Le dit de Lao
Ami, approche-toi. Tu veux connaître le secret des Vertueux ? Écoute bien.
Il s’agit de la méditation. Il en existe plusieurs types, certains plus efficaces que d’autres. Chaque clan a ses méthodes et ses particularismes, si bien que le Vertueux ne pratique, en vrai, qu’une sélection assez réduite et décevante, celle qui lui a été enseignée par ses maîtres et maîtresses. La méditation de pleine-conscience rivalise le plus souvent avec les pratiques transcendentales. Dans les clans martiaux, un soin tout particulier est accordé à la maîtrise de l’Ultimum Fastigium, qui mêle méditation et combat – si tant est que ces deux puissent être compatibles. Notre Prince était un adepte assidu du Fastigium. La raison en était simple : la réputation de cet art était telle que quiconque aspirant à la reconnaissance de ses pairs se devait de l’apprendre.
Pour ma part, la forme que je préférais, et préfère encore, est appelée Fluentia. Il s’agit d’une méditation du mouvement où le corps et l’esprit apprennent à vivre en harmonie, sans que l’un n’accorde la préséance à l’autre. Le corps, d’habitude soumis aux caprices de l’esprit qui se croit tout puissant, retrouve sa liberté durant la Fluentia. En pratique, il s’agit d’une série de mouvements fluides, que l’on répète encore et encore, sans ordre prédéterminé, et qui permet d’améliorer la circulation du spiritus dans chaque recoin de notre anatomie. L’Ultimum Fastigium est le frère jumeau de la Fluentia, si proche qu’on pourrait les confondre. Mais le premier est davantage contraignant et a perdu, à mes yeux, sa spontanéité qui fait tout le charme de la seconde : il faut faire comme ci, il faut faire comme ça ; le pied doit être dans telle direction et le poignet ne surtout pas se plier de cette manière. Bref, le Fastigium convient très bien aux bonnets de nuit, aux têtes d’âne et aux monomaniaques. En un mot comme en cent, on aurait pu croire qu’il avait été pensé par et pour Son Altesse Impériale Kaecilius.
Pourquoi est-ce que je disserte sur le sujet ? Vous vous rappelez le jardin que j’avais repéré tantôt et dans lequel je me serais bien vu faire une sieste ? Eh bien, figurez-vous qu’au lieu d’y dormir, j’avais décidé d’y pratiquer la Fluentia afin de hâter ma guérison.
Comme l’avait suspecté ma Tillia, les serviteurs du palais n’étaient pas des humains, mais des Goupils, nom donné aux esprits-renard. (Oui, tout à fait, comme ceux qui peuplent les contes de vos campagnes et prennent l’apparence de beaux jeunes hommes et de belles jeunes femmes.) Ils possédaient tous une magnifique queue touffue, voire plusieurs. Les plus puissants, les plus nobles, les plus impressionnants en avaient même neuf.
L’un d’entre eux m’observait avec une grande attention. Les traits de son visage, élégants et bien proportionnés, étaient ceux d’un humain à la beauté divine. Seules ses nombreuses queues, qui dépassaient de sa livrée de serviteur et qu’il n’avait pas essayé de dissimuler contrairement à ses acolytes, trahissaient sa nature. Je dois avouer que celles-ci, qui mouvaient en tous sens avec une grâce infinie, me troublaient au point qu’il m’était difficile de me concentrer sur ma Fluentia.
Pour sa part, il semblait fasciné par l’enchaînement de mes gestes et, petit à petit, se rapprochait de moi. Cet intérêt me flatta ; j’étais en manque d’attention.
« Comment est-ce que tu appelles cet exercice ? », finit-il par me demander, curieux.
Il avait une voix grave dont les vibrations m’émurent, tout autant que sa diction chantante. Cette manière de former les voyelles me rappelait l’accent de la noblesse qui avait cours deux siècles plus tôt, au temps de ma jeunesse.
