Hayalee eut juste le temps d’écarter Nahïs du chemin. Orcus lui arriva dessus, plus massif qu’une montagne. Son poing fusa et elle le reçut en pleine tempe. Le coup vibra dans toute sa tête et une myriade de couleurs et d’étoiles éclatèrent devant ses yeux.
Pendant un instant qui parut une éternité, les sens d’Hayalee ne furent plus que souffrance. Puis l’élancement qui lui trouait le cerveau se résorba et le sifflement qui torturait ses oreilles s’atténua. Loin, très loin, elle crut entendre le métal tinter, des bottes cavaler.
Hayalee voulut porter une main à sa tempe et s’aperçut qu’elle était couchée sur le ventre, en travers de l’escalier. L’arête d’une marche lui rentrait dans le sternum. Elle battit des cils et les blocs de pierre gris se dessinèrent devant elle.
« Reste couchée et tu es morte. »
Dents serrées, Hayalee se mit à genoux et tendit le bras jusqu’à sentir la pierre froide du mur sous ses doigts. Elle s’y appuya, se releva tant bien que mal. La douleur qui pulsait sous son crâne au rythme infernal de son cœur redoubla d’intensité.
Des cris retentirent dans le donjon. Hayalee papillonna des paupières, la vision trouble. Elle était seule dans l’escalier. Les exclamations provenaient du couloir du deuxième étage. S’aidant du mur, elle gravit les marches qui la séparaient du palier et franchi la grille. Avança dans le passage en se cognant à droite à gauche. Un hurlement de souffrance traversa l’étage.
Kylian.
— Tu fais moins le malin, hein ? tonna une voix.
Orcus.
Hayalee tituba en direction des bruits de luttes. Les portes des cellules dansaient devant ses yeux, le sol tanguait sous ses pieds.
— Espèce de sale petite merde ! On aurait dû te pendre à une corde dès ton arrivée !
Il y eut un nouveau hurlement, plus proche cette fois.
— Tu te crois intouchable, hein ? Avec ta tante pour te protéger !
Hayalee pressa le pas jusqu’au bout du couloir, fonça à l’angle contre lequel elle se ratatina, submergée par la nausée.
— Ta tante a aucun pouvoir, ici. Ici, c’est moi qui donne les ordres !
Ils étaient là, près du panneau de communication qu’Hayalee avait carbonisé un peu plus tôt. Orcus lui tournait le dos. Une forme écarlate gigotait à ses pieds : Kylian. Ce dernier n’avait plus d’arme et essayait sans succès de se libérer de l’énorme botte qui faisait pression sur son ventre. Nahïs n’était nulle part en vue.
— Y aura au moins une bonne chose à retirer de ce merdier : si tu crèves, personne pourra nous en vouloir. Au milieu de cette émeute…
Hayalee chercha le sabre noir des yeux, mais Kylian avait dû le perdre dans l’escalier. Ses cris déchirants la pressaient pourtant d’intervenir. Lâchant le mur, elle s’élança, la démarche toujours chancelante. Son cerveau continuait à vibrer comme une timbale, jamais elle n’arriverait à viser.
— Peut-être que si tu me supplies, j’accepterais de te remettre dans ta petite cage.
— Va… crever !
— Tu l’auras cherché !
Le bras armé du gardien se leva et un éclair de terreur traversa Hayalee. Oubliant l’idée de viser, elle se rua en avant. Le monde tourbillonna. Elle s’étala par terre, aux pieds d’Orcus dont elle agrippa le mollet à deux mains. Deux mains dans lesquelles elle insuffla toute la chaleur qu’elle put rassembler.
— ARGH !
Le gardien secoua frénétiquement la jambe et son talon heurta Hayalee à la mâchoire. Elle lâcha prise, éjectée en arrière. Les yeux à nouveau pleins d’étoiles, elle rampa jusqu’à rencontrer un obstacle. Dédoublé, Orcus continuait d’agiter sa botte en vomissant un flot d’injures.
— Espèce de sale petite merdeuse !
Hayalee s’efforça de se relever, le bas du visage à présent aussi cuisant que l’intérieur de son crâne. Orcus avait délaissé Kylian, qui ne remuait plus du tout. Le sang d’Hayalee se glaça.
L’instant aurait été tout indiqué pour désarmer le gardien, mais sans le mur dans son dos pour contredire cette impression, elle aurait pu jurer qu’elle se balançait comme un métronome. La bile lui remonta dans la gorge.
— C’est toi qui as mis le feu aux écuries ?
Si Hayalee ne voyait pas assez clair pour distinguer l’expression d’Orcus, le frémissement qu’elle perçut sous ses inflexions menaçantes lui laissa deviner une légère frayeur.
— T’es une de ces abominations, hein ? Une de ces « Descendants »… ?
Hayalee battit des cils, autant par surprise que pour éclaircir les contours de la silhouette devant elle.
— Ça explique tout, poursuivit-il avec hargne. Toutes les crasses qui arrivent depuis que toi et tes petits copains avez mis les pieds ici… Vous aviez prévu ça depuis le début, hein ? Vous êtes venus libérer vos semblables ?
— Vous… articula péniblement Hayalee. Les gardiens savent ?
— Quoi ? Qu’il y a des dégénérés dans ton genre et qu’à cause de ça, on doit garder des parasites dans son genre ?
Il pointa un doigt à l’image vacillante vers la forme rouge qu’était Kylian.
— Je suis le gardien en chef ! Évidemment que Rollo m’a mis dans la confidence, pauvre sotte !
— De quoi vous parlez ?
Hayalee et Orcus tournèrent la tête. Un petit groupe de personnes en uniforme blanc les observaient depuis le bout du couloir. Il ne pouvait s’agir que des détenus du troisième étage. Les traits de son visage étaient brouillés, mais Hayalee reconnut la silhouette menue et la tignasse couleur sable de Nahïs, au premier plan. La jeune fille était allée chercher de l’aide.
— C’est quoi, cette histoire ? demanda un des prisonniers.
— Retourner dans vos cellules, bande de cafards ! aboya Orcus.
Plusieurs d’entre eux sursautèrent, certains eurent un mouvement de recul, mais personne n’obéit.
