11. Le fantôme

Par Neila

Hayalee, Nahïs, Kylian et Yasuo couraient à toutes jambes en direction de la tourelle sud-est. Monté sur son cheval, le directeur galopait pour les rattraper.

Ils s’enfonçaient dans les potagers quand un coup de vent souleva les cheveux d’Hayalee : le cheval avait déployé ses ailes et décollé. Elle vit les mille livres de muscle arriver sur eux. Yasuo lui crocheta les épaules et la força à plonger au sol avec Nahïs. Il y eut une puissante bourrasque accompagnée d’une pluie de terre. Hayalee attendit que la tempête passe, puis releva le nez.

D’un côté, Yasuo s’accroupissait tandis que Kylian se dépêtrait d’une rangée de salades. De l’autre, Nahïs s’efforçait de reprendre la maîtrise de son souffle. Le cheval exécuta un gracieux demi-tour au-dessus du rempart et revint se poser dans la cour, ralentissant au milieu du potager pour leur barrer le chemin. Du haut de sa monture, Rollo les toisa.

— Rendez-vous ! Vous n’avez aucune issue, l’armée est en route !

— Qu’est-ce qu’on fait ? gémit Hayalee.

— On continue, dit Yasuo. Il cherche simplement à nous retarder, il ne peut pas nous arrêter à lui seul.

Ce disant, il glissa une main sous son maillot et en tira un grappin relié à une chaîne dont il déroula plusieurs pieds. Il tendit le tout à Hayalee.

— Tu trahis ton pays, soldat ! s’écria Rollo.

À qui s’adressait-il ? Hayalee suivit son regard sévère et trouva Kylian. L’aigreur qu’affichait ce dernier confirma qu’il ne s’agissait ni d’une plaisanterie ni d’une erreur. Kylian avait été soldat ? Si Rollo avait espéré rallumer une quelconque étincelle de patriotisme, ce rappel à l’ordre eut tout l’effet inverse. Se redressant autant que le lui permettaient ses blessures, Kylian lui rendit son regard et cracha par terre. Sur sa selle, Rollo se raidit davantage si possible.

— Ne vous préoccupez pas de lui, dit Yasuo, comme s’il n’avait jamais été interrompu. Courez à la tourelle et passez le mur.

Grappin à la main, Hayalee se releva, imitée par Nahïs. Des clameurs leur firent tourner la tête. Plusieurs gardiens accouraient. Rassemblant le peu de chaleur qui lui restait, Hayalee s’apprêtait à lever le bras avec l’intention de leur barrer la route, mais Yasuo lui saisit le poignet.

— Garde tes forces pour fuir, je me charge d’eux.

— Mais…

— Je sais qu’on ne se connaît pas, mais nous sommes coéquipiers. Tu peux compter sur moi pour couvrir tes arrières.

Il appuya ses mots d’un sourire, aussi calme que les eaux d’un lac. Hayalee ouvrit la bouche, puis la referma. Rollo tirait son sabre de son fourreau. L’heure n’était pas aux questions et aux doutes. Espérant que l’assurance du jeune homme ne soit pas qu’une façade, Hayalee prit la main de Nahïs et repartit à toutes jambes. Kylian ne se fit pas prier pour les suivre.

Ils bondirent par-dessus les rangées de légumes en décrivant un large détour pour contourner le directeur, mais Rollo n’avait aucune intention de les laisser passer. Il éperonna sa monture. Voyant l’animal débouler dans un tonnerre de sabots, Kylian hésita à maintenir le cap et le poids de Nahïs se fit plus pesant sur le bras d’Hayalee, mais cette dernière refusa de ralentir, refusa de dévier. Yasuo avait promis de les couvrir.

Le cheval n’était qu’à une quinzaine de pieds quand une lame longue comme un avant-bras lui transperça l’épaule. Il poussa un hennissement strident, sa patte se déroba et il finit sa course dans une glissade terrible qui laboura le sol du potager.

Rollo avait vidé les étriers une seconde avant la chute. Il se réceptionna dans une roulade et fonça sur Hayalee. La haute silhouette noire lui arriva dessus, le sabre au poing, l’intention dans le regard, et la peur lui embrasa les entrailles. Un projectile fila sous le nez du directeur et il freina des quatre fers, recula pour en éviter un second. Du coin de l’œil, Hayalee aperçut Yasuo qui tourbillonnait dans un enchaînement de coups de pied. De longues aiguilles fusaient dans le sillage de ses mouvements. Kylian repartit au trot et Nahïs revint à la hauteur d’Hayalee. Elles allongèrent la foulée, dépassant le directeur qui se repliait derrière sa monture agonisante.

Ils foncèrent jusqu’à la tourelle, à l’angle du mur d’enceinte. La peur semblait avoir donné des ailes à Nahïs, qui tirait Hayalee au moindre signe de faiblesse. Les poumons et les muscles de cette dernière n’allaient pas tarder à se déchirer et chaque pas vibrait douloureusement sous son crâne, mais toutes ces sensations paraissaient lointaines. L’esprit d’Hayalee planait au-dessus de son corps, comme si elle avait bu une bouteille entière d’hydromel. Elle trébucha à plusieurs reprises, faillit finir le nez dans la terre, mais continua à pousser sur ses jambes, cramponnée à Nahïs.

Une ultime rangée de courges et ils laissèrent le potager derrière eux pour retrouver l’herbe. Encore une quinzaine de pieds et ils atteignirent la tourelle. Ils s’engouffrèrent à l’intérieur sans ralentir et gravirent l’escalier en colimaçon en se cognant aux murs. Deux secondes plus tard, ils débouchaient sur le chemin de ronde du rempart. Là, seulement, les deux filles se lâchèrent et ils s’arrêtèrent tous pour reprendre leur souffle. Pliée en deux, les poumons irradiants, Hayalee vit double et noir, assourdie par les battements de son cœur qui devait avoir triplé de volume. Kylian semblait tout aussi proche de l’évanouissement. Un instant, il vacilla et se retint au parapet.

— Passe le… truc… haleta-t-il, la main tendue mais le nez baissé sur ses godillots. Grappin !

Elle s’exécuta, trop essoufflée pour discuter. Le jeune homme se redressa dans une profonde inspiration et coinça le grappin entre les pierres érodées du garde-fou. Il déroula la chaîne dans le vide et commença à descendre. Hayalee fit signe à Nahïs de l’imiter. Elle attendit qu'elle ait enjambé le parapet avant de se détourner pour aller voir du côté de la cour.

Les gardiens ne les avaient pas suivis : Yasuo ne leur en avait pas laissé l’opportunité. Sur la poignée d’hommes et de femmes qui avaient trouvé le courage de venir prêter main-forte au directeur, quatre gisaient déjà au sol, gémissaient en se tenant la jambe ou le bras. Menés par Rollo, les quatre restants étaient néanmoins parvenus à encercler Yasuo.

Quand bien même, les gardiens n’arrivaient pas à en venir à bout. Les lames ripaient sur sa peau sans jamais le blesser, quand elles ne le manquaient pas. Il glissait entre ses adversaires, passait dans leur dos ou sous leur bras, puis frappait.