« Pour tout dire, remarquai-je, adoptant moi aussi cette façon de parler, il a plusieurs noms. Le plus long et le plus pompeux que je connaisse est “le grand singe blanc offre le fruit de la longévité”. Personnellement, je le nomme “le singe offrant des bananes”… Je suis un adepte de la simplicité franche. »
Il acquiesça, semblant me donner raison, puis enchaîna avec une autre question :
« Quel est le but de cette posture ?
— Mettre en mouvement mon spiritus, pratiquer la générosité, amuser la galerie… à toi de décider. »
Je ponctuai ma déclaration d’un clin d’œil, qui eut l’effet escompté. Il se mit à glousser.
« Le fameux Démon blanc a de l’humour », remarqua-t-il.
Pour fonctionner, les jeux de la séduction n’ont pas besoin d’être élaborés. Mon grand âge et ma grande expérience dans le domaine m’ont appris que le plus simple est souvent le plus efficace.
À moitié surpris qu’il ait deviné mon identité, je me mis à le dévisager avec attention.
« Est-ce que nous nous connaissons ? demandai-je.
— Tu es plus beau que je ne l’imaginais, continua-t-il. Tu es si… brillant. Je peux sentir la chaleur de ton spiritus de là où je me trouve. C’est fascinant. »
Fier de ce compliment, je redressai mes épaules. La situation était en train de tourner en ma faveur. Lao allait être chanceux. Les Goupils avaient des mœurs bien plus libres que celles des humains. Quand ils désiraient quelque chose, ils le prenaient tout simplement. Jamais ils ne s’embarrassaient à justifier leurs actes par des paroles fallacieuses. Ne semblant pas connaître la honte, ils faisaient preuve d’une honnête désarmante.
Je pouvais presque entendre la désapprobation de Kaecilius à mon oreille, mais je m’en fichais.
« J’ai un excès de spiritus que je dois évacuer au plus vite, déclarai-je. Je connais une manière exquise de l’expulser de mon corps. Est-ce que tu souhaites m’aider ?
— Je ne vis que pour cela », répondit-il avec un sourire.
Les Goupils aimaient séduire les humains au puissant spiritus afin de le leur dérober. J’avais connu quelques… rapprochements avec des représentants de leur espèce. Leur dextérité m’avait laissé des souvenirs émerveillés. Évidemment, il y avait toujours le risque qu’ils se laissent aller à des excès et absorbent tout le spiritus de leurs amants. La petite mort se transformait en grande mort, mais vous conviendrez qu’il s’agissait là d’une manière très plaisante d’entamer son voyage vers l’Au-delà.
Le frisson du danger émoustilla le bas de mes reins. Et le… devant, aussi.
Tillia choisit ce moment-là pour faire irruption à mes côtés sans que je ne l’aie vue venir. Après avoir servi de guide à Silvia et lui avoir fait visiter ses appartements, elle avait trouvé le temps de se changer. Elle portait une tunique pourpre, dont les broderies d’or et d’argent, entrelacées de manière extravagante, avaient dû nécessiter des mois de patient labeur. Ses épaules dénudées étaient recouvertes d’un châle transparent en gaze jaune. Un charmant collier en pierres semi-précieuses bleues et rouge corail ornait sa gorge délicate. La fleur en son centre, exquise miniature, témoignait du talent incomparable du joailler. Les habits, comme les bijoux, étaient un présent de notre mystérieux hôte. En guise de comparaison, j’avais encore sur moi le déguisement de lépreux que m’avait donné Silvia avant que nous quittions Alba. C’était un miracle que l’esprit-renard ait décidé de m’accorder toute son attention.
« Lao, il faut que je te parle », déclara Tillia.
Je refusai de quitter des yeux mon Goupil, qui venait de baisser la tête en signe de respect.
« Plus tard, maîtresse. Je suis occupé. Ma chambre est à côté de la tienne, je viendrai te voir quand j’aurai terminé ma… discussion.
— Cela ne peut pas attendre. J’ai besoin de réponses. Maintenant. »
Elle fit signe à l’esprit-renard, dont je ne connaissais même pas le nom, de nous quitter, ce qu’il fit aussitôt sans même me regarder. Je voulus protester, mais il était déjà parti. On aurait pu croire que Tillia était la maîtresse des lieux. Pourquoi les Goupils se montraient-ils à ce point serviables en sa présence ?