— Vous m’avez entendu ? Tous ceux qui seront pris hors de leur cellule seront considérés comme des mutins et abattus à vue ! Aucun de vous ne sortira vivant d’ici !
Une puissante bouffée de chaleur envahit Hayalee de la tête aux pieds, étouffant douleurs et vertiges. Ce type était bel et bien aussi détestable que les veilleurs qui s’en étaient pris à Matéis, aussi brutal et injuste. Il n’avait même pas l’excuse de l’ignorance. Il savait ces gens innocents et il était prêt à les tuer. Il prenait plaisir à les torturer.
— Oh si, ils vont sortir.
Hayalee tremblait, non plus de peur mais de hargne. Le répugnant visage du gardien en chef, dont elle discernait enfin les détails, se fendit d’un rictus mauvais.
— Et qui va les faire sortir ? Toi ?
Il éclata de rire. Hayalee serra les poings. Elle savait qu’il s’apprêtait à lui faire ravaler ses paroles et elle n’allait pas s’esquiver, elle n’allait pas fuir. Le Feu ronflait comme une forge dans ses entrailles, son sang bouillonnait. Un doute insidieux tenta de se frayer un passage à l’arrière de son esprit – et si elle perdait le contrôle ? si elle le tuait ? si elle se faisait tuer ? – mais quand le gardien fonça sur elle, Hayalee n’hésita pas.
Orcus brandit son épée, les traits déformés par la fureur. Hayalee ne chercha pas à accrocher l’arme des yeux ni à l’éviter : elle se jeta à sa rencontre, droit sous le nez du gardien, et leva le bras comme pour le repousser. Le Feu partit avec le geste.
L’épée sauta de la main d’Orcus qui poussa un cri de souffrance et tituba en arrière. L’arme et le gardien s’écrasèrent lourdement contre le mur ; la première retomba sur le sol avec fracas, tordue comme une vulgaire cuillère, le second ramena son bras contre lui, les doigts rouges et couverts de cloques, la chair fumante.
Le souffle aussi court que si elle venait de monter cinq étages, Hayalee chancela tandis que la douleur revenait se faire un cocon dans son cerveau. Ça n’entacha pas la joie extatique qui succéda à la colère. En dépit de la haine que lui inspirait Orcus, elle avait réussi à mesurer sa force et à le désarmer en plein élan. Elle baissa les yeux sur sa main, choquée par sa propre audace. La meilleure façon d’utiliser ses pouvoirs était en fait de ne pas réfléchir. Le Feu avait suivi le mouvement et mordu la lame avant que celle-ci ne morde les doigts d’Hayalee. Elle était si contente d’elle qu’elle en oublia le danger que représentait encore Orcus.
Le visage écarlate, le regard fou, il se jeta sur elle et la saisit à la gorge avec une telle poigne que le choc faillit lui briser les vertèbres. La tenant à une main, il l’entraîna comme si elle n’avait rien pesé et la projeta de l’autre côté du couloir. Hayalee trébucha sur Kylian, toujours inconscient, et s’écrasa contre le panneau de communication qui craqua sous l’impact. Une douleur lancinante lui traversa le poignet. Elle s’effondra aux côtés du jeune homme dans une pluie de bois brûlés. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit la botte du gardien lui arriver dessus. Il eut un choc, mais pas celui qu’elle redoutait.
Faisant entendre sa voix pour la première fois, Nahïs avait chargé et foncé sur Orcus. Les autres prisonniers suivirent et il reçut la vague de plein fouet. Orcus avait beau être plus large et plus haut qu’aucun d’eux, ils étaient beaucoup plus nombreux. Il tomba à la renverse. Les détenus se refermèrent sur lui comme un essaim d’abeilles en colère et se mirent à le rouer de coups.
— ARG ! Espèce de… ! Vous allez me le payer ! Je vo…
Le soulagement qu’éprouva Hayalee vira à l’horreur. Les beuglements insultants du gardien eurent beau se taire, ses bras et ses jambes cesser de s’agiter en riposte pour se recroqueviller en défense, les prisonniers continuèrent à frapper avec la même agressivité. C’était comme si le premier assaut avait ouvert la porte à quelque chose de sombre et féroce. Une porte qu’il leur était à présent impossible de refermer. L’air dément, ils se bousculaient les uns les autres pour atteindre leur tortionnaire et le marteler de leurs pieds ou de leurs poings, le griffer, le mordre, avides de rendre tout ce qu’ils avaient pu subir. Ils allaient le tuer. L’éventrer à mains nues.
— Ça suffit…
Hayalee s’appuya sur son poignet intact, vacilla un instant au-dessus de Kylian avant de réussir à trouver son équilibre.
— C’est bon maintenant… Arrêtez !
Ses mots se perdirent dans le couloir, contre les dos résolument courbés sur la silhouette rompue d’Orcus. Le sang éclaboussait les uniformes blancs des détenus, rougissaient leurs phalanges. Hayalee avança d’un pas gauche. Orcus méritait sûrement ce qui lui arrivait : trois minutes plus tôt, c’était lui qui rossait Kylian à mort et menaçait d’en faire autant avec chacun d’entre eux. Hayalee avait eu envie de le tuer, de le brûler jusqu’aux os. Maintenant que sa fureur semblait avoir pris possession de Nahïs et des autres, ce déchaînement de haine lui retournait l’estomac.
— Stop !
Elle se jeta sur les prisonniers et en tira un premier en arrière, en poussa un second de côté. Mais ses tentatives pour faire barrage, autant que ses cris, se noyaient dans la mêlée.
— Nahïs !
Un instant, elle aperçut la jeune fille au milieu des corps, puis un coude la frappa aux côtes et des doigts lui agrippèrent l’épaule.
— J’ai dit STOP !
La chaleur grimpa d’un coup, pas suffisante pour embraser ne serait-ce qu’un cheveu, mais bien assez élevée pour taper sur les peaux. Les gens s’écartèrent en criant, l’attroupement se morcela et la voie se dégagea jusqu’à Nahïs. Penchée sur Orcus, celle-ci continua à frapper, encore et encore. Hayalee lui saisit le bras au vol et la tira en arrière. La jeune fille rua, planta ses ongles dans les doigts d’Hayalee. Celle-ci la repoussa un bon coup et s’interposa entre Orcus et les détenus.