Un gardien de plus tomba. Les trois derniers se jetèrent simultanément sur Yasuo. Il se retrouva coincé entre les épées et les corps. Rollo saisit sa chance et tenta un coup d’estoc dans son dos, droit vers la nuque. Les lames qui faisaient pression contre le jeune homme volèrent en éclat. Les gardiens furent déséquilibrés, emportés dans le demi-tour de Yasuo. Il leva une main devant son visage. L’épée de Rollo y plongea tandis que les gardiens s’écroulaient comme des dominos.

Un terrible instant, Hayalee s’attendit à voir l’arme transpercer la main puis la tête de son coéquipier. Elle s’enfonça sans jamais ressortir. Yasuo referma ses doigts dessus, attira le directeur à lui et balança son autre bras comme un couperet. La lame qui avait poussé dans le prolongement de sa paume entailla Rollo de la hanche à l’épaule.

Le directeur tituba en arrière et s’écrasa sur le dos. Tous les muscles d’Hayalee se relâchèrent et elle se souvint de respirer.

Il ne restait plus que Yasuo, debout au milieu des gardiens qui rampaient pour lui échapper. Rollo, lui, n’essaya pas de se sauver. Il releva le menton, l’air d’attendre le coup de grâce. La lame pendait encore au bout du bras de Yasuo. Il n’aurait eu qu’un mouvement à faire pour achever son adversaire. Il sembla sur le point de le faire. Puis il avisa Hayalee en haut du rempart.

Il tourna les talons et partit en courant.

— Abattez-le ! s’époumona Rollo. Arbalétriers !

Mais les gardiens qui l’entouraient étaient trop occupés à gémir sur leurs os brisés tandis que le reste des effectifs s’efforçaient de rattraper les prisonniers. Personne ne répondit à l’appel du directeur.

Ignorant les tourelles, Yasuo s’élança directement vers le mur d’enceinte. Avait-il l’intention de se façonner une nouvelle chaîne pour grimper ? Hayalee se pencha pour le voir arriver. Il n’allait quand même pas…

Sauter.

Le bond suffit à le propulser à mi-hauteur du rempart, qu’il escalada comme une araignée. Des « griffes » avaient poussé entre ses phalanges. Il atteignit le sommet en un rien de temps et fit signe à Hayalee. Cette dernière se tira de sa stupeur et se rua de l’autre côté du chemin de ronde.

Nahïs attendait à l’orée du bois en se tordant les doigts. Kylian, lui, avait disparu. Hayalee enjamba le parapet, attrapa la chaîne du grappin et se laissa basculer dans le vide. Son poignet se rappela à son bon souvenir, mais la douleur fut moins intense qu’elle ne l’avait redouté. Elle tourna la tête, cherchant Yasuo. Il ne se donna pas la peine de la rejoindre. À la place, il se suspendit au bord de la muraille, lâcha prise et se réceptionna dans une roulade arrière. Décidément, ce type était hors-norme…

Hayalee descendit aussi vite que possible et sauta les trois derniers pieds. Une troupe de soldats fit son apparition à l’angle du rempart au moment où elle touchait le sol.

— Cours ! ordonna-t-elle à Nahïs.

Les deux filles foncèrent dans le bois.

Hayalee prit la tête. Bras levés pour se protéger le visage, elle se fraya un passage brutal à travers la végétation, jetant des coups d’œil réguliers par-dessus son épaule. Les épines des buissons lui griffaient les mollets et les branches basses lui crochetaient les chevilles, mais elle ne se laissa pas stopper. Le sol s’était mis à descendre et elle dérapa plus d’une fois dans la terre, bascula en avant, se rattrapant in extremis aux arbres.

Hayalee avait perdu Yasuo de vue. Elle balayait le sous-bois du regard quand quelqu’un surgit devant elle. Elle lui rentra dedans ; le Feu enfla dans sa poitrine, puis retomba aussi sec.

— Saru !

La joie de le retrouver fut si forte qu’elle faillit se jeter à son cou. Il lui cramponna le bras, le visage irradiant de soulagement, les cheveux en bataille.

— T’as rien ?

Tous ses organes palpitaient de souffrance et ses jambes tremblaient comme si elles étaient prises de convulsions, mais Hayalee secoua la tête avec assurance.

— Et Yasuo ?

— Il… il est rentré dans les bois un peu plus loin, répondit Hayalee avec un geste hasardeux vers la droite. Et les autres ?

— Plus bas, sur le chemin. J’ai ramené les chevaux et toutes nos affaires, on vous attendait… Venez !

Nahïs lui était déjà passée devant. Saru tira Hayalee par la manche et ils dévalèrent la colline. Un gémissement s’éleva dans le bois. Nahïs poursuivit son chemin, mais Hayalee et Saru échangèrent un regard. Changeant de trajectoire, ils remontèrent à la source du bruit.

Ils trouvèrent Kylian effondré contre un tronc. Saru se précipita à ses côtés et posa une main sur son épaule.

— Eh ? Tu m’entends ?

La tête de Kylian bascula vers l’arrière. Saru grimaça en découvrant son visage contusionné. Les paupières du jeune homme papillonnèrent et il grommela quelque chose d’inintelligible.

— Super… souffla Saru. Tu peux te lever ?

Toujours assis, Kylian poussa pour s’écarter du tronc et vacilla comme un ivrogne. Saru lui attrapa le bras avant qu’il s’écrase au sol et se glissa sous son aisselle pour l’aider à se hisser sur ses jambes. Hayalee s’empressa d’en faire autant de l’autre côté. À eux deux, ils forcèrent Kylian à avancer et dévalèrent la colline. La voix de Lisandra les accueillit sur le sentier :

— Sérieusement ?

Perchée sur son cheval, elle les regarda traîner Kylian en grinçant des dents. Yasuo était déjà là et semblait n’attendre qu’eux pour se mettre en selle. Le cœur d’Hayalee se gonfla de chaleur en voyant Mìr et Nahïs dans les bras l’un de l’autre.

— Tu voulais qu’on fasse quoi ? renvoya Saru. Qu’on le laisse crever dans les bois ?

— On ne va pas avoir le choix, dit Lisandra, il n’est pas en état de monter.

— J’vais bien, grommela Kylian.

Il s’arracha à Hayalee et Saru et tituba vers les chevaux. Lisandra ouvrit la bouche, mais Yasuo la devança, le ton toujours aussi détaché :

— Il n’a qu’à monter avec moi.

— Ils sont là !

Hayalee tourna si vite la tête qu’elle faillit s’en froisser un muscle. Il y avait du mouvement dans le bois, des bruits de pas et des éclats de voix. Les silhouettes bleu marine des soldats avançaient entre les arbres, droit vers eux.

— Vous deux, montez sur ce cheval ! clama Lisandra à l’adresse de Mìr et sa fille. Hayalee, avec Saru !

— Halte !