Je laissai éclater ma frustration et décidai d’ignorer ma maîtresse, à qui je n’avais pas pardonné de m’avoir ignoré quelques heures plus tôt. Ce fut en lui tournant le dos que je repris mes mouvements.
Comme je m’y attendais, elle fut incapable de lire mon humeur. Par habitude, elle vint se placer à mes côtés et se mit à copier mes gestes.
« J’ai besoin de tes conseils, démon. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.
— Je suis ravi que tu te souviennes de mon existence.
— Jamais je ne t’oublierai », répondit-elle, imperméable à mes sarcasmes.
Agacé, je me tournai vers elle.
« J’ai besoin de retrouver ma liberté, maintenant, lui dis-je. Quand les agents de l’Empereur m’auront retrouvé, ce sera trop tard. Mon affranchissement ne peut pas attendre la date du mariage. C’est moi qu’Aelius veut. Je suis la raison de tes futures noces. Si je disparais, tu n’auras pas à épouser Kaecilius. Tu dois tenir ta promesse.
— Réponds à mes questions, d’abord », me dit-elle, tout en fléchissant son genou.
Sa tenue n’était pas adaptée à ce genre d’exercices. Mon agacement ne fit qu’empirer.
« Que tu es têtue ! Ne peux-tu pas faire attention à ce qui t’entoure parfois ? J’ai passé treize années à prendre soin de toi. Je t’ai élevé à Fleur-Éclose quand ta famille ne voulait pas de ta présence à Tempérance-des-Cieux. Grâce à mon enseignement et mon dévouement absolu, tu es devenue l’une des plus grandes Vertueuses de l’Empire. Pourquoi est-ce que tu ignores mes requêtes ? »
Elle tourna un visage neutre dans ma direction, considéra ce que je venais de lui dire, puis me répondit :
« Je ne suis pas comme tout le monde. Lao, ne pose pas des questions dont tu connais les réponses. C’est toi qui m’as expliqué en quoi j’étais différente ; c’est toi qui m’as répété que je ne devais pas en avoir honte, que ce n’était pas ma faute si j’étais incapable de comprendre certaines conventions sociales. Que les Dieux m’avaient fait un don, mais que ce don là avait exigé un sacrifice en retour, que vivre avec d’autres humains me serait toujours difficile, mais que tu serais toujours à mes côtés pour m’offrir ton assistance. »
Je voulus protester, mais aucun son ne sortit de ma bouche entrouverte. Je dus convenir qu’elle ne mentait pas ; j’avais bien dit tout cela, à plusieurs reprises même.
Les premières années de notre relation avaient été difficiles : j’avais hérité d’un petit chaton sauvage qui feulait dès qu’on l’approchait et entrait dans des colères légendaires à la moindre occasion. D’une intelligence bien supérieure à la mienne, ma maîtresse avait pourtant été négligée par le clan des Domitillii qui n’avait vu en elle que ses faiblesses. Seul mon ancien maître avait décelé son potentiel et lui avait légué Fleur-Éclose, ainsi que ses autres biens (j’étais inclus dans la liste, évidemment). Je m’étais chargé de son éducation, lui apprenant les mystères de la Voie Vertueuse, mais aussi les mystères, plus insondables encore, des rapports humains. Elle était ma maîtresse, mais j’étais devenu son maître. Mon amour pour elle n’avait aucune limite, tout comme la fierté que j’éprouvais au sujet de ses triomphes du quotidien. Je me serais certainement sacrifié pour elle, non parce que j’étais son esclave et que c’était là mon rôle, mais parce qu’elle était un joyau parmi ses pairs… Personne ne niait sa beauté, certes, mais peu de gens avaient su discerner ce qui la rendait unique et si précieuse. Le temps passant, j’espérais que tous finiraient par se ranger à mon avis : malgré ses manières de penser et d’agir peu orthodoxes, Tillia faisait la gloire du clan des Domitillii.