L’espace d’une seconde, Hayalee crut que Nahïs allait lui sauter à la gorge. Ses cheveux étaient plus en bataille que jamais, ses doigts rougis recroquevillés comme des serres et ses prunelles écarquillées exprimaient une colère proche de la folie.
Elle n’était pas la seule. Tout autour, les prisonniers dévisageaient Hayalee avec la même stupeur tintée de reproche.
— Ça suffit. Il a eu son compte !
La poitrine d’Orcus se soulevait au rythme de sa respiration sifflante, unique signe qu’il vivait encore. Sous ses bras, sa figure était si contusionnée qu’il ressemblait à un morceau de viande sanguinolente.
— Cette raclure vient d’admettre qu’on nous a enfermés en sachant parfaitement qu’on est innocents ! cracha un homme.
— Ils m’ont accusée d’être une espionne ! rugit une autre.
— Et moi, d’avoir détourné des joyaux ! Tout ce temps, j’ai pensé que la justice avait fait une erreur… mais c’est pire ! Et ce… ce fils de chacal le savait !
Exclamations indignées et insultes furent reprises en écho. Le souffle court, Hayalee ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, consciente qu’un seul mot mal choisi pourrait attiser l’incendie. S’ils n’avaient pas vu – et senti – ce dont elle était capable, sûrement les plus rancuniers d’entre eux seraient-ils revenus à la charge. Au milieu du couloir, Nahïs la regardait fixement et quelqu’un formula les accusations qui semblaient danser dans son regard :
— Pourquoi tu le défends ? C’est toi qui as dit qu’on devait se battre.
Les mots bourdonnèrent dans les oreilles d’Hayalee.
— Vous appelez ça – elle pointa un doigt tremblant vers la forme inerte du gardien – se battre ?
Certains baissèrent les yeux, mal à l’aise. D’autres froncèrent le nez.
— Qui t’es pour nous faire la leçon ?
— Je… commença Hayalee, dont la voix s’effrita avec le reste de son assurance.
En vérité, elle n’était qu’une gamine de quinze ans qui savait bien peu de choses sur le monde et qui, trois mois plus tôt, menait encore une existence douce. Si le vent avait tourné depuis, elle s’estimait toujours plus chanceuse que ces hommes et ces femmes amaigris au regard terni par des années d’enfermement. Cependant, leur souffrance et leur colère ne lui étaient pas totalement étrangères.
— Je suis juste une fille de Karakha, admit-elle, la gorge sèche. Moi aussi, j’ai dû partir de chez moi du jour au lendemain… Les soldats ont essayé de me tuer, pas parce que j’ai commis un crime, mais à cause de ce que je suis.
— Et qu’est-ce que t’es, au juste ?
— Une sorcière… ? murmura quelqu’un à l’arrière du groupe.
Hayalee s’efforça de l’ignorer et releva le menton.
— On appelle les gens comme moi des Descendants. Il y en a d’autres. Il y en a dans vos familles, c’est pour ça que les soldats vous ont arrêtés. Ces… pouvoirs, qu’ont les Descendants, c’est dans le sang – votre sang – et le gouvernement ne veut surtout pas que vous les transmettiez.
Après ce qu’ils avaient entendu de la bouche d’Orcus et les brûlants phénomènes dont ils venaient d’être témoins, personne ne se risqua à la traiter de folle ou de menteuse. À l’inverse, terreur et dégoût passèrent sur les visages et la flamme qui animait Nahïs sembla vaciller.
— Ils ont peur de nous, dit Hayalee. Ils nous prennent pour des démons.
Elle comprenait, en même temps qu’elle tentait de leur expliquer, pourquoi elle les avait empêchés de mener leur vengeance à bien. Elle se tourna à demi pour lorgner la silhouette ratatinée d’Orcus.
— Moi aussi je déteste ce type, et j’aurais pu le tuer. Je pourrais tous les tuer…
Cet état de fait la frappait alors qu’elle le formulait à haute voix. Elle aurait pu descendre, marcher jusqu’à la cour et réduire en cendres tous ceux qui oseraient lui barrer la route. Tuer un humain demandait certainement moins d’énergie que de carboniser une bûche.
— Mais si je fais ça… est-ce que je ne donnerais pas raison au gouvernement ?
Iltaïr et Frowin n’avaient jamais essayé de lui apprendre à tuer, mais s’étaient efforcés de lui apprendre à ne pas tuer : une entreprise bien plus difficile et dont Hayalee cernait en cet instant tous les enjeux. C’était sûrement la seule façon de prouver au monde qu’ils n’avaient pas à craindre les Descendants. Et, par extension, qu’ils n’avaient pas à enfermer leurs proches.
Dans les prunelles de Nahïs, le doute souffla la colère.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, alors ? lança un prisonnier.
— Que… ?
— Tu as dit que tu allais nous faire sortir d’ici. C’était juste des paroles en l’air ?
— Non, mais…
Elle grimaça.
— La situation nous a échappé, ce serait dangereux d’essayer de vous évader maintenant. On n’est pas assez nombreux pour tous vous protéger, vous comprenez ? Mais si mes amis et moi arrivons à nous enfuir, les gens pour qui on travaille enverront des renforts.
— C’est gentil, fillette, mais c’est pas à toi de nous protéger.
— Si vous êtes pas assez nombreux, poursuivit une femme, et que tu refuses de tuer les gardiens, comment est-ce que vous comptez vous sauver, au juste ?
Elle mettait le doigt sur le nœud du problème, mais Hayalee n’allait certainement pas l’admettre.
— On se débrouillera. Vous êtes pas obligés de nous aider…
— On veut vous aider, intervint un homme. On veut se battre. On a tous des gens qu’on veut retrouver, là dehors.
— C’est notre décision.
Les prisonniers affichaient tous la même résolution farouche. Apprendre que l’erreur derrière leur enfermement n’en était pas une et vaincre Orcus, le plus redouté d’entre les gardiens, semblait leur avoir donné le courage qui leur manquait auparavant. Hayalee ne s’était pas attendue à un tel revirement. Elle ne l’avait pas souhaité, non plus, mais s’ils étaient déterminés à se lancer dans la bataille, elle n’avait pas le pouvoir de les arrêter – pas sans les blesser. Son regard dériva vers Kylian, qui gisait toujours au bas du mur. Elle se mordit la lèvre. La vérité était qu’elle avait besoin de leur aide.