Mìr et Nahïs prirent place sur Pat, Yasuo aida Kylian à se hisser derrière lui et Saru se précipita aux côtés de Neri, mais Hayalee resta face aux arbres. Ignorant les appels de Saru, elle laissa le Feu monter, l’embraser de la tête aux pieds. Le geste ample, elle gifla le vide d’un revers de main : toute la chaleur accumulée sembla s’enfuir au bout de ses doigts. Troncs et buissons prirent feu comme si elle y avait jeté une traînée d’huile enflammée. Les soldats hurlèrent d’effroi et les chevaux s’écartèrent en piaffant.

— Bien joué, fit Saru, qui peinait à retenir Neri. Maintenant, monte !

Hayalee fit volte-face et mit le pied à l’étrier. Elle se tassa en bout de selle, Saru aux rênes. Les chevaux détalèrent au premier coup de talon. Plusieurs soldats émergèrent dans leur dos, arme au poing, mais ils étaient déjà loin.

— Qu’est-ce qu’on attend pour décoller ? s’écria Hayalee.

— Plus d’espace, répondit Saru, qu’est-ce que tu crois ? Les chevaux peuvent pas déployer leurs ailes sur une piste aussi étroite !

Hayalee allait demander comment ils prévoyaient de sortir du bois – ils filaient à l’opposé de la ville, d’où affluaient les soldats – puis elle se souvint que Yasuo avait mentionné un chemin, au sud de la colline.

— Hayalee ! s’écria Lisandra, se tordant le cou pour la regarder. Continue à mettre le feu au bois !

— Quoi ?

— Ça couvrira notre fuite ! Fais ce que je te dis !

Sans compter l’épuisement qui la faisait trembler comme une feuille et les tambours qui cognaient sous son crâne, Hayalee n’aimait pas du tout cette idée – et si quelqu’un se retrouvait piégé par les flammes ? Elle n’en avait malheureusement pas de meilleure et les soldats n’allaient pas tarder à sauter à dos d’aigle pour se lancer à leur poursuite. Alors, Hayalee rassembla ce qui lui restait encore de force et fixa son regard sur la végétation qui défilait au bord du sentier. Le feu se répandit dans leur sillage et les chevaux se mirent à courir comme s’ils avaient le diable aux trousses.

Dents serrées, Hayalee maintint ses efforts aussi longtemps qu’elle put, exhortée par Lisandra. Elle lâcha prise quand le chemin se sépara en deux et qu’ils bifurquèrent. La fatigue faillit l'assommer. Elle avait l’impression qu’un pieu se frayait un passage dans sa cervelle. Des étoiles noires dansèrent devant ses yeux. Elle laissa sa tête rouler sur l’épaule de Saru et ferma les paupières, le souffle court.

— Eh, ça va ? Accroche-toi, d’accord ?

Elle acquiesça et resserra ses bras autour de sa taille, secouée par les cahots.

Elle garda les yeux fermés tout le temps qu’ils mirent à dévaler la colline, jusqu’à ce qu’elle sente la caresse du soleil sur sa peau. Neri déploya ses ailes et l’estomac d’Hayalee descendit plus bas que son nombril. Le bois avait laissé place à un champ, au-dessus duquel ils s’élevèrent lourdement. Ils virèrent et la vision du Donjon bordé par les flammes s’offrit à eux. Un rideau de fumée montait dans le ciel, poussé vers le sud par le vent. À l’opposé de la ville. Dieu merci. Hayalee n’y songeait que maintenant… Elle osait espérer que Lisandra avait mesuré ce risque avant de lui demander de ravager le bois.

Menés par Yasuo et Lisandra, les chevaux plongèrent dans les volutes. Hayalee toussa et enfouit son visage dans la capuche de Saru, qui luttait pour forcer l’étalon à maintenir le cap. Heureusement, le supplice fut de courte durée. Très vite, ils émergèrent au-dessus du nuage et un air frais vint remplacer les relents âcres de l’incendie.

La fumée glissait dans le ciel à la manière d’une rivière dont ils suivirent le cours. Personne ne sembla se lancer à leur poursuite. Entre les évadés et le feu de forêt, les soldats en postes à Psizun avaient probablement trop à faire. Hayalee garda la joue appuyée contre le dos de Saru, étourdie et nauséeuse. Le vent s’insinuait sous sa chemise de corps et la glaçait jusqu’aux os. Son crâne était pris dans un étau. N’y tenant plus, elle laissa ses paupières se refermer, autant pour se reposer que pour oublier l’altitude. Le noir lui donna l’effrayante sensation de tourbillonner, de tomber, mais elle se rassura en se concentrant sur la présence de Saru.

Hayalee n’aimait pas beaucoup voler, mais cette fois, elle serait volontiers restée suspendue dans le ciel indéfiniment, bercée par le battement régulier des ailes. Yasuo en décida autrement. Le temps qu’Hayalee s’aperçoive qu’ils descendaient, les chevaux n’étaient plus qu’à quelques pieds du sol.

Il n’y avait rien aux alentours : que des pâturages vallonnés séparés par des bosquets d’arbres touffus ; une ferme au loin. Le soleil était encore haut dans le ciel. Hayalee n’aurait pas pu le jurer étant donné qu’elle avait passé tout le trajet à somnoler, mais il lui semblait qu’ils n’avaient volé que quelques minutes. Elle se retourna. Une colonne de fumée de la taille de son pouce se détachait contre l’horizon.

Ils atterrirent à l’orée d’un bosquet. La voix de Lisandra ne tarda pas à se faire entendre.

— Pourquoi s’arrête-t-on ?

Yasuo se tourna vers eux.

— Parce que le ciel est trop dégagé et il sera bientôt quadrillé par des patrouilles de soldats. Mieux vaut se mettre à couvert et attendre la nuit.

— Tu crois pas qu’ils risquent aussi de quadriller le sol ? fit remarquer Saru. On est à deux battements d’ailes de la prison, là.

— Nous sommes suffisamment loin, et juste assez proches.

Lisandra fronça le nez et Yasuo dut sentir qu’elle n’allait pas tarder à le mordre s’il ne faisait pas un effort pour expliciter sa pensée.

— Aucun évadé n’aura pu parcourir cette distance à pied et les soldats s’attendront à ce que nous en ayons parcouru beaucoup plus à cheval. Ils n’ont aucune raison de chercher ici. Pas tout de suite, du moins.

— Tu es sûr de toi ?

— Seuls les sots sont sûrs d’eux, répondit-il à mi-voix tout en égarant une main dans la crinière de son cheval.

Lisandra en eut le souffle coupé.

— Par ailleurs, si on ne soigne pas très vite ses blessures, il va mourir.

Derrière lui, le menton reposant sur sa poitrine, Kylian était à peine conscient. Quand Yasuo passa une jambe par-dessus la tête de son cheval et sauta à terre, le jeune homme s’affaissa et finit couché sur la selle.

— Nous pouvons aussi le laisser ici et poursuivre notre route, conclut-il.

Quand bien même il venait de leur expliquer que leur meilleure chance de survie – et celle de Kylian – était de s’arrêter ici et maintenant, il paraissait tout à fait disposé à jeter leur compagnon d’évasion sous un arbre et à remonter en selle si tel était le souhait de ses coéquipiers.