Je n’étais pas aveugle pour autant. Je n’ignorais pas que mon dévouement était source de peines infinies : Tillia vivait dans un monde où il y avait peu de place pour les autres. Même son Démon blanc, qu’elle aimait à sa manière, je n’en doutais pas, faisait partie du décor.
« Maudite soit ta mémoire infaillible, pestai-je.
— J’ai besoin de ton aide. Silvia occupe mes pensées. Je pense à elle avec autant de fréquence que lorsque je réfléchis à la Voie Vertueuse et à la cultivation du spiritus. C’est la première fois que quelqu’un m’obsède à ce point. Je ne sais pas ce que cela signifie ; je ne sais pas quoi faire.
— Pardon ?
— J’ai entendu tes reproches et j’en tiendrai compte, démon. Quand nous serons retournés à Fleur-Éclose, je signerai les documents pour t’affranchir. Je tiendrai ma parole. Ton service ne recevra pas l’ingratitude comme seule récompense.
— Une minute, papillon. »
Surprise, elle regarda autour d’elle.
« Je ne vois pas de papillon, constata-t-elle.
— Oublie le papillon, c’est une façon de parler. Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec Silvia ?
— Ah », dit-elle, avant de garder le silence.
Pendant un bref moment, le monde tangua autour de moi. Impossible de savoir si le vertige qui me saisit alors était dû à mon état de santé ou aux paroles de ma Tillia. Il arrivait fréquemment à cette dernière d’être hantée par des obsessions. Pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, elle passait tout son temps à lire des ouvrages sur le dernier sujet qui avait piqué son intérêt, m’assommait de détails durant les repas jusqu’à ce que je la supplie à genoux d’avoir pitié de moi (cela n’avait jamais fonctionné) et allait jusqu’à faire venir des spécialistes de l’autre bout de l’Empire afin de s’entretenir avec eux (ils finissaient invariablement par prendre la fuite). Sa capacité à ingurgiter des connaissances et à spéculer semblait ne connaître aucune limite. Elle était une véritable éponge qui absorbait tout, sans discernement, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à absorber. Je n’aimais pas Silvia, mais jamais je ne lui aurais souhaité de devenir l’obsession de ma maîtresse. Cette annonce me prit au dépourvu.
« Est-ce que tu es intéressée par ta belle-sœur de la même manière que tu étais passionnée par l’astrologie, les roches ou l’architecture républicaine ?
— Oui, dit-elle, tout en levant les yeux au ciel, signe qu’elle réfléchissait. Ou plutôt, non. Silvia est plus complexe que ces sujets-là.
— En quoi est-elle différente ?
— Elle est vivante.
— Les coléoptères le sont aussi », remarquai-je, en faisant référence à une autre de ses passions.
Elle secoua la tête. Un pli de concentration barrait son front.
Quand je reconnus cette expression, je ne perdis pas de temps. Comprenant que nous allions droit à la crise si elle continuait ainsi, je l’invitais à reprendre notre session de Fluentia. Je sélectionnai deux exercices (tourner le corps et contempler la lune, ainsi que l’oie sauvage prend son envol) dans l’espoir que cela suffirait à la distraire. Tillia ne supportait pas de ne pas comprendre ; sa frustration, qui enflait aussi vite qu’un ruisseau lors d’un orage, finissait par éclater de manière dramatique. Je n’étais pas en état de gérer cela.
« N’oublie pas de bien respirer, lui dis-je. Reste calme.
— Les coléoptères sont simples, aussi bien sur le plan anatomique que comportemental. Il existe cinquante-six espèces dans les alentours de Fleur-Éclose. Dans la direction d’Alba, le total monte à…
— Nous parlons de Silvia, l’interrompis-je.
— Ah, fit-elle à nouveau.
— Si le sujet te met mal à l’aise, nous pouvons discuter d’autre chose, proposai-je, tout en regardant mes bras battre l’air comme si j’étais sur le point de m’envoler vers le ciel.
