2. j’oublie mes clés la liste des courses la prudence

2. 

j’oublie

mes clés

la liste des courses

la prudence

 

— Meuf, putain, meuuuf !

Deux spécimens de l’espèce adolescente s’approchent de moi à grandes enjambées cliquetantes (trousseau de clés trop fourni pour l’une, argent de poche destiné au pain au chocolat du goûter pour l’autre).

La première, c’est Ursule. Mesurant 1 m 82 du haut de ses modestes 15 ans, elle marche toujours le dos en cuillère dans l’espoir de rentrer sa taille de girafe dans le rang. Elle porte des cheveux roux fossilisés par l’usage répété de teintures bon marché, qui dissimulent sa couleur naturelle le temps de deux lavages. Elle les laisse pousser dans l’espoir qu’ils tirent son squelette vers le bas, une technique qui n’a pas encore fait ses preuves. 

Histoire de ne lui laisser aucune chance d’intégration dans l’univers lycéen, l’adolescence l’a saupoudrée d’une belle dose d’acné et recouverte d’amples vêtements bariolés de rayures horizontales (elle a un jour lu dans Cosmo que les tenues noires et ajustées et les rayures verticales permettent d’avoir l’air plus grand, et en a naturellement conclu qu’il suffit d’inverser la recette pour obtenir l’effet contraire). 

Ursule a une vie emberlificotée. Sa mère vit en union libre avec quatre hommes de qui elle a eu cinq enfants ; son père s’est remaqué avec un pasteur allemand et a adopté trois garçons. Résultat : elle partage sa vie entre les maisons des uns et des autres, les demi et quart de frères et sœurs, les dizaines de grands-parents. D’où son trousseau de clés qui pèse une demi-tonne, et le sac rempli d’affaires de rechange qu’elle trimballe partout, car « j’sais pas où j’dors cette nuit ». 

Ursule est « carrément edgy » (selon ses propres termes). Elle adore les films hollywoodiens classiques, se les enfile par dizaines et bave sur Humphrey Boggart et Fred Astaire quand le reste de la population adolescente s’accorde à trouver Harry Styles trop trop craquant. Elle est capable de citer du Shakespeare et du Paris Match dans la même phrase, de faire tomber un baba cool en dépression et de vendre des chaussons licorne à un punk.

 Anissa, elle, est un pur produit de ce que la mère d’Annabelle Hauteville appelle la « ghettoïsation de nos quartiers » dans les prospectus qu’elle distribue pour son association de parents d’élèves. Elle vit dans une cité HLM qui domine Clermont et cristallise tous les discours racistes depuis soixante ans. 

À la maison, on parle un mélange d’arabe et de français, on collectionne les tajines sur les étagères de la cuisine et on mange le couscous royal tous les dimanches (les lundis sont plus doux, car Anissa nous rapporte toujours un Tupperware rempli de semoule dorée comme des médailles de Coupe du monde, d’énormes morceaux de légumes pois-chichés, de merguez stabilotées d’orange fluo graisseux). 

Anissa est sûrement la seule raison pour laquelle mes notes réussissent à garder la tête hors de l’eau. Forte du statut ambivalent de première de la classe, elle fait tous mes DM et m’aide à réviser les contrôles. En échange, je casse la gueule des débiles qui se moquent de ses bourrelets ou de ses cheveux frisés. Elle kiffe par-dessus tout la K-pop et attend avec un espoir naïf le jour où ses groupes préférés (qui font tous, selon moi, un usage abusif des abréviations, acronymes et majuscules) passeront en concert à Clermont.

En bref, Ursule, Anissa et moi, on se ressemble à peu près autant qu’un cale-porte, une otarie et un sachet de thé. 

Une seule chose nous unit, et pas des moindres : nous sommes complètement, parfaitement, irrémédiablement perdues aux yeux de la société lycéenne. Le pouvoir du « c’est mieux que rien » nous a unies en 6e et, presque cinq ans après, garde encore solidement glués les morceaux raboteux de notre amitié. 