— Si tu penses qu’il vaut mieux attendre la nuit, dit Saru, je te fais confiance. Après tout, c’est toi le plus expérimenté.

La poitrine de Lisandra enfla sous le coup d’un scepticisme contenu, mais elle acquiesça à son tour. Tout le monde démonta et ils s’empressèrent de tirer les chevaux à l’abri du bosquet. Tandis que Saru, Mìr et Hayalee attachaient les bêtes aux arbres, Yasuo et Lisandra descendirent Kylian de la selle pour l’allonger sous un platane.

Les paupières à demi closes, la bouche entrouverte, il était pâle comme un linge et couvert de sueur. Le sang avait fini par traverser la tunique qu’Hayalee avait nouée autour de sa taille. Lisandra appuya deux doigts contre sa gorge.

— Son pouls est filant et faible.

— Tu as des connaissances en médecine ? interrogea Yasuo.

— Quelques-unes. J’ai aussi du matériel de premiers soins dans ma sacoche… Saru ?

Ce dernier s’empressa d’aller déficeler ladite sacoche du cheval de Lisandra et la lui apporta. Elle l’ouvrit, révélant une panoplie d’outils – seringues, stéthoscope, bandelettes, flacons… Elle en tira une paire de ciseaux. Avec des gestes précautionneux, elle déboucla la ceinture qui maintenait le bandage de fortune de Kylian. Avant qu’Hayalee ait le temps de protester, Lisandra avait commencé à découper les couches de tissu. Elle dévoila entièrement le torse du jeune homme, marbré d’hématomes oscillant du jaune au violet. Le pire restait l’estafilade sur son flanc. Le sang se mit à couler dès que Lisandra en décolla les vêtements. Elle rappuya aussitôt sur la plaie.

— D’accord. Ce n’est pas très profond. Je n’ai pas l’impression que les organes ont été touchés, mais il va falloir recoudre pour stopper l’hémorragie. J’ai un peu d’expérience en la matière, ajouta-t-elle en relevant les yeux vers Yasuo, je peux m’en occuper.

— Je t’en prie, dit-il, comme s’il retenait une porte pour la laisser passer.

Elle reporta son attention sur le blessé, les prunelles brillantes d’une excitation contenue.

— Tu peux maintenir la pression un instant ?

La main de Yasuo vint remplacer celle de Lisandra. Elle fouilla son sac à la recherche des outils dont elle avait besoin – fil, aiguille, pince… Elle prépara le tout sans trembler, la respiration profonde et le regard plus affûté que jamais.

— Il… il y a quelque chose que je peux faire ? demanda Mìr. Je ne m’y connais pas vraiment, mais si je peux me rendre utile…

— À vrai dire, il y a bien quelque chose que vous pouvez faire. Mettez-vous là et tenez-le, au cas où il reprendrait connaissance. Il ne faut pas qu’il bouge.

Mìr déglutit, s’essuya les paumes sur son pantalon et vint s’agenouiller au-dessus de la tête de Kylian pour lui saisir les épaules. S’humectant les lèvres, Lisandra fit signe à Yasuo de dévoiler la plaie qu’elle nettoya à grand renfort d’alcool avant d’y approcher aiguille et pince. Hayalee se détourna du spectacle. Elle avait eu son compte d’horreur pour la journée.

Les muscles perclus de fatigue, l’esprit embrumé, elle avança d’abord sans but. Un énième frisson la secoua et elle se décida à aller enfiler sa tunique de rechange et sa pèlerine. Elle s’emmitoufla dans le vêtement et fouilla ses affaires à la recherche de sa gourde dont elle but une longue lampée. À quelques pas de là, Nahïs avait levé le nez et observait la frondaison des arbres, lèvres entrouvertes. Hayalee songea à lui proposer de l’eau. Elle se figea en avisant ses doigts. Ils étaient rouges de sang.

Son estomac se souleva. Le cœur comprimé, elle fit volte-face et s’éloigna du groupe. Personne ne remarqua son départ, tout occupés qu’ils étaient à suivre les prouesses médicales de Lisandra.

Hayalee ne partit pas très loin, juste assez pour s’assurer un semblant d’intimité. Le contraste entre ce petit coin de nature et l’enfer dont ils revenaient tout juste était déroutant. Le parfum du sous-bois, le soleil qui miroitait entre les feuilles des arbres, le chant des oiseaux… tout ça paraissait déplacé, irréel.

Les jambes en coton, Hayalee se laissa tomber à genoux au pied d’un arbre, déboucha sa gourde et arrosa ses mains. Elles tremblaient encore. Elle les secoua et les frotta sans parvenir à se débarrasser totalement du sang. Une boule se logea dans sa gorge et son cœur se serra plus fort. Le geste brusque, elle retourna la gourde dans sa paume : seul un ridicule filet d’eau s’en échappa.

« Si tu avais eu l’intelligence de la remplir en arrivant à Psizun… » persifla une voix dans sa tête.

La boule enfla. Hayalee jeta le récipient contre le tronc d’arbre avec tant de force que l’objet lui rebondit dans la figure. La douleur irradia dans son nez. Les larmes lui montèrent aux yeux, le Feu au ventre. Les oreilles bourdonnantes, Hayalee ramassa la gourde traîtresse et la leva haut, prête à la fracasser sur le sol. Le visage boursoufflé et sanguinolent d’Orcus lui revint dans un flash.

Hayalee lâcha l’objet et un premier sanglot se précipita hors de sa poitrine, suivie d’un second qu'elle étouffa dans son bras. Elle aurait voulu hurler. Elle n'était pas bien sûre de comprendre pourquoi. Une outre apparut dans son champ de vision.

Elle battit des cils, releva le menton et trouva Saru. Aussitôt, Hayalee détourna la tête, se repliant derrière ses cheveux pour s’essuyer les yeux. Saru attendit patiemment qu’elle se décide à prendre l’outre et le mouchoir qu’il lui tendait, puis s’assit à ses côtés. Hayalee se laissa basculer sur les fesses et se moucha. L’étoffe tourna au rouge. Elle avait le nez et la bouche en sang. Ses lèvres étaient fendues. Elle ne s’en était même pas aperçue.

Les secondes s’écoulèrent sans que ni l’un ni l’autre ne parle. Elle se contenta de faire pression sur sa bouche entre deux gorgées d’eau tandis que lui observait le feuillage des arbres au-dessus de leur tête.

— Merci…

— Pas de quoi.

Elle lui rendit son outre. Leurs regards se croisèrent et il lui sourit tristement.

— Ç’avait pas l’air facile, à l’intérieur… commença-t-il.

— Lisandra a tout suivi, j’imagine ?

— Ouais. On a franchi le rempart et on s’est cachés dans le bois. Moi, j’étais d’avis de rester dans l’enceinte et de trouver un moyen pour vous aider à descendre, mais tu sais comment est Lisandra…

Il arracha une poignée d’herbe, qu’il se mit à réduire en confettis.