— Absolument pas. Je dois résoudre ce problème. »
Comme elle avait parlé avec résolution, je m’attendais à ce qu’elle développe, mais elle préféra garder le silence. Elle changea de posture pour adopter celle de l’arbre tandis que j’essayais d’imiter celle de la grue. Quand nous eûmes terminé, elle me demanda :
« Qu’est-ce que l’amour, démon ? »
Je ne pus m’empêcher de rouler les yeux. Elle me réservait toujours les questions les plus difficiles.
« Je ne sais pas, Tillia. Il en existe de nombreux types, comme celui qui lie une mère à ses enfants, des citoyens à leur patrie, des jeunes gens à leurs amants ou à leurs amoureuses.
— Un esclave à sa maîtresse ?
— Si tu parles de moi, oui, je t’aime. »
Le soupir qui traversa ses lèvres me sembla tout particulièrement triste.
« Je ne sais pas si je t’aime, m’avoua-t-elle avec la franchise qui la caractérisait la plupart du temps.
— Tant que tu ne me hais pas, c’est tout ce qui m’importe, répondis-je avec le sourire (ce n’était pas la première fois qu’elle tenait ce genre de paroles ; j’avais appris à ne pas me froisser).
— Bien sûr, je serais triste si tu partais dès l’instant où tu recouvrais ta liberté, mais je pense que je serais capable d’avancer dans le monde et d’y fleurir sans ton soutien.
— L’éducation que je t’ai donnée avait pour but de te rendre indépendante », reconnus-je.
Puis, tout d’un coup, elle sembla avoir une épiphanie.
« Par les petits dieux des sources, je crois que j’aime Silvia ! déclara-t-elle.
— Les sentiments de l’amitié peuvent être forts, en effet. »
Elle secoua la tête, baissa les bras qu’elle plaça lentement le long de son corps et se tourna vers moi.
« Non, démon, tu fais exprès de ne pas comprendre. Je l’aime comme une femme aime son amante.
— Ah », fis-je à mon tour.
Quand je compris où elle voulait en venir, je regardai autour de moi dans l’espoir de trouver une excuse pour mettre un terme à cette conversation. Je gardais encore des cicatrices de cette fois où elle m’avait forcé à l’écouter disserter sur les meilleures pratiques masturbatoires.
« Suite au Festival de la Fécondité, Silvia et moi… commença-t-elle.
— Épargne-moi les détails de ce que tu as fait avec ta future belle-sœur.
— Ton visage est tout rouge, remarqua-t-elle. Tu dois vraiment être affaibli si une petite séance de Fluentia t’épuise à ce point.
— Je… je peux t’assurer que la Fluentia n’a rien à voir avec ça !
— Un déséquilibre dans le flux de ton spiritus, peut-être ? Veux-tu que j’appelle un médecin pour vérifier ton méridien de l’estomac ? Tu m’as l’air bien inquiet. Quand l’un des points de ce méridien est obstrué, l’inquiétude irrationnelle qu’éprouve le patient est l’un des symptômes. »
Je m’écartais d’elle lorsqu’elle s’avança vers moi. Certes, il était peu probable qu’elle en vienne à palper mon estomac ou ma rate, mais sa curiosité était telle qu’elle oubliait parfois son aversion au toucher.
« Je connais parfaitement les signes d’un méridien embarrassé, mais je peux t’assurer que ce n’est pas lui qui l’est, c’est moi ! déclarai-je. Ou plutôt, c’est toi qui mériterais de l’être. »
Notre discussion se poursuivit ainsi pendant un moment jusqu’à ce qu’elle revienne à ce qui la préoccupait.
« Et si elle ne m’aimait pas ? Et si elle avait honte de ce que je suis ?
— À en juger par l’éducation que le frère et la sœur ont reçue, je dirais qu’elle est incapable d’aimer. Quant à la honte, je ne pense pas qu’elle connaisse la définition de ce mot.
— Devrais-je lui avouer ce que je ressens ?
— Tu la connais depuis quelques jours à peine. N’est-ce pas précipité ? Sans oublier qu’elle est la sœur de ton futur époux. Si le mariage a lieu…
— Mon esclave a reçu le spiritus de mon promis. Je crois que c’est pire. »
Elle fut prise d’un doute et se tourna vers moi pour en obtenir la confirmation.