— Putain, meuuuuuuf, répète Ursule en se plantant devant moi.

— C’est pas vrai, hein, c’est pas vrai ? piaille Anissa.

Maman, à côté de moi, me demande :

— Tu me rejoins à la voiture ?

— OK.

Elle s’éloigne dans la cour de récré déserte, où des pigeons picorent les restes de kebabs et de chips du midi.

— Meuf, on vient de croiser Petit-Couchon. Il nous a dit — putain, il avait l’air trop content, on aurait dit qu’il avait gagné au Loto, le salaud, j’ai toujours dit que c’était qu’une merde, ce type — bref, il nous a dit que t’as été virée.

— C’est pas vrai, hein, c’est pas vrai ? enchaîne Anissa comme un disque rayé.

— Bah, si. J’suis virée. Décision unanime du conseil de discipline.

— Putain, putain, putain.

Tandis qu’Ursule aligne les « putain » avec une précision de métronome, Anissa se lamente :

— Mais nooon, c’est pas possible ! C’est grave injuste.

— Grave, appuie Ursule.

— Faut que tu fasses appel !

— Ouais. Et que tu prennes un avocat !

— De ouf. Ma coiffeuse elle connaît une avocate, elle l’avait défendue quand un client s’était plaint d’une invasion de puces dans les peignes. 

— Et alors ? Elle avait gagné ?

— Bah non. Il y avait des puces dans les peignes, alors…

Je soupire.

— C’est gentil, Anissa, mais de toute manière, un avocat s’en fout un peu des conseils de discipline.

Elles me contemplent d’un air catastrophé.

— Mais meuf ! T’as été virée, quoi ! Je suis sûre que c’est interdit par genre… la convention de Genève.

— C’est clair. C’est hyper injuste.

— J’ai quand même planté un compas dans le genou d’Annabelle, je fais observer par pur esprit de contradiction.

— Mais elle l’avait mérité ! se récrie Anissa.

— Elle a dépassé les bornes, approuve Ursule d’un ton docte. La famille, c’est hors limites. Et puis, qu’est-ce qu’elle y connaît en papas, Annabelle ? Le sien, il se casse à New York tous les deux jours et il lui fait jamais de câlins pour ne pas froisser son costume.

— Ça craint.

Mon cœur se serre face à cette mauvaise foi ravitaillée à grandes pelletées d’une indéfectible amitié. 

Et aussi, je dois me l’avouer, en repensant aux paroles d’Annabelle. 

Au moins, son père à elle, même s’il ressemble à un glaçon en costard-cravate, est toujours avec sa mère. Rentre parfois à la maison. Se rappelle son existence, au moins de temps en temps.

Anissa et Ursule, en excellentes meilleures amies, s’aperçoivent alors que j’ai désespérément besoin d’un changement de sujet.

— De toute manière, si t’es plus là, le Trio de Saint-Barth’, il devient quoi ? enchaîne Anissa.

— Vrai ! approuve Ursule. Un trio, c’est à trois. Si on n’est plus que deux, ça devient…

— Un duo, je complète.

— Voilà ! C’est inacceptable.

— Trop.

Je contemple ces deux meufs poussées un peu de travers, et je sens une affection terrible gonfler en moi jusqu’à comprimer mes côtes.

— Non, mais vous inquiétez pas. Je reçois mon affectation lundi, je suis sûre que mon nouveau lycée sera pas loin. On s’attendra à la fin des cours pour aller acheter le pain au chocolat d’Anissa.

— Et puis vous pourrez venir le dimanche pour le couscous, appuie cette dernière.

Et tout ça se termine en câlin serré comme un jean après le repas de Noël.

 

***

 

Dans la voiture, maman est silencieuse. Elle a mis RTL2 en fond, et Bono s’époumone qu’il ne peut pas vivre avec ou sans moi. Pour m’occuper, je tripote mes boucles. J’en prends une, je la tire doucement et la laisse rebondir boing boing contre mon oreille. Dehors, la route se déroule en rubans grisâtres sur fond de volcans d’Auvergne saupoudrés de neige. 