— Le fait est que j’avais pas vraiment de plan, à part foncer dans le tas, et Lisandra m’a fait remarquer qu’il fallait encore qu’on aille chercher les chevaux et toutes nos affaires, qu'on se tienne prêts à quitter la ville…

Il s’était assis à la droite d’Hayalee et gardait le nez baissé sur ses doigts. Avec ses cheveux qui couvraient son œil gauche, elle ne voyait que le bas de son visage, mais l’intonation de sa voix suffit à lui faire comprendre qu’il s’en voulait.

— Vous avez bien fait, assura-t-elle. Au final, Lisandra a eu raison.

Le poids qui s’était logé quelque part au niveau de son cœur se remit à peser. Saru tourna la tête pour la regarder en face.

— Elle… poursuivit Hayalee, vous aviez raison sur toute la ligne. Emmener Mìr et Nahïs, libérer les prisonniers, c’était de la folie.

— Hayalee… t’as réussi à les faire sortir ! On a réussi à s’échapper !

— À quel prix ? Maintenant que les soldats savent qu’on est au courant pour la prison, ils s’attendront à ce que l’Alliance fasse quelque chose, et peut-être que l’Alliance pourra rien faire ! Tous ceux qui n’auront pas réussi à s’échapper aujourd’hui sont peut-être condamnés !

— Ça, on n’en sait rien pour le moment. Même si le gouvernement décide de déplacer ces gens ou de renforcer la sécurité du Donjon, l’Alliance fera tout ce qu’elle peut pour les libérer. Elle lâchera pas l’affaire si facilement.

Hayalee se détourna, les mâchoires crispées. Saru pouvait dire ce qu’il voulait, le fait était qu’elle avait réduit les chances des rebelles de libérer les prisonniers. Sans oublier le reste…

— Ça réparera pas les dégâts d’aujourd’hui. Esdher est obligé de fuir, des gens ont été blessés, peut-être tués…

Sa gorge se noua si fort qu’elle faillit bien ne pas réussir à le dire :

— Quelqu’un est mort. Orcus est mort.

Hayalee dut lutter, mobiliser toutes ses forces pour ne pas se laisser une nouvelle fois submerger.

— Ouais, Lisandra nous a rapporté ce qui s’est passé…

Évidemment. Elle avait dû trouver Hayalee bien stupide, de défendre le gardien face aux prisonniers et de s’en prendre à Yasuo pour lui avoir porté le coup de grâce.

— Il vous aurait tués, dit Saru, la voix étrangement basse.

— Alors c’est acceptable qu’on l’ait tué, nous ?

Elle se le demandait sincèrement. Tuer était mal. C’était ce qu’on lui avait inculqué et elle avait toujours été d’accord là-dessus. Même la justice psamienne ne condamnait pas les criminels à mort – pas officiellement, du moins… Qu’en était-il d’une personne comme Orcus ? Lui avait été prêt à tuer Kylian de sang-froid et Hayalee croyait ce dernier quand il affirmait que nombre de prisonniers étaient morts sous les coups du gardien en chef. Est-ce que tuer quelqu’un d’aussi mauvais que lui, un meurtrier, était une chose acceptable ?

Ses yeux dans celui de Saru, Hayalee chercha désespérément la réponse. Elle aurait voulu s’accrocher à ses principes, mais c’était justement en s’y accrochant qu’elle avait causé tant de dégâts. Alors peut-être que Lisandra avait raison, que la fin justifiait parfois les moyens et qu’Hayalee rêvait si elle s’imaginait « mener une rébellion en étant gentille et honnête ». Et qui était mieux placé que Saru pour en juger ? Il était plus futé qu’Hayalee mais plus compatissant que Lisandra. Il avait grandi dans ce monde, parmi les rebelles et, surtout, il pouvait voir les âmes. Voir ce que les gens valaient vraiment au-delà des apparences. S’il y avait une personne dont Hayalee voulait entendre l’opinion, quelqu'un qu’elle croirait sur parole, c’était lui.

La bouche de Saru se tordit sur une grimace.

— Je…

Sa voix était rauque, chargée d’hésitation. Il détourna le regard et déglutit.

— J’en sais rien, honnêtement. Je sais pas.

Hayalee baissa les yeux.

— Mais je suis sûr d’une chose, reprit-il avec plus d’assurance, t’as pas à te reprocher sa mort. C’est pas toi qui l’as tué, que je sache.

— Si je nous avais pas fait entrer, rien de tout ça serait arrivé.

— Tu sais pas ce qui serait arrivé. Peut-être que certains des prisonniers que t’as libérés aujourd’hui seraient morts demain sous les coups de ce taré !

Hayalee rit jaune.

— Ah, oui, c’est ça, j’ai sûrement sauvé des tas de vies. Bientôt tu vas me dire que j’ai bien fait de pas vous écouter ?

— Nan, tu m’entendras pas dire ça. T’aurais pas dû foncer comme ça, mais tu l’aurais peut-être pas fait si on avait pris ton idée au sérieux, non ? Ce que je veux dire, c’est que les torts sont partagés. T’es pas la seule à avoir pris des décisions. Tu nous as fait arrêter, d’accord, mais c’est Yasuo qui a décidé de tuer Orcus et ce sont les prisonniers qui ont décidé de se battre.

Hayalee ouvrait la bouche pour nuancer tout ça, mais Saru lui coupa l’herbe sous le pied :

— À ce que j’ai compris, tu les as pas trop poussés.

Elle se mordit la lèvre. C’était tout de même elle qui les avait fait sortir de leur cellule. Elle avait libéré les prisonniers du quatrième étage pour qu’ils leur sauvent la vie, à elle, Yasuo, Kylian et Nahïs. Elle leur avait offert l’opportunité de se joindre à la révolte et s’en dédouaner sous prétexte qu’elle ne les avait pas encouragés à grands cris paraissait hypocrite.

— Je dis pas que tout ce que t’as fait est parfait, concéda Saru, mais t’as fait de ton mieux. Regarde ta tronche, bon sang ! Regarde dans quel état t’es ! Toi au moins, t’as eu le cran de défendre tes convictions, t’as essayé d’aider : t’as failli te faire tuer !

Ces propos auraient dû alléger le poids qui pesait sur elle, mais ils ne firent que l’accentuer. Hayalee ne se sentait pas l’âme d’une héroïne. Avoir de bonnes intentions ne pouvait pas suffire, pas quand ses actes pouvaient ruiner des vies, voire y mettre fin. Par ailleurs, ce serait mentir que de dire qu’Hayalee n’avait eu que les intérêts des prisonniers à cœur.

— Je suis pas la personne que t’imagines.

Elle rabattit les pans de sa pèlerine sur ses genoux qu’elle serra un peu plus fort. Elle ne pouvait pas le laisser se méprendre à ce point sur son compte.

— Si j’ai tellement insisté pour qu’on libère les prisonniers, c’était pas par bonté d’âme. Je pensais que ma famille était peut-être parmi eux et…

Le souffle commença à lui manquer, mais elle se força à poursuivre :

— Quand on est allés chercher Nahïs et son père je… j’ai failli tout laisser tomber pour continuer à les chercher.

— Hayalee…

— J’ai cru que j’allais les retrouver. Pendant un instant, j’ai vraiment cru que j’allais retrouver ma famille.