— Il faut encore libérer les prisonniers du premier étage, dit-elle.
À sa grande surprise, Nahïs avança et tendit la main.
— Tu… Tu veux le faire ?
La jeune fille acquiesça. Elle ne semblait plus tout à fait en colère, ni tout à fait effrayée, mais quelque part entre les deux. Pour la première fois, Hayalee réalisa que Nahïs était son aînée, et pas une petite fille qu’elle se devait de protéger. En fait, c’était elle qui venait de lui sauver la vie. Hayalee plongea la main dans sa poche et en tira la clef passe-partout qu’elle lui remit.
— Quand vous aurez libéré tout le monde, foncez vers la sortie. Un de mes amis est parti ouvrir la voie.
Elle reporta son attention sur Nahïs. Il y eut une seconde de flottement.
— On se retrouve en bas, d’accord ?
Elles échangèrent un long regard, puis Nahïs se détourna et fila dans le couloir. Les prisonniers lui emboîtèrent le pas.
— Si les gardiens reprennent le dessus, n’insistez pas, lança Hayalee sur une impulsion, rendez-vous ! Quoi qu’il arrive, on vous fera sortir d’ici, mais il faut que vous restiez en vie !
Le dernier dos disparut à l’angle et elle se retrouva seule, ou presque.
Ravalant sa terreur dans une profonde inspiration, elle courut s’accroupir aux côtés de Kylian. Son estomac se contracta. Il avait la bouche barbouillée de sang et le bandage de fortune qui ceignait sa taille était imbibé. Hayalee glissa une main tremblante au creux de sa gorge et se pencha au-dessus de son visage, comme l’avait fait Lisandra lorsque Saru avait perdu connaissance à Uwata.
— Pitié, sois pas mort…
Elle n’aurait pas pu dire si les pulsations qui cognaient sous ses doigts étaient bien celles de Kylian, mais il lui sembla capter un souffle près de son oreille. Elle saisit le jeune homme par les épaules et le secoua doucement.
— Kylian ? Kylian ! Tu m’entends ?
Sa tête dodelina.
— Réveille-toi !
Ses traits se contractèrent. Le cœur bondissant de soulagement, Hayalee lui tapota la joue en continuant de l’appeler. Il finit par grommeler, battre des cils et soulever un bras pour chasser sa main. Elle n’était pas sûre de ce qu’il fallait faire, mais arrêter le saignement lui sembla un bon début. Ni une ni deux, elle déboucla sa ceinture et ôta sa tunique qu’elle enroula autour du ventre du jeune homme. Tenant le vêtement en place, elle passa la ceinture par-dessus le tout et serra aussi fort qu’elle put, ignorant les protestations de son poignet. Kylian se cambra en grognant. Elle réussit à attacher la boucle avant que son bras ne la repousse.
— Désolée, c’est pour ton bi…
Un son guttural monta sur sa gauche. Hayalee se raidit, tourna la tête.
Orcus bougeait.
Lentement, le gardien se redressa, sa main cloquée ramenée contre ses côtes, l’autre pendant contre sa hanche, les doigts écorchés, brisés. Plié en deux, il toussa et cracha plusieurs dents. Hayalee bondit sur ses jambes. Orcus rejeta sa grosse tête en arrière. Le sang coulait à flots de son nez tordu et un de ses petits yeux avait disparu sous la chair enflée. L’autre se posa sur elle.
Dans son ventre, le Feu montra les crocs. Était-il enragé et obstiné au point de chercher la bagarre dans son état ? Ça semblait fou, mais c’était sa colère et son orgueil démesurés qui avaient permis à Hayalee et ses coéquipiers d’infiltrer le Donjon. Même après qu’elle l’avait désarmé et brûlé au second degré, Orcus n’avait pas reconnu sa défaite. La gorge d’Hayalee portait encore la marque cuisante de ses doigts ; elle ne ferait pas l’erreur de baisser sa garde une seconde fois.
Il ne bougea pas. Quelque chose, dans son attitude ou son regard, désarçonna Hayalee. On aurait dit… de l’hésitation ? Du doute ? Le Feu se tut. Les lèvres sanguinolentes d’Orcus s’entrouvrirent :
— Tu…
La pointe d’une épée jaillit de sa poitrine, au niveau de son cœur, et son expression se figea. Quand la lame se retira, le sang se répandit sur son uniforme comme de l’encre sur un buvard. Une larme perla au coin de son œil écarquillé, fixé sur Hayalee. Un ultime râle s’échappa de sa bouche et tout son corps s’affaissa. Yasuo quitta son ombre pour le laisser basculer à la renverse. La grande carcasse d’Orcus s’écrasa lourdement sur le sol.
Hayalee avait cessé de respirer. De ciller. De penser. Il lui fallut un temps extraordinairement long pour intégrer ce qui venait de se passer. Orcus était mort. Yasuo l’avait tué. Comme ça, sans même un avertissement.
— Tu n’as rien ?
Hayalee arracha son regard du corps sans vie et leva les yeux vers les prunelles orangées du jeune homme. Le sang, presque invisible sur la lame noire du sabre qu’il tenait, gouttait sur les dalles. Le souffle d’Hayalee se coinça dans sa gorge, son cœur se mit à cogner de façon erratique et son estomac se contracta. Ses genoux fléchir. Elle finit sur les fesses et serra fort les dents, inspirant par le nez pour ne pas vomir.
— Tu es blessée ?
Yasuo vint s’accroupir devant elle et tendit la main. Hayalee s’écarta d’un bond.
— Pourquoi t’as fait ça ?
Son cri perçant se répercuta en écho dans l’étage. Yasuo laissa retomber son bras.
— Il était dangereux.
— Il était désarmé ! Il tenait à peine debout et il…
Il avait renoncé à se battre, Hayalee en était sûre.
— T’avais pas besoin de le tuer !
— C’était plus prudent.
Prudent.
Prudent ?