« C’est pire, n’est-ce pas ?
— C’était une question de vie ou de mort, fis-je en grinçant des dents. Personne n’a eu le choix.
— Moi non plus, je n’ai pas eu le choix, remarqua-t-elle, en se replongeant dans ses souvenirs. Oh ! Ces lèvres sur les miennes… Oh ! Je ne sais pas… Je croyais détester, mais ce n’était pas désagréable. Lao, qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi est-ce que j’ai chaud soudainement ? Et mon cœur qui bat de manière erratique. Est-ce que je suis malade ?
— Visiblement, le méridien de ta bouche, lui, n’est pas embarrassé. »
N’ayant pas compris mon trait d’esprit, elle me fit remarquer que ce méridien n’existait pas. Je soupirai intérieurement ; mon génie était condamné à demeurer obscur.
« Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? voulut-elle savoir.
— Je trouverais le moyen de sortir de cette peinture afin d’affranchir mon esclave au plus vite.
— Cela ne résoudra pas mes problèmes.
— Mais ça règlera les miens ! » fis-je avec mon sourire le plus charmeur.
Mes paroles n’eurent aucun effet. Elle resta de marbre. Comprenant que je n’arriverais jamais à mes fins avec elle, je décidai d’adopter un ton professoral et débutai ainsi ma leçon :
« La communication et l’honnêteté sont deux piliers majeurs qui soutiennent une relation saine… »
Elle répéta ce que je venais de dire dans un murmure, puis connut sa deuxième épiphanie de l’après-midi.
« Je vais lui déclarer ce que je ressens ! »
Je voulus protester, la mettre en garde contre trop de précipitation, mais elle était déjà partie. Sans un regard dans ma direction, sans un merci, rien. Elle m’avait déjà oublié.
Nostalgique d’un temps où j’étais l’être le plus important de sa vie, je m’assis sur l’herbe grasse et soupirai. J’avais l’impression d’être une mère qui voit ses enfants, une fois devenus adultes, quitter le domicile familial.
« Tu as accompli ta mission, mon vieux Lao, me dis-je à voix basse. Il est temps que tu te concentres sur tes affaires. »
Je hochai la tête, semblant me donner raison.
Mais, dans mon esprit, j’imaginai alors le petit sourire de Silvia, ce regard scrutateur, cette personnalité manipulatrice et sans cœur, qui avait abandonné son frère jumeau alité sans le moindre remords.
D’un bond, je me levai.
« Si elle veut mettre la main sur ma Tillia, il va falloir que cette renégate me passe sur le corps ! »
J’aurais pu reprendre calmement mes exercices de Fluentia, réfléchir au meilleur moyen de rejoindre Fleur-Éclose dans les plus brefs délais… Peut-être que j’aurais même dû me renseigner sur l’identité de notre mystérieux hôte, m’assurer que ses intentions, à défaut d’être honorables, n’étaient pas malveillantes, mais il m’apparut plus urgent et vital d’aller rendre visite à Son Altesse Impériale Silvia Hostiliana afin qu’elle laisse ma Tillia tranquille et se tienne éloignée de mon territoire.
Ami, suite au récit édifiant de mes actes, si tu en as conclu que mon sens des priorités était infaillible, je ne peux que te donner raison.
D’ailleurs, plus tard, mon prince Kaecilius ne manquerait pas de me le répéter à chaque occasion qui se présenterait.
Peut-être que s’il avait été présent ce jour-là…
Non, tu as raison… (Notre relation n’existait pas encore. Je ne ressentais rien pour lui, il ne ressentait rien pour moi. Nous ne nous inquiétions pas du sort de l’autre. Bref, nous étions deux planètes dont les orbites n’étaient pas destinées à se recroiser.)
Tout cela pour dire que s’il avait été présent, je ne l’aurais pas écouté, j’aurais fait exactement les mêmes bêtises. Dans la vie, il faut savoir célébrer ses erreurs avec la même fierté que ses réussites. Je m’y emploie au quotidien ; tu devrais faire de même.