Une fois dehors, Ephrem remarqua que la nuit avait commencé à tomber. Il dévala les marches pour rejoindre Mélusine en contre bas. Elle était perdue dans ses pensées et semblait inquiète. Il y avait de quoi ! D’abord Ephrem lui avait offert un spectacle inattendu, puis elle avait assisté à un évènement de la vie de ce sauvage ! Et d’après ce qu’elle y avait vu, il était arrivé quelque chose de terrible à Luctès !
Elle devait en discuter avec Ephrem, mais dans l’immédiat, ils devaient surtout mettre le plus de distance possible entre eux et cette auberge remplie de fous furieux. Mélusine ouvrit la bouche pour demander quelque chose, quand ils entendirent la porte grinçait derrière eux. Ephrem se retourna brusquement, le cœur battant à cent à l’heure. Mais il n’y avait aucun danger. C’était juste Cherdrude qui descendait les marches de son auberge avec son chat décharné dans les bras. Arrivée à proximité des deux jeunes, elle s’excusa du comportement de ces hommes, qui, selon elle, n’était pas représentatif de la race Humaine, et leur tendit un bout de chiffon bosselé. Ne sachant pas exactement ce qu’il convenait de faire, Mélusine hésita à le prendre. Ce fut finalement Ephrem qui tendit la main à la vieille aubergiste. Le bout de chiffon semblait être rempli de plusieurs petits objets métalliques, et avait sur un côté une sorte de bouche remplie de dents, également métalliques.
— Ce n’est pas grand-chose, minauda Cherdrude, mais au moins vous saurez maintenant à quoi ressemble la monnaie humaine.
— Ce sont des hélis ? demanda Mélusine.
— Quelques piécettes, répondit la vieille aubergiste. Ils vous éviteront d’avoir les mêmes problèmes dans l’auberge du village d’Eluse.
— Nous ne comptons pas nous y rendre, madame, avoua Mélusine. Je crois que nous devrions essayer d’atteindre Luctès en restant aussi loin que possible des Humains.
— Je comprends, mais faites attention quand même. Après la correction qu’il vient de recevoir, Marve voudra sans doute se venger, expliqua-t-elle en jetant des coups d’œil furtifs à Ephrem.
Après leur avoir montré la direction à suivre et un dernier clin d’œil bien appuyé en direction du beau jeune homme, la vieille aubergiste remonta ses escaliers, laissant frère et sœur discuter dans l’obscurité d’une nuit sans lune.
— Mettons-nous en route ! ordonna Mélusine. Nous devons nous dépêcher.
Ephrem remarqua qu’il y’avait quelque chose d’étrange dans la voix de sa sœur. Un mélange d’inquiétude et de colère qu’elle essayait de dissimuler par un ton autoritaire. Mais épuisé par sa dette de sommeil et l’exploit physique qu’il venait d’accomplir, il la suivit dans l’obscurité, sans parler, sans même penser ! La bourse que Cherdrude lui avait remise résonnait dans sa main à chacun de ses pas. Quand ils furent assez éloignés du village de Cemen, Mélusine rompit le silence.
— Depuis quand sais-tu te battre ? voulut-elle savoir.
À moitié endormi, Ephrem n’entendit pas la question, obligeant sa sœur à la reposer. Elle stoppa net sa marche et se retourna, le visage contrarié. Ephrem, qui n’avait rien remarqué, continua sa course et la heurta.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ? bâilla-t-il.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais révélé que tu savais te servir d’une épée ? incista-t-elle.
— J’ai sommeil ! On s’arrête quelque part pour dormir et on en reparle demain s’il te plaît.
— Non ça ne me plait pas ! siffla-t-elle.
La tête basse, Ephrem ne répondit rien. Il regardait le sol avec lassitude. Mélusine comprit qu’elle ne pourrait rien tirer de lui ce soir, et se remit donc dans le bon sens en étouffant un cri. Elle marcha ensuite aussi rapidement que lui permettait ses longues jambes.
La jeune Elfe avait retrouvé son calme, et réfléchissait à ce qui venait de se passer. Elle finit par comprendre qu’en cet instant, elle se comportait d’une manière injuste envers Ephrem. N’était-ce pas grâce à lui qu’ils étaient encore en vie ? Alors qu’elle, elle n’avait fait qu’envenimer les choses. Et puis, elle ne pouvait lui en vouloir d’avoir un secret ! Elle-même ne lui avait pas encore parlé de sa brève incursion dans le passé de Marve. Elle se promit de le faire dès qu’elle en aurait l’occasion. Pour l’heure, elle devait trouver un endroit où ils pourraient s’arrêter pour la nuit. Une fois de plus elle s’immobilisa, et attendit qu’Ephrem soit à son niveau. Elle le prit dans ses bras, et le remercia. Ephrem, toujours dans un autre monde, sentit tout de même une chaleur agréable l’envahir.
— Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il.
— Rien, répondit-elle après l’avoir relâché. J’ai vu un endroit un peu plus loin qui me semble sûr.
Ils reprirent leur route, mais cette fois Mélusine calqua l’allure de ses pas sur ceux de son frère. Elle le conduisit dans un endroit où le terrain descendait en pente douce avant de remonter un peu plus loin. C’était à son avis l’endroit le moins risqué qu’elle avait vu depuis leur départ de Cemen.