Ne pas marcher pieds nus ou tourner la tête avant de traverser une route étaient des choses qu’on pouvait faire par prudence. Prendre la vie d’une personne… ? Non, Hayalee ne comprenait pas.
Le ton de Yasuo était détaché, son regard vide de la moindre émotion. Il venait de tuer un homme de sang froid, Hayalee lui expliquait qu’elle n’avait pas été en danger, mais ça ne lui faisait rien. La seule chose qui semblait un tant soit peu le choquer, c’était la réaction de sa coéquipière. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ?
— Il a raison, coassa Kylian, et Hayalee tourna la tête.
Il avait pleinement repris connaissance et s’était assis, a demi affalé contre le mur.
— Ce type est dangereux, y a plus d’un prisonnier qui est « malencontreusement » mort sous ses coups… Il a eu ce qu’il méritait, crois-moi.
C’était aussi simple que ça, alors ?
— Où est la fille ? demanda Yasuo.
Hayalee tarda à répondre et le fit sans parvenir à le regarder en face :
— Partie libérer les derniers prisonniers.
Attrapant le rebord d’une meurtrière, Kylian se releva dans un grognement d’ours et tâta la tunique qui lui comprimait l’abdomen.
— C’est quoi ce machin ?
— C’est à moi, dit Hayalee. T’étais en train de te vider de ton sang.
Le jeune homme lécha ses lèvres fendues et rougies, cracha par terre, puis rejeta ses cheveux graisseux en arrière, dévoilant une pommette bleuie sous un œil aux vaisseaux éclatés.
— On se tire ou vous voulez continuer à philosopher ?
Yasuo ouvrit sa paume contre sa hanche et, d’un geste élégant, y enfonça son sabre comme s’il le rengainait dans un fourreau.
— J’ai laissé les prisonniers au moment où ils envahissaient le bâtiment administratif, dit-il tandis que l’arme achevait de se fondre dans sa peau. À l’heure qu’il est, les gardiens ont dû battre en retraite dans la cour.
— Parfait.
Une main pressée sur son ventre, Kylian prit la direction de la sortie, la démarche claudicante. Yasuo, lui, reporta son attention sur Hayalee, l’air prêt à débattre autant qu’il lui plairait. Mais Hayalee n’avait plus envie de parler d’Orcus, plus envie d’y penser. Tournant le dos au cadavre, elle s’en alla à son tour, le nez rivé à ses bottes, et Yasuo la suivit sans un mot.
Sa tête bourdonnait et les vertiges continuaient de l’assaillir, si bien qu’elle dut se cramponner au fût de l’escalier pour ne pas tomber dans les marches. Chaque pas vibrait dans sa mâchoire et sous son crâne, pesant, douloureux, atrocement réel.
Ils trouvèrent la grille du premier étage grande ouverte et le silence que leur renvoya le couloir laissa supposer que la plupart des occupants avaient mis les voiles. Nahïs les avait libérés. Un tour d’escalier supplémentaire et Hayalee, Yasuo et Kylian regagnaient enfin le rez-de-chaussée, où retentissaient les échos d’une foule en colère. Ils remontèrent le corridor, tournèrent à l’angle et arrivèrent devant le passage qui séparait le donjon du bâtiment administratif. Il était rempli de détenus, majoritairement vêtus de blanc, qui poussaient pour avancer. Nahïs n’était nulle part en vue.
— Les gardiens ont dû bloquer la porte d’entrée pour essayer de contenir les prisonniers à l’intérieur, observa Yasuo.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Kylian.
— On abat cet obstacle. Venez.
Il se mit de profil et se glissa entre deux personnes aussi facilement qu’un morceau de savon. Kylian ne se fit pas prier et s’enfonça à son tour dans la mêlée en jouant des coudes. Hayalee fit de son mieux pour les suivre, mais les prisonniers se refermèrent sur elle et elle perdit les deux garçons de vue. Les corps la comprimèrent et quand quelqu’un lui écrasa la main, réveillant la douleur dans son poignet, elle se laissa gagner par une bouffée de chaleur brûlante. En plus d’inciter les gens à ne pas la coller de trop près, la chaleur lui fit l’effet d’un baume apaisant. Non sans mal, elle réussit à s’extraire du couloir et déboucha dans le hall où l’attroupement était à peine moins dense.
Happée par la marée humaine, Hayalee fut ballottée vers la droite et faillit tomber. Puis le troupeau l’expulsa ; sa hanche buta contre un obstacle et elle bascula en avant. Elle finit à demi couchée sur le comptoir, le nez dans les registres et les feuilles de parchemins. Un couteau rangé dans un étui de cuir usé reposait au milieu du bazar : le couteau de Saru.
Si heureuse qu’elle en oublia momentanément la pression et les coups dans son dos, Hayalee récupéra l’objet qu’elle serra dans son poing valide. Elle se tortilla pour s’arracher à la foule et se hissa sur le comptoir. Ce fut comme émerger d’une rivière trop profonde. Respirant avec plus d’aisance, elle resta échouée sur le meuble une seconde, le temps que le sang batte un peu moins fort à ses tempes. Elle se dressa sur les genoux pour balayer le hall du regard.
Yasuo, facilement repérable à ses cheveux décolorés, se trouvait près de la porte d’entrée que les prisonniers tentaient d’enfoncer à l’aide d’un banc. Un des battants pencha soudain vers l’intérieur, comme s’il était sorti de ses gonds. Les prisonniers rugirent et frappèrent de plus belle avec leur bélier improvisé, persuadés d’être à l’origine de cette fragilité. Déjà, Yasuo les contournait pour se faufiler vers l’autre battant de la porte. Un mouvement, du côté de la fenêtre, détourna alors l’attention d’Hayalee.
Elle tendit le cou et vit deux gardiens filer derrière les barreaux, arbalète à la main. Un mauvais pressentiment lui contracta l’estomac. Ils préparaient quelque chose, c’était certain. Elle envisageait de se frayer un passage jusqu’à la fenêtre pour en avoir le cœur net quand elle remarqua la porte ouverte derrière le comptoir. Au-delà se dessinait un escalier, et personne pour lui barrer la route.