Sa voix se brisa alors que la vérité la frappait de plein fouet : elle ne les retrouverait pas de si tôt, peut-être jamais.

En arrivant sur l’île de l’Alliance, Hayalee s’était rassurée en se convaincant qu’elle serait bientôt réunie avec sa famille, que ce passage au sein des rebelles n’était qu’une solution provisoire. Elle n’avait pas voulu regarder la réalité en face. Il n'y avait plus aucune place pour elle dans la ville qui l'avait vue naître et grandir. Cette vie dangereuse était tout ce qui lui restait.

Un mur dont elle n’avait pas eu conscience jusqu’alors céda et un raz de marée l’emporta. Larmes et sanglots débordèrent. Hayalee enfouit sa tête dans ses bras, qu’elle serra à s’en faire mal, et pleura comme elle n’avait plus pleuré depuis des années. Elle voulait rentrer chez elle. Elle voulait retrouver sa ville, sa maison, retourner à l’académie avec ses camardes, se réfugier dans les bras de sa grand-mère, écouter les plaisanteries de son grand-père et se confier à sa sœur. Elle ne supportait plus de se réveiller dans des lits qui portaient les odeurs d’inconnus, de se perdre dans des paysages où rien n’était familier et d’être sans cesse entourée de personnes qu’elle connaissait à peine. Ça ne l’excitait plus, ça ne l’amusait plus. Elle était fatiguée.

Le front appuyé sur les genoux, le corps secoué de spasmes, Hayalee continua à sangloter sans pouvoir s’arrêter. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Qu’est-ce qu’elle allait devenir ? Elle n’avait plus rien. Plus de chez elle, plus de famille, plus d’avenir. Une main se posa sur son épaule.

Le contact était léger, hésitant, mais il ramena Hayalee à la réalité. À Saru, toujours assis à ses côtés. Comme le premier jour, sur la plage. Doucement, les larmes se tarirent. Elle reprit son souffle, se moucha et s’essuya le visage.

— Désolée.

— C’est moi qui suis désolé.

Elle se tourna vers lui. Il y avait constamment quelque chose de mélancolique dans le regard de Saru, comme s’il en avait déjà trop vu. C’était d’autant plus poignant qu’il était si jeune. Mais il n’y avait pas que ça. Il y avait aussi quelque chose de chaud : un soleil reclus derrière de gros nuages. En cet instant, Hayalee crut voir le soleil s’aventurer hors de sa cachette pour venir la réchauffer.

Elle le revit faire le guet, dans le Donjon, pendant qu’elle cherchait sa famille, puis suggérer avec aplomb d’aller fouiller les autres étages. Saru était quelqu’un de bien – et il ne semblait même pas s’en rendre compte. Elle avait de la chance de l’avoir rencontré. Ils ne se connaissaient que depuis trois mois, mais ils avaient passé tellement de temps ensemble, ils avaient traversé l’océan, essuyé des tempêtes – littéralement – et frôlé la mort. Saru n’était plus un étranger.

Il n’y avait pas que lui. Il y avait aussi Iltaïr, Lisandra, Yasuo, Frowin et tous les autres, tous ceux qui lui étaient venus en aide. Hayalee était entourée de Descendants, de fugitifs… de gens qui vivaient la même situation.

— Honnêtement, dit Saru, à ta place, j’aurais craqué bien plus tôt.

Il marqua une pause et avoua d’un ton plus noir :

— À ta place, j’aurais tout envoyé promener pour les retrouver. Je nous aurais fait faux-bond à la première occasion.

Les sourcils d’Hayalee se froncèrent sur ses yeux bouffis, mais Saru avait déjà fui son regard. Un silence épais s’installa entre eux.

— Qu’est-ce qui t’a poussé à rejoindre l’Alliance ? osa demander Hayalee. Peut-être que je me trompe, mais… j’ai pas l’impression que tu crois beaucoup à ce qu’ils font.

— Tu te trompes pas. Si j’ai voulu partir en mission pour eux, c’est pas pour leur rendre service. C’est juste le seul moyen que j’ai de… partir. Toi, tu vois peut-être l’île comme un refuge mais pour moi, c’est plus une prison. Mes parents sont morts, et je me suis retrouvé là, et on m’a pas laissé le choix.

Ces aveux la déstabilisèrent. Elle avait toujours imaginé que Saru avait rejoint l’Alliance parce qu’il désirait faire sa part, aider, peut-être suivre les traces de ses parents et grands-parents, mais… fuir l’île ?

— Pourquoi est-ce que tu restes si t’en as marre de vivre sur l'île ? demanda-t-elle. Avec Gaya, tu peux aller où tu veux, non ?

— Et j’irais où ? Planter une tente sur une plage ? Parfois j’y pense, ouais… mais faut être réaliste : je tiendrais pas trois jours, seul dehors, avec tous ces gens qui veulent ma peau. Je suis pas assez con pour mettre les voiles… ou juste pas assez courageux.

— Mais… ça t’énerve pas ? Quand tu vois des choses comme le Donjon ? La façon dont sont traités les réprouvés et les Descendants ?

— Si, répondit-il, la voix vibrante d’une émotion égale. Ça me donne des envies de meurtre, mais honnêtement, qu’est-ce qu’on peut y faire ? On libère ces gens, et après ? Ça empêchera pas les soldats de continuer à en enfermer d’autres, ça changera pas le pays.

— Tu crois pas que l’Alliance peut réussir à faire changer le gouvernement ?

— L’Alliance peut bien renverser le gouvernement, je crois pas que ça changera grand-chose. À la monarchie, le peuple s’est soulevé et a récupéré le pouvoir, et qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Ça. On a beau repartir sur de bonnes bases, vouloir bien faire, après quelque temps, on finit toujours par retomber dans les mêmes travers. Peu importe le gouvernement, le pays, les croyances… Les âmes sont toutes faites pareilles. Les humains sont pourris.

Un vent de désaccord souffla dans l’esprit d’Hayalee. Elle avait eu plus d’une occasion de constater que Saru n’était pas quelqu’un de très optimiste, mais elle n’aurait jamais imaginé qu’il puisse avoir une vision si noire du monde et des gens. Elle ne voulait pas le croire.

— Alors tu penses qu’on devrait juste rien faire ? demanda-t-elle, sans parvenir à masquer la colère que lui inspirait cette idée.

Un muscle roula sur la mâchoire de Saru.

— Fais ce que tu veux, Hayalee. Moi, je sais que je sauverai pas le monde. Et si c’est ce que t’espères faire en rejoignant l’Alliance, tu risques d’être déçue.

Son ton et son expression s’adoucirent quelque peu.

— Je dis pas ça pour te blesser ou te décourager, au contraire. Dans la prison, t'as voulu sauver tout le monde sans faire aucun compromis, mais la réalité marche pas comme ça. Et si tu l’acceptes pas, tu vas te faire du mal.

Dans le ventre d’Hayalee, le Feu gronda. Elle avait beau mesurer l’étendue de son impuissance face aux horreurs du monde, elle ne pouvait pas l’accepter. Accepter revenait à baisser les bras.