Mélusine avait retiré ses affaires pour dormir à la belle étoile, quand elle vit que depuis leur arrivée, Ephrem n’avait pas bougé ! Il était toujours debout, son sac sur le dos et la bourse pleine d’hélis offerte par Cherdrude serrée dans sa main droite. Mélusine crut même l’entendre ronfler. Elle lui enleva son sac, en retira ses couvertures, les plaça au sol, prit ce qu’il avait dans la main, et le fit s’allonger. Ephrem, dans son sommeil, se laissa diriger sans aucune résistance, et se mit à ronfler de plus en plus fort. Avec un sourire, Mélusine se dit que s’il continuait comme ça, ils allaient finir par se faire repérer par des bandits ou des bêtes ! Elle déposa un baiser sur son front, puis se dirigea vers sa couche. Elle ferma ensuite ses yeux, et s’endormit presque aussitôt, sans que les ronflements d’Ephrem ne la gênent.
Tôt le matin, Mélusine se leva, consciente de leur vulnérabilité pendant leur sommeil. Elle se dirigea vers Ephrem et tenta de le réveiller. Ce ne fut pas simple, mais elle persévéra jusqu’à ce qu’il s’assit en bâillant, demandant pourquoi elle le réveillait. Elle lui rappela alors l’urgence de leur voyage et lui expliqua que Luctès n’était plus très loin.
— Luctès ! Mes parents ! répéta Ephrem, soudain bien réveillé. Tu as raison, nous y sommes presque.
— Prenons un rapide petit-déjeuner avant de partir. J’ai des feuilles de rhubarbe séchée. Elles sont très acides, mais sucrées. J’ai aussi des graines de quinoa si tu veux.
Après leur petit-déjeuner plutôt sommaire, ils rangèrent toutes leurs affaires et reprirent leur route en direction de Luctès. Ils marchaient l’un à côté de l’autre, en silence. Ephrem n’avait pas l’habitude de ne pas entendre Mélusine. Voilà des heures maintenant qu’ils marchaient, et toujours aucun mot. Inquiet, il lui demanda si tout allait bien. En fait, Mélusine appréhendait le moment où ils atteindraient enfin leur destination. Elle se demandait si elle devait lui raconter ce qu’elle savait à propos du probable massacre des habitants de Luctès.
— Il le découvrira bien assez tôt, murmura-t-elle finalement avant de lui répondre qu’elle se sentait juste un peu fatiguée.
— Luctès n’est plus très loin, je pense.
Effectivement, au bout d’un court instant, Ephrem finit par apercevoir d’épaisses fumées noires qui montaient haut vers le ciel. Il trouvait ce phénomène curieux et demanda à Mélusine ce qu’elle en pensait. Celle-ci s’arrêta de marcher et interpella son frère.
— Ephrem, murmura-t-elle en regardant le sol. Il s’est passé quelque chose. Pendant ton combat contre les Humains. Dans l’auberge.
Ephrem ne se rappelait pas avoir jamais vu Mélusine mettre autant de temps avant de parler. D’ordinaire, les mots jaillissaient de sa bouche sans la moindre pause. Mais cette fois, elle s’arrêtait plus souvent que nécessaire, et sa respiration, trop appuyée, trahissait un trouble qu’elle tentait maladroitement de dissimuler. Une angoisse sourde s’empara du jeune homme. Qu’avait-il bien pu se passer dans cette auberge ?
— J’ai vu le passé de cet Humain, ce Marve, continua-t-elle, d’un ton hésitant. Il est né au village de Luctès. Il allait y rejoindre ses parents. Quand il a appris que le village avait été attaqué. Cette fumée…
— Luctès est en feu ! s’exclama Ephrem.
— Oui. Je suis désolé, supplia Mélusine. Il y’avait une infime chance que cette information soit fausse. Je ne voulais pas t’inquiéter outre mesure.
Pour toute réponse, Ephrem tourna le dos à sa sœur, et se mit à courir vers le village, des pensées se bousculant dans sa tête.
— Pourvu qu’il ne soit rien arrivé de mal à mes parents ! pria-t-il.
Mélusine lui emboita le pas. Elle ressentait le trouble de son frère. Elle s’en voulait de ne pas lui avoir dit tout de suite ce qu’elle savait. Cependant, Ephrem ne lui en voulait pas. Il trouvait juste irritant qu’elle ait choisi ce moment pour être muette.
Ephrem distingua enfin les premières maisons de Luctès au loin. Plus ils s’en approchaient, plus une odeur écœurante de chair brûlée s’intensifiait, les assaillant, lui et sa sœur, et provoquant chez eux des haut-le-cœur. Les flammes n’étaient pas seulement en train de consumer les bâtiments, elles engloutissaient tout sur leur passage. Ephrem ne ralentit pas cependant sa marche, Mélusine suivant de près ses pas. Après avoir traversé un fleuve peu profond que Mélusine connaissait sous le nom de Basiliceus, ils continuèrent leur chemin pendant encore quelques minutes avant d’arriver enfin dans le village de Luctès, où un spectacle des plus traumatisants les attendait.