Hayalee rangea le couteau de Saru dans sa poche, descendit du comptoir en renversant encriers et parchemins et se précipita dans la cage d’escalier. Elle grimpa les marches quatre à quatre et arriva à l’étage. La plupart des portes étaient grandes ouvertes, comme si les occupants des lieux les avaient quittés en vitesse. Le calme était saisissant après l’agitation du rez-de-chaussée.
Filant devant un vestiaire, Hayalee remonta le couloir à la recherche d’une fenêtre offrant sur l’avant de la prison. Elle en repéra une au bout du corridor et s’y précipita. Elle souleva la fenêtre à guillotine d’une seule main et une brise à l’odeur de brûlé lui caressa le visage lorsqu’elle passa la tête à l’extérieur. Le spectacle qu’elle découvrit confirma ses pires craintes.
Sous l’écran de fumée qui s'élevait des décombres noircis de l’écurie et du chenil, les gardiens avaient formé un arc de cercle autour de la porte par laquelle les prisonniers n’allaient pas tarder à surgir. Hommes et femmes se tenaient au coude à coude, armés pour la plupart de matraques, pour certains d’épées. Ceux qui faisaient directement face à l'entrée, eux, étaient munis d’arbalètes et épaulés par une seconde rangée de gardes. Dans leur dos, les chiens aboyaient, pressés d’être lâchés. Un chariot rempli de menottes et de carreaux patientait à portée de main.
— Tenez-vous prêts ! clama un homme monté à cheval.
Vêtu d’un uniforme noir, il ne pouvait s’agir que de Rufus Rollo.
— Première rangée… dégagez !
Ceux qui luttaient pour maintenir la porte d’entrée close filèrent combler les rangs. Chaleur et terreur enflèrent dans la poitrine d’Hayalee ; les battants basculèrent au sol dans un grand crac ! et Rollo s’écria « Tirez ! ».
Une gerbe de flammes jaillit au pied des arbalétriers : un véritable mur de feu qui leur sauta au visage. Les gardiens hurlèrent, s’écartèrent, certains lâchèrent leur arme et trébuchèrent sur ceux de derrière. Les prisonniers, eux, déferlèrent dans la cour.
Hayalee inspira, expira. La douleur qui pulsait sous son crâne avait regagné en force et l’air lui parut froid contre sa peau, mais elle refusait d’en rester là. Elle avait libéré ces gens, elle s’était engagée à les guider jusqu’à la sortie et elle allait le faire. Le mur qu’elle avait tracé mourait déjà au centre, où l’herbe manquait à force d’être piétinée, mais deux foyers persistaient aux extrémités. Hayalee renoua le contact. Les feux regagnèrent en intensité et elle les poussa à se répandre vers le nord. Plus concentrée que jamais, elle dessina simultanément deux lignes jusqu’à la grande porte, forçant tous les gardiens qui se trouvaient sur son chemin, le directeur et son cheval, à s’écarter.
Hayalee ne suspendit pas ses efforts, ne rompit pas le lien avec le feu, pas même une seconde pour reprendre son souffle. Elle n’était pas sûre d’avoir la force de s’y remettre si elle marquait une pause et il y avait encore un ultime obstacle à abattre : le mur d’enceinte.
Cramponnée au cadre de la fenêtre, elle rassembla tout ce qui lui restait d’énergie, tout ce qu’elle avait de détermination et de colère, et lâcha le tout sur la grande porte. Des flammes fleurirent sur le double battant. Elle n’avait pas besoin de réduire toute la porte en cendre, seulement de quoi la fragiliser pour permettre aux prisonniers de l’enfoncer. Elle se concentra sur la zone où devait se trouver la serrure et imagina qu'elle représentait tout ce qu’elle haïssait : les veilleurs qui s’en étaient pris à Matéis, les soldats qui voulaient la tuer, le gouvernement qui l’empêchait de retrouver sa famille… son père, qui n’était pas là.
Les muscles bandés, le cerveau en ébullition, Hayalee rugit et poussa de toute la force de son esprit. Les flammes brûlèrent avec une telle vivacité que le cœur du brasier vira au blanc.
— Le Ciel est avec nous !
La marée rouge et blanche des prisonniers s’engouffra dans le couloir de feu, emportant avec elle le banc du hall.
Allez-y, courrez !
Si l’appétit et la puissance dévastatrice du Feu semblaient inépuisables, le corps d’Hayalee, lui, ne l’était pas. L’effort mettait toutes les fibres de son être au supplice. Un élancement particulièrement douloureux lui fendit la tête et elle lâcha prise. Ses genoux se dérobèrent et elle s’écroula au bas de la fenêtre, des étoiles plein les yeux.
Son cerveau cognait comme un marteau contre les parois de son crâne. Ses muscles s’étaient changés en coton. Effondrée dans l’angle du couloir, le front appuyé contre le mur, elle se sentait glisser vers l’inconscience. Elle aurait dû lutter, mais la douleur était trop forte. Son seul souhait à présent était qu’un maximum de prisonniers s’en sortent. Que Yasuo, Kylian et Nahïs s’échappent. Qu’ils retrouvent Saru, Lisandra et Mìr et rapportent ce qu’ils avaient appris à l’Alliance.
Elle allait sombrer quand une chaleur nouvelle l’enveloppa, la secoua, la tirant du noir. Hayalee força ses paupières à se rouvrir. Un visage flottait devant elle. Celui d’une jeune femme au regard perçant et aux cheveux en bataille.
— Nahïs… ?
Celle-ci se releva et tira sur le bras d’Hayalee pour l’inciter à en faire autant, mais les jambes de cette dernière refusèrent de soutenir son poids. Sa tête continuait de tourner. Elle avait tellement mal et tellement froid…
— Ça va aller, articula Hayalee, alors que Nahïs s’obstinait à la traîner en avant. Pars devant, retrouve les autres… Je vais me débrouiller…
Nahïs ne lâcha pas prise, au contraire. Ses doigts glissèrent du poignet d’Hayalee à sa main, qu’elle serra.
— Si tu restes, je reste.
Hayalee crut que ses sens lui jouaient des tours, que le brouillard qui engluait ses pensées et ses oreilles avait déformé les cris s’élevant du dehors. Les lèvres de Nahïs remuèrent à nouveau et le doute ne fut plus permis.
— Tu veux retrouver ta famille ?