Maman soupire et ferme le clapet de Bono.

— Tu sais, tu m’emmerdes.

J’esquisse un sourire contrit.

— Ouais, je sais. Désolée.

Et je le suis vraiment.

— Tu m’emmerdes, reprend-elle, parce que je devrais être énervée contre toi et que je n’y arrive pas.

— Ah ?

— Une mère normale devrait jeter ses bras en l’air, demander à Dieu pourquoi il lui a refilé une fille comme ça, et t’enfermer à double tour dans ta chambre en t’interdisant d’en sortir jusqu’à tes 18 ans.

— Et… tu ne vas pas faire tout ça ?

— J’y réfléchis encore. Pour l’instant, tout ce que j’arrive à me dire, c’est que cette Annabelle Hauteville a l’air d’être une sacrée conne.

Je hausse les sourcils. C’est évidemment la stricte vérité, mais ça n’en demeure pas moins inattendu.

— Et c’est encore plus dur de t’en vouloir. Car je sais qu’entre mes mains… le compas ne serait pas resté sagement dans sa trousse, ajoute-t-elle après une hésitation.

Je mâchonne mes lèvres, partagée entre des sentiments contradictoires. 

— Dis, maman… 

— Quoi ?

J’hésite. Les mots manquent de forme.

— Non, rien.

Vuichht, vuiccht grognent les essuie-glaces pour intimider la bruine, sans grande réussite.

— Truffade ce soir ? me demande maman.

J’acquiesce. Un lit de culpabilité tapisse le fond de mon estomac. Je ne mérite pas de manger mon plat préféré, je ne mérite pas l’indulgence de maman.

Je ne mérite pas d’avoir un père.

 

***

 

 

Maman travaille dans une usine de boulons spécialisée dans l’aéronautique. Son taf, c’est le tri. Trop long pour un Airbus, trop court pour un Boeing, ah, voilà, le boulon parfait. Et bis repetita. 

Elle bosse de 6 h à 14 h, pas une minute de moins, souvent quelques minutes de plus ; revient le corps en sciure, réchauffe 3 minutes au micro-ondes sa quenelle sauce Nantua, s’écrase sur le canapé et passe son après-midi à comater.

À 18 h, quand je rentre du lycée, commence son deuxième boulot : être mère célibataire d’une adolescente à problèmes.

Franchement, je sais pas comment elle fait. J’essaie de ne pas trop y réfléchir car je sais pertinemment qui, des boulons ou de sa fille, est responsable des cernes qui dévalent jusqu’à ses pieds.

 

Ce soir-là, alors que mon estomac trop plein mène un combat acharné avec le bouton de mon pantalon, je prends une grande inspiration. La question ne peut plus ne pas sortir.

— Maman ?

— Huuum ?

— Tu crois qu’il pense encore à moi ?

— Qui ça ?

Mais je lis dans ses yeux qu’elle sait. Après quelques secondes, elle soupire et repousse son assiette encore à moitié remplie d’un dégoulis de tomme.

— C’est à cause de ce que t’a dit cette Annabelle, c’est ça ?

— Non.

(Oui.)

— Tu sais bien que c’est n’importe quoi.

— Non, je le sais pas. 

Nouveau soupir maternel. Elle se lève, prends mes joues entre ses mains façon hamster. Elle a l’air fatiguée, si fatiguée, le poids des erreurs de mon père sur ses épaules.

— Gavroche. Tu es une fille formidable, et ton père est juste un gros con. Voilà tout.

Et elle plaque un gros bisou sur mon front, comme on tamponnerait un dossier sans suite.

Je n’aurai pas de réponse à ma question.

 

 

***

 

Ce soir-là, le sommeil ne me trouve pas, et je ne le cherche pas non plus. Dans mon lit, je tourne d’un côté (chaussettes sales par terre, bureau mal rangé, culottes étendues sur le Tancarville comme des sourires méchants), puis de l’autre (volets troués de rayons de lune, mur de crépi vêtu, posters tachés d’humidité). Doiiing, doiiing fait mon sommier rouillé.