— Je suis pas stupide, tu sais, répliqua-t-elle. Je sais bien que je peux pas sauver tout le monde. Mais ça vaut le coup d’essayer, tu penses pas ?

Saru la regarda dans les yeux, la regarda très longuement. Peut-être se berçait-elle à nouveau d’illusions, mais derrière l’agacement et l’amertume, Hayalee crut percevoir une étincelle de doute. Elle en était persuadée : quelque part, au fond de lui, Saru nourrissait le même espoir d’un futur meilleur. Ses actions, à Uwata et dans le Donjon, parlaient pour lui. Pourquoi prendre autant de risques, donner autant de sa personne, s’il ne croyait pas en la cause de l’Alliance ? S’il ne cherchait pas à « sauver tout le monde » ?

Il détourna la tête et prit une inspiration heurtée, comme s’il manquait d’air.

— Mon père a essayé. Et mon grand-père, et d’autres avant eux… Sur des tas de générations, ma famille s’est battue, elle a mené la rébellion.

Sa voix était basse, enrouée. Le cœur d’Hayalee se froissa de chagrin avant même qu’il ait conclu :

— Aujourd’hui, ils sont tous morts et le monde est toujours aussi pourri.

Un silence douloureux plana sur le bosquet, seulement rompu par les piaillements des oiseaux. À son tour, Hayalee baissa les yeux, un cuisant mélange de honte et de tristesse au creux du ventre. Elle n’aurait pas dû s’emporter. Elle n’avait pas réalisé…

— Je suis désolée…

Saru ne répondit pas, ne la regarda pas. Les secondes s’écoulèrent, pesantes. Hayalee gigota, cherchant désespérément quoi dire pour se rattraper. Faute de mots, le poids dans sa poche lui rappela qu’elle avait toujours son couteau. Elle s'éclaircit la gorge.

— Au fait, j’ai récupéré ça.

— Ah. Merci.

Il prit le couteau et le tira de son étui comme pour s’assurer qu’il s’agissait bien du sien. L'objet était vieux, le manche parcourut de petits impacts et la lame légèrement rouillée, mais Saru ne s'en séparait jamais. Si Hayalee avait pensé lui redonner le sourire en le lui restituant, ce fut tout l’inverse. Son regard n’aurait pas pu être plus mélancolique alors qu’il passait un pouce sur les initiales gravées dans le bois.

« J.C.E. »

La lumière se fit soudain dans l’esprit d’Hayalee.

— C’était à ton père ?

Comment Sellia l’avait-elle appelé, déjà ?

— Ju… Jill… Evan ?

Saru renfonça le couteau dans l’étui et le remit à sa ceinture.

— Ouais.

Evan était donc son patronyme. Nehara devait être son matronyme. Ça expliquait la remarque de Wïr lorsqu’il avait vu l'inscription sur le matricule de Saru. Hayalee aurait été curieuse de savoir pourquoi Saru avait décidé d’utiliser le nom de sa mère quand celui de son père semblait plus connu au sein des rebelles. Elle hésita. Elle n’avait aucune envie de le blesser ou de le braquer davantage, mais si elle ne creusait pas, elle n’arriverait jamais à le comprendre. Et Hayalee voulait comprendre Saru ; elle voulait lui rendre ce petit rayon de soleil qu’il lui avait offert plus tôt.

— Qu’est-ce qui s’est passé, au juste ? souffla-t-elle avec prudence. Qu’est-ce qui est arrivé à tes parents ?

— Je te l’ai dit. Ils se sont fait tuer.

La sécheresse de son ton la découragea. Ça avait été utopique de penser qu’il se confierait. Elle s’attendait à ce qu'il se lève et fuie la discussion comme il avait fui dans les souterrains de l’Alliance.

— On habitait sur le continent, dit-il alors.

Le revirement était si surprenant qu’Hayalee se demanda si elle avait bien entendu. Saru rouvrit la bouche et elle retint son souffle.

— J’ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque. Mon père qui m’apprend à voler. La mer.

Il releva les genoux et les entoura de ses bras, le regard fixé droit devant, comme s’il pouvait voir les vagues.

— Le soir où ils sont morts.

— Tu… tu étais là quand… ?

Raide comme une statue, Saru fit « oui » de la tête. Il s’était à nouveau retranché derrière ses cheveux, mais ses lèvres étaient si serrées qu’elles en pâlissaient et ses ongles si profondément enfoncés dans la chair de ses poignets qu’il n’allait pas tarder à saigner. La gorge sèche, Hayalee eut toutes les peines du monde à articuler :

— Les soldats… ?

— Nan, c’était pas un soldat. C’était…

Sa voix dérailla. Son souffle se fit plus lourd, erratique, et les muscles de ses bras se contractèrent. Un instant, Hayalee crut qu’il allait faire une crise de quelque chose.

— C’est bon, on n’est pas obligés d’en parler.

Elle n’aurait pas dû s’engager sur cette voie. Elle aurait voulu poser une main sur son épaule comme il l’avait fait pour elle, mais Saru rabattit sa capuche sur sa tête et elle se ravisa. À la place, elle détourna le regard et se perdit dans la contemplation d’un majestùs.

Il s’écoula cinq minutes sans qu’aucun d’eux ne parle ni même ne bouge. Finalement, Saru but une gorgée à son outre, recommença à entortiller des brins d’herbe à ses doigts et dit :

— Et toi ?

— Moi ?

— Tu m’as dit que t’avais été élevée par tes grands-parents… Mais tu m’as jamais raconté ce qui est arrivé à tes parents.

Ce n’était qu’un juste retour des choses, mais elle ne l’avait pas vu venir. Hayalee prit une profonde inspiration.

— Ma mère est morte en me mettant au monde. Elle était malade, trop faible pour supporter l’accouchement. Et mon père…

Une bile brûlante lui remonta dans la gorge.

— Il est parti quand elle est morte et a plus donné de nouvelles. Je sais pas où il est, je sais même pas s’il est toujours vivant.

Elle ne savait pas non plus si elle aurait préféré qu’il soit mort.

— T’as jamais voulu essayer de le retrouver ?

Ce fut comme si on venait de lui enfoncer un poignard entre les côtes. Son cœur se mit à cogner furieusement et la tête lui tourna.

— Pourquoi est-ce que je voudrais retrouver quelqu’un qui a pas voulu de moi ?

— Mais… vous savez pourquoi il est parti ? Il a donné une raison ?

Hayalee hocha la tête de gauche à droite, le sang battant aux tempes.

— Et s’il avait pas eu le choix ? Si c’était un Descendant et qu’il avait dû fuir à cause de ça ?

La question resta en suspend, assourdissante. Depuis qu’Hayalee avait appris l’existence des Descendants et la façon dont ils étaient traqués, l’idée avait pris racine dans son esprit, distillant quelque chose dont elle avait pensé s’être débarrassée à tout jamais : l’espoir. Et elle se haïssait pour ça. Tant d’années à se faire une raison, à accepter, et il avait suffi d’une conversation pour que sa résolution vacille… C’était pathétique.