Hayalee ouvrit la bouche. Les visages de ses grands-parents et de sa sœur vinrent flotter à la lisière de son esprit, puis l’image de Saru s’apprêtant à descendre le long du donjon.
« À très vite ».
— Lève-toi.
Une chaleur qui n’avait rien à voir avec le Feu étreignit le cœur d’Hayalee et se répandit dans tout son corps. Nahïs avait raison. Ce n’était pas le moment de se décourager. Inspirant à pleins poumons, Hayalee se cramponna à sa main et, une jambe après l’autre, se releva. Les vertiges l’assaillirent et elle vacilla. Nahïs la rattrapa, puis se cala sous son bras pour mieux la soutenir.
— Merci, murmura Hayalee.
La jeune femme hocha la tête. Côte à côte, elles se mirent en marche.
Chaque pas était un peu moins difficile que le précédent et Hayalee s’efforça de presser le mouvement. Elles traversèrent le couloir et descendirent l’escalier. Lorsqu’elles regagnèrent le hall, les derniers prisonniers s’élançaient au-dehors et elles les suivirent avant de se figer sur le perron.
C’était le chaos. Des cris de rage, de panique ou de souffrance montaient de tous les côtés. Le couloir de flammes qu’Hayalee avait tracé n’était plus que deux lignes noires et fumantes et les gardiens étaient revenu à la charge dans un désordre total. Certains prisonniers tentaient de leur échapper, d’autres se battaient en petits groupes. Une femme passa devant Hayalee et Nahïs en boitant, hoquetant et pleurant, un carreau en travers de la jambe. Plus loin, un homme hurlait en tentant de libérer son bras des mâchoires d’un molosse tandis qu’à deux pas de là, un gardien se faisait rosser par trois détenus.
Ceux qui n’étaient pas enchaînés, acculés ou blessés, ceux qui ne rendaient pas les coups, ils courraient vers la grande porte. Elle brûlait toujours, éventrée. Vaincue.
Entre les battants défoncés, les flammes et les panaches, l’horizon tendait les bras aux prisonniers. Malgré les hurlements et l’horreur, une satisfaction extatique piqua le cœur et les entrailles d’Hayalee. Ils avaient réussi. Le dernier obstacle était tombé.
— Tous sur le rempart ! Dépêchez-vous, bon sang !
Du haut de son cheval, Rollo hurlait des ordres à ses subordonnés dans l’espoir de leur faire gagner un semblant de coordination. Les gardiens qui l’accompagnaient protégeaient le chariot dans lequel s’entassaient les menottes et les carreaux d’arbalète. Le groupe se repliait en direction d’une tourelle, à l’angle du rempart.
— Je veux tous les arbalétriers sur le chemin de ronde !
La satisfaction d’Hayalee tourna à l’effroi. Ils avaient l’intention d’abattre les fuyards depuis les hauteurs.
Ne réfléchissant plus, elle lâcha Nahïs et se rua dans la cour. Mais le groupe était trop loin, ils auraient atteint la tour avant qu’elle ne les ait rattrapés. Et à quoi bon les rattraper ? Mieux valait leur barrer la route avec le feu. Sauf que la tête d’Hayalee tournait encore si fort, elle n’y voyait pas droit – elle n’y voyait pas grand chose. Ils étaient trop loin et son cerveau, ses jambes, ses poumons, lui faisaient si mal. Elle n’arriverait pas à viser. Elle n’arriverait pas à se concentrer. L’image de Frowin gelant l’océan d’un coup de poing s’imposa dans son esprit enfiévré.
« Tu pourrais guider les flammes avec tes gestes. Ça demande moins d’efforts et de concentration que de se reposer entièrement sur la vue. »
Oubliant son poignet foulé, Hayalee serra les doigts. La chaleur monta, ses muscles s’enflammèrent ; elle stoppa et frappa dans le vide. Frappa comme si elle avait pu atteindre le chariot, tout là-bas.
Une colonne de flammes fendit l’herbe. Les gardiens eurent juste le temps de s’écarter. Le feu finit sa course dans le chariot et le dévora en un instant. Le brasier partit si vite que le bois éclata. Le cheval du directeur rua.
Hayalee s’écrasa à plat ventre. Ses oreilles tintaient. À nouveau, le noir grignotait sa rétine. Son corps ne répondait plus. Elle se contenta d’écouter les battements furieux de son cœur et de respirer, lentement, profondément, jusqu’à ce que les sensations reviennent.
Elle se recroquevilla. Poussa sur ses mains et ses genoux. Elle avait de la terre et du sang plein la bouche. Elle s’essuya les lèvres et se remit sur ses jambes flageolantes. Où était Nahïs ? Et Yasuo et Kylian ? Il fallait qu’elle les retrouve, maintenant.
Le feu crépitait, crachait de gros panaches de fumée. Si grand, si chaud. Hayalee aurait voulu s’en rapprocher, se fondre dedans. Les silhouettes grises des gardiens, elles, s’en éloignaient au pas de course. Ils hurlaient. Certains se roulaient par terre, l’uniforme en flamme. Sur le moment, cette constatation n’atteignit pas Hayalee, comme si la partie de son esprit qui aurait dû s’en inquiéter ne s’était pas réveillée.
Elle ne réagit pas non plus lorsqu’elle vit le directeur qui avançait dans sa direction, le nez baissé sur une arbalète qu’il chargeait. Il s’immobilisa à une vingtaine de pieds et la braqua.
Le carreau partit. Deux bras la saisirent par-derrière et l’emportèrent dans un tourbillon. Hayalee sentit le choc dans son dos et fut précipitée à genoux, un poids sur les épaules. Le poids de Yasuo.
La flèche gisait dans l’herbe, brisée en deux.
— Tu ne devrais pas rester à découvert. C’est dangereux.
Hayalee était trop abasourdie pour répondre.
— Si tu en as fini ici, c’est le moment de se mettre à courir.
Du coin de l’œil, elle vit Rollo jeter l’arbalète au sol et héler qu’on lui apporte son cheval. Elle avait failli se faire tuer. Cette pensée lui fit l’effet d’une claque. Elle bondit sur ses pieds.
