les gardes impériaux me ramenaient au Palais des Harmonies. Je ne sais pas où il est passé. Peut-être a-t-il poursuivi les recherches que nous avions commencées. Valentius pourra en témoigner : j’ai été incapable de quitter mon lit durant des journées entières.

— Il a déliré pendant trois jours, en effet. J’ai cru qu’il allait mourir, confirma Valens.

— Il délire encore… commenta Crassus.

— Je ne mentionne pas les puissances supérieures à la légère, cousin, lui dis-je. Si Annaeus avait consenti à assister les affaires de l’Empereur, au lieu de mentir éhontément pour se venger de moi, la Divine Alba n’aurait pas eu à apparaître devant moi dans toute sa gloire. J’ose espérer que le Fils du Ciel regardera mon sacrifice avec bienveillance. Je n’ai souhaité que le servir jusqu’au dernier moment. Que l’on puisse imaginer que j’aie voulu attenter à sa vie me brise le cœur. »

La fatigue s’abattit sur moi sans que je ne l’aie vue venir. Je crois même que je perdis connaissance durant quelques secondes, car les cris de Valens me réveillèrent en sursaut. J’essayai de le rassurer, mais il insista pour que nous mettions un terme à cet interrogatoire. Ceux qui accompagnaient Crassus semblaient vouloir lui donner raison. Comme ils étaient d’un naturel superstitieux, l’idée qu’ils puissent maltraiter un prince impérial qui avait le soutien d’une divinité leur était intolérable. Crassus dut se ranger à leur avis.

« As-tu quelque chose d’autre à déclarer ? fit-il, son humeur sombre.

— Non, je ne crois pas. »

Alba, qui était toujours présente, me fit comprendre qu’elle attendait davantage de moi.

« Ah, fis-je, comprenant ce qu’elle souhaitait. Pouvez-vous faire passer un message au Ministère des Cultes ? La Divine Alba est irritée par le fait que les festivités en son honneur ne durent que dix jours en tout lorsque, durant un mois entier, on célèbre, je cite, cette provinciale de Balbilum, fin de la citation. »

Un cri d’angoisse accueillit cette annonce et la moitié de l’assistance tomba à genoux pour faire montre de leur dévotion absolue. Alba regarda ce spectacle avec une sincère satisfaction, puis disparut.

Irrité, Crassus ne se donna même pas la peine de leur ordonner de se relever. Il quitta mon jardin sans mot dire, certainement déterminé à s’entretenir avec l’Empereur avant que la nouvelle rumeur à mon sujet n’atteigne ses oreilles. Au Palais des Harmonies, c’était peine perdue d’avance.

Je fermai les yeux durant un bref instant pour calmer les vertiges qui me saisissaient. Quand je les rouvris, seuls Valens et Vulpina demeuraient. Celle-ci continuait de peindre calmement, une expression amusée sur le visage. Mon cousin, quant à lui, préférait garder le silence tout en faisant les cent pas. Ayant souhaité sauver ma vie, je venais d’immoler ma réputation. Dans certaines sphères sceptiques de la cour, mon aveu allait me faire perdre toute crédibilité.

« Au moins, je n’ai plus à m’inquiéter de mon mariage, fis-je à voix haute. Après un tel aveu, les Domitillii vont annuler mes noces.

— Qu’est-ce qui t’est passé par l’esprit ? Crois-tu vraiment que le Fils du Ciel va être ému par tes histoires ?

— La Divine Alba m’a réellement ordonné de sauver le Démon blanc.

— Je te crois… C’est juste que… pourquoi en parler ouvertement ?

— C’était son souhait. Elle assistait à l’interrogatoire et semblait vouloir que je la mentionne. »

Valens se figea et tourna sa tête dans ma direction. Quand il vit que je ne plaisantais pas, il leva les bras en l’air et replongea dans le silence.

Quelques instants plus tard, Vulpina fut prise d’une crise d’hilarité.

« Toutes mes excuses, mes princes, fit celle qui était censée être muette. Ce sont mes nerfs qui lâchent. Ce n’est pas tous les jours que je dois peindre sous l’œil sévère d’une divinité. J’ai cru que j’allais m’évanouir à chaque fois qu’elle se penchait par-dessus mon épaule. »

Sa diction ne ressemblait pas à celle des gens de notre génération. Elle formait ses voyelles comme les anciens qui conseillaient l’Empereur et qui cultivaient eux-mêmes cette intonation qu’ils avaient héritée de leurs grands-parents. Crassus s’était aussi trompé sur ses origines : Vulpina provenait de la région albienne.

« Je n’ai pas encore terminé ton portrait, Prince Kaecilius. Il faudra que je revienne demain matin. Est-ce que cela vous conviendrait ? nous demanda-t-elle, pendant qu’elle rangeait ses pinceaux et ses encres. Je dois aussi m’entretenir d’une affaire avec toi, qui, je l’espère, ne manquera pas de t’intéresser. »

Je clignai des yeux, incapable de parler. Qui était-elle au juste ? Elle fit une révérence parfaite, puis quitta mon Pavillon à petits pas, sans se presser.

« Est-ce que tu as vu ce que je viens de voir ? me demanda Valens.

— Je crains que l’œil de Crassus ne soit pas aussi acéré qu’il le prétend. Cette artiste n’est clairement pas ce qu’il croit.

— Non, pas ça. Enfin si, aussi. Kae, j’ai vu le bout d’une queue dépasser de sous ses robes volumineuses.

— Une queue ?

— Oh, par les Dieux Buveurs des Tavernes Malfamées ! Si elle a une queue et une beauté à couper le souffle, ça veut dire que Vulpina est…

— Un esprit-renard en personne, complétai-je, songeur. Que me veut-elle donc ? Vu l’état de mon spiritus, elle n’est clairement pas venue pour me le dérober. »

Valens voulut partir à sa poursuite, mais la présence de Crassus et de ses témoins m’avait épuisé.

« Elle a promis de revenir demain matin. Nous pouvons patienter. J’ai besoin de repos. »

J’aurais voulu fermer les yeux pendant un bref instant, mais mon cousin m’obligea à me relever et à aller m’allonger sur mon lit. À peine ma tête eut-elle touché le traversin que je sombrai dans un sommeil sans rêves.

Quelques instants plus tard à peine – ce fut l’impression que j’en eus, en tout cas – Valens me secouait sans ménagement.

Je poussai un grognement de protestation.

« Réveille-toi, Kae. La matriarche des Domitillii attend dans le jardin. Elle est venue seule, sans sa suite habituelle de conseillers et d’esclaves. Ça ne peut pas être bon. Elle va annuler ton mariage. Malheur ! Le Fils du Ciel n’aura plus aucune raison de te garder en vie. Nous courons droit à la ruine. »

S’il poursuivit dans la même veine, je ne l’entendis pas. Mon cœur s’était affolé et battait à tout rompre. La bouche sèche, je gisais sur ma couche, entièrement paralysé.

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