— S’il avait dû fuir avec l’armée aux trousses, dit-elle entre ses dents, mes grands-parents s’en seraient quand même aperçus et l’auraient mentionné.

— Vraiment ? Quand il s’agit des Descendants, l’armée est tout sauf transparente. Et puis, tes grands-parents voulaient peut-être pas vous laisser penser que votre père était un criminel.

— Nous laisser penser qu’il nous a abandonnées parce qu’il en avait rien à faire, c’est mieux ?

Saru sembla ravaler ses mots. Hayalee inspira à pleins poumons pour calmer ses frémissements. Elle n’avait pas voulu être aussi cinglante. Son père ne valait pas la peine qu’elle se dispute avec Saru.

— On devrait aller retrouver les autres, grommela-t-il.

— Ouais.

Tous les muscles d’Hayalee protestèrent lorsqu’elle se releva et la tête lui tourna. Elle se sentait vidée, à tous les niveaux. Saru l’attendit. Ils allaient se mettre en route quand ils aperçurent Nahïs, debout entre les arbres.

La tête basse, elle tripotait un petit bouquet de fleurs sauvages qu’elle avait nouées à l’aide d’un brin de paille.

— Ça va ? lui demanda Hayalee.

La jeune femme vint se planter devant elle. Sous sa crinière de cheveux, au milieu de son visage crasseux, son regard fuyant trouva celui d’Hayalee et s’y accrocha. Nahïs déposa le petit bouquet dans sa main et un baiser sur sa joue.

— Merci.

Le temps qu’Hayalee retrouve ses esprits, Nahïs avait déjà fait demi-tour. Machinalement, elle porta les fleurs à son nez – leur parfum lui rappela furtivement sa sœur.

— Tu regrettes toujours de les avoir libérés ?

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Flammy
Posté le 12/03/2023
Ouf, ils ont réussi à sortir \o/ Je pensais que ça serait plus compliqué avec Rollo, mais Yasuo est vraiment une machine de guerre et est vraiment très impressionnant ='D Tout est logique avec son pouvoir, mais c'est vrai que je n'y avait pas pensé, mais pouvoir arrêter les lames, les absorber et tout, ça le rend plus que redoutable sur un champs de bataille, vraiment, tout seul il fait le taff, là il est plus là pour faire la nounou j'ai l'impression ='D Enfin bon, il est quand même prévenant et apprend au contact d'Hayalee, il a pas tué Rollo. Dommage, pour le coup, s'il ne fallait tuer qu'un soldat dans ce donjon, c'était lui ='D Il faut pas être gentil au mauvais moment les enfants.

Bon, Lisandra, toujours charmante, prête à abandonner Kyllian dans la forêt x) Les paroles de Rollo m'intrigue. Ce n'était pas n'importe quel soldat j'ai l'impression. Un haut gradé ou un épéiste doué qui a pas eu de bol avec un Descendant dans sa famille ? Ou alors, il a un peu trop fouiné dans les secrets, il en a trop appris et c'est pour ça qu'on a essayé de le faire disparaître ?

Lisandra a bien dû rager pendant tout le temps à suivre ce qui se passait à l'intérieur et à voir le chaos pas possible et à voir la situation dégénérer de plus en plus ='D Mais bon, elle a pu voir qu'Hayalee prend aussi parfois de bonnes décisions au bon moment, et ça c'est bien \o/

Le contre coup est tout sauf simple pour Hayalee, mais fallait s'y attendre, vu tout ce qu'elle a vu, vécu et donné, c'était normal que ça soit dur après ^^' Heureusemet, Saru est là. J'aime bien comment c'est le pessimiste de la bande qui fait le plus attention à voir si elle va bien ^^' J'ai beaucoup aimé la scène de discussion qui suit entre eux deux, même si c'est tout sauf simple et paisible, et que tu retranscris très bien un peu le côté "yavait pas de bonnes solutions dans l'absolu, donc bon, maintenant que c'est fait hein..." Et j'avais pas du tout pensé pour le père qui pourrait être un Descendant, est-ce qu'on va le voir à un moment ? =o En vrai, si ça se trouve, on l'a déjà vu, c'est Frowin, juste elle peut pas le reconnaître vu qu'elle l'a jamais vu ='D

Très curieuse maintenant de la réaction de leurs supérieurs suite à cette mission, ça risque de pas être triste ='D
Neila
Posté le 13/03/2023
Coucou Flammy !

Est-ce que tu penses que ç’aurait été mieux que ce soit plus compliqué, avec Rollo ? è.é Parce que moi, je peux toujours en rajouter, y a pas de soucis. :p

Comme tu dis, Yasuo, il fait le taff tout seul. Pour lui, sortir de la prison (ou même y entrer) c’était pas vraiment un souci. C’est qui est plus dur, c’est de s’adapter à ses nouveaux partenaires. Personnellement, je pense que s’il y avait une personne à tuer, c’était bien Orcus. Rollo a beau être plus compétent, c’est pas un gros sadique qui tue des gens pour le plaisir.
Mais… y a jamais de bon moment pour être gentil, sinon c’est pas de la gentillesse (si si, c’est toutafé censé ce que je raconte).

Hum… qu’est-ce qui te fait croire que Kylian n’était pas n’importe quel soldat ? Le fin mot de l’histoire sera donné avant la fin de la partie, en tout cas. On pourra en rediscuter !

Ouais, je pense que Lisandra s’est arrachée des bonnes poignées de cheveux.

J’espère que j’en ai pas trop fait sur le contre coup. J’ai toujours peur de mal doser ces moments de craquage nerveux et de vulnérabilité. Ça devient facilement mélodramatique et gnangnan. >.<’

Saru, ce rayon de soleil, hein. :p Mais voui, malgré son pessimisme, il peut être très gentil. Je suis contente que la discussion et le débat moral t’aient plu. Ce sont des questions qui vont souvent revenir et sur lesquelles les personnages vont souvent confronter leur vision des choses. En espérant que ce soit intéressant à lire.

Pour le papa d’Hayalee, je pense que je peux au moins te dire que oui, on le verra, il aura son petit rôle à jouer dans l’histoire. Peut-être qu’on l’a déjà vu, d’ailleurs, ou peut-être pas. :p Frowin… c’est pas idiot. Il y a tout un clan de Descendants qui maîtrisent les forces de la nature, alors c’est possible pour deux Descendants d’être parents tout en maîtrisant des éléments différents.

J'espère que ce sera pas triste !
Merci beaucoup d'être toujours au rendez-vous. <3
Flammy
Posté le 13/03/2023
>Hum… qu’est-ce qui te fait croire que Kylian n’était pas n’importe quel soldat ?
Le fait que Rollo prenne la peine de lui parler. En fait, on l'a quasiment pas vu, mais pour moi, Rollo c'était un peu la grosse figure du chef très au-dessus des autres, et du coup, le fait qu'il prenne la peine de dire ça c'était pas anodin pour moi.

> J’espère que j’en ai pas trop fait sur le contre coup.
Moi ça allait, c'est quand même très chaud ce qui se passe à l'intérieur ^^'
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