— Attends ! J’ai laissé Nahïs, elle…
Ils la repérèrent non loin de là, qui se débattait pour s’arracher à la poigne d’un gardien. Hayalee et Yasuo s’élancèrent mais, déjà, Nahïs mordait son tortionnaire et lui filait entre les doigts. Elle courut à leur rencontre et le gardien courut derrière elle. Yasuo fendit l’air de son bras : un projectile noir fusa et frappa l’homme à l’épaule. Nahïs reprit la main d’Hayalee et, suivant Yasuo, elles foncèrent, non pas en direction de la grande porte par laquelle les prisonniers s’enfuyaient comme une hémorragie, mais à l’opposé, vers les potagers.
— Où est… Kylian ? souffla Hayalee.
— Perdu dans la foule, répondit Yasuo. Mais je ne me fais pas de soucis pour lui, il saura trouver la sortie.
— Et les autres ? Saru et Lisandra… ?
— Le grappin que j’ai laissé tomber n’est plus au pied du donjon. Ils ont dû quitter le périmètre.
Il l’avait donc jeté dans le trou dans ce but ? C’était bien pensé. Libérée de ses inquiétudes, Hayalee cavala plus vite que jamais en dépit du sol qui tanguait sous ses pieds.
— Que quelqu’un les arrête ! cria la voix du directeur, loin dans leur dos.
Une gardienne tenta de leur barrer la route, épée brandie. Accélérant, Yasuo se jeta sous l’arme, roula et frappa la femme d’un coup de coude au creux du genou. Le sang jaillit. Elle s’effondra en hurlant, forçant Nahïs et Hayalee à faire un écart pour l’éviter. D’autres gardiens accoururent, mais Yasuo se révéla aussi redoutable à distance qu’au corps à corps. Les petites lames qu’il façonnait faisaient mouche à chaque lancer et les ennemis tombaient comme des quilles.
Lorsqu’ils dépassèrent le bâtiment administratif, une silhouette quitta l’ombre de la façade pour fondre sur eux. Un instant, Yasuo sembla sur le point d’envoyer un nouveau projectile, puis se ravisa en reconnaissant Kylian. L’abdomen toujours saucissonné dans la tunique d’Hayalee, le jeune homme vint courir à leurs côtés.
— Tu es sûr de vouloir nous suivre ? demanda Yasuo, sur le ton de la conversation.
— Après ce que j'ai vu ? Certain. Je préfère miser sur vous !
Le martèlement de sabot qui monta dans leur dos lui fit peut-être regretter ses paroles.
De retour sur son cheval, Rufus Rollo s’était lancé à leur poursuite.
En tout cas, j'ai vraiment apprécié tout ce qu'il y avait dans ce chapitre ^^ Ca fait beaucoup, on va pas se mentir, mais j'ai pas trouvé ça confus pour autant, ça s'enchaînait bien et logiquement. Je dirais que s'il y a un moment qui m'a un peu moins convaincu que le reste (mais où je suis quand même convaincue, c'est juste que j'ai l'impression que tu as eu plus de difficulté dessus), c'est le passage avec Orcus, de justifier pourquoi faut pas le tuer. Ca finit par arriver, le côté on est pas des monstres, et c'est très cool comme réalisation, mais ça arrive un poil tard je trouve. Après, très sincèrement, rien de dramatique et c'est vraiment pour pinailler, parce que j'ai trouvé cette réalisation très cool, même si bon, Yasuo vient tout péter ensuite ='D Mais oui, sinon, c'est très bien de justifier pourquoi les prisonniers attaquent là et pas avant, sinon ça aurait fait bizarre.
Bon, clairement, heureusement que Hayalee était là, sinon la sortie des prisonniers dans la cours aurait pas été la même ^^' Bon, faut travailler sur l'endurance maintenant, mais ça aurait été une hécatombe sans elle, déjà que ça doit pas être terrible. Très bon esprit d'initiative et réactivité ! C'est cool que, par deux fois, Nahis l'aide dans ce chapitre, on sent là effectivement que c'est pas juste une enfant, et qu'elle a plus de force et de caractère qu'on aurait pu croire au début.
Bon, Yasuo, c'est une machine de guerre par contre ='D Est-ce qu'il était tout seul avant parce qu'il a juste pas besoin d'aide et que ça le dessert plutôt ? Pas juste à cause de son incroyable sociabilité ? En tout cas, ça annonce des discussions pas glop avec Hayalee sur le fait de tuer ou pas ^^' Parce que bon, lui, il se gêne pas.
Bon, Orcus a l'air beaucoup trop déter ^^' Mais peut-être qu'ils arriveront au moins à retrouver les autres et que ça aidera, parce que là, pauvre Hayalee, elle est plus trop en état, et Kylian est pas au mieux de sa forme non plus ^^' C'est beau les plans qui se passent comme prévus ='D
Toujours aussi curieuse d'avoir la suite et de voir comme ils vont définitivement se dépêtrer de ce bazar ^^ Et voir à quel point ils vont se faire remonter les bretelles ='D
Le chapitre est… généreux, je m’en rends bien compte x’D (c’est une grosse tartiflette). Mais j’avais pas envie d’étaler ça sur encore plus de chapitres. En espérant qu’on est assez pris dans l’action pour ne pas trop remarquer la longueur ?
Pour le passage que tu soulèves, quand tu dis que l’argument « on est pas des monstres » arrive un peu tard… c’est à dire ? ^^’ Je t’avoue que j’ai du mal à voir comment/où j’aurais pu amener ça plus tôt. Hum…
Mais voui, t’as vu, Hayalee fait pas que du caca. Et Nahïs se réveille. Je pense que c’est une des modification judicieuse que j’ai apporté avec la réécriture, parce qu’avant elle se laissait juste trimbaler comme un gros boulet. C’était moyen.
Une machine de guerre, mdr. C’est un peu vrai. Et tu mets le doigt sur le pourquoi il était tout seul avant. En effet, c’est plus une question d’efficacité que de sociabilité. Clairement, les trois autres, ils lui ont plombé sa mission. :p
Le retour va pas être triste, ouais. J’espère que ce sera à la hauteurs des attentes ! En tout cas, ils sont pas encore tirés d’affaire.
Merci d’être au rendez-vous, comme toujours. <3