Je mouline, mouline, mouline.

Alors que l’aube commence à lécher les contours de ma chambre, je finis par allumer ma lampe de chevet, que je tamise avec un T-shirt troué. Je farfouille dans mon sac jusqu’à retrouver mon carnet de poésie, je prends mon quatre-couleurs mordillé jusqu’à l’encre.

Et je laisse couler mes émotions.

 

baudrier

mousqueton

harnachée

descendre en 

varappe

le long

de la gorge

jusqu’au fond du

cœur

il se dérobe on

y plante ses crampons

on l’ouvre de

force

 

Quand je retire mon stylo, j’ai pris une décision. 

Une décision complètement folle. 

Je me lève tout doucement, du bout des pieds. Je prends mon sac, mon vieux sac de rando déchiré et usé par des kilomètres de crapahutage. J’y mets :

- quatre culottes ;

- quatre paires de chaussettes ;

- deux T-shirts ;

- un sweat ;

- un pantalon ;

- mon K-Way ;

- mon carnet ;

- mon vieux téléphone et son chargeur rafistolé à grands coups de scotch ;

- mon porte-monnaie Hello Kitty que j’ai gagné en CE2 à la kermesse de l’école (il cliquète agréablement).

Je tire d’un coup sec les fils élastiques, referme le sac sur mes affaires et mes pensées. 

Branchée sur le pilote automatique, j’enfile les premières affaires qui me tombent sous la main, un pull trop grand taché de sauce tomate et de souvenirs, un jean déchiré, mes vieilles baskets usées. 

Puis je me coule dans l’appartement endormi, qui sent encore l’ail, le fromage fondu, le silence. 

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Em Sharm
Posté le 26/02/2025
Et c'est re-moi !

Je confirme, j'aime vraiment beaucoup tout style ! Les dialogues sont savoureux, les descriptions percutantes, c'est un plaisir à lire. 💖

Et j'aime ce trio d'amies très singulier, tout comme le fait que tu aies pris le temps de donner à chacune une description physique fournie mais aussi de la consistance avec l'histoire familiale propre à chacune, si bien qu'on arrive parfaitement à les imaginer. Bravo !

J'ai oublié deux remarques au chapitre précédent d'ailleurs :

- C'est top la petite liste de mots qui correspond au titre en début de chapitre !
- Je trouve que c'est dur d'écrire dans la peau d'une ado sans se trahir et tu t'en sors très bien, perso je n'y arrive pas haha !

Enfin, le dialogue entre Gaveroc et sa mère m'a particulièrement touchée, surtout la conclusion par rapport au mérite. Et cette chute en fin de chapitre !

J'ai hâte que le chapitre 3 paraisse. 😊

Merci à toi et à bientôt,
Em 🌸
Em Sharm
Posté le 26/02/2025
Oups pardon, j'ai écorché son nom 😭

Gavroche *
Primrose
Posté le 02/03/2025
Re-coucou !

Et un dimanche soir doublement illuminé, un ! Plus sérieusement, merci encore, ça me me touche énormément et ça me motive beaucoup. ❤

Je me demandais si les passages descriptifs d'Ursule et Anissa n'étaient pas un peu longs (j'ai toujours été très prolixe 😂), mais ton commentaire me rassure.

Je consomme beaucoup de romans pour ados, je crois que, du haut de mes 26 ans, j'aurais plus de mal à me glisser dans la peau d'une adulte que d'une ado (je ne sais pas ce que ça dit sur moi...). Mais je te rejoins : c'est toute la difficulté de la littérature jeunesse, se mettre pile à la hauteur d'enfant/ado, ni trop haut ni trop bas.

Bref, je me garde ton commentaire bien au chaud pour le relire les jours d'affreux doutes ❤ (Et je m'en vais poster le troisième chapitre !)

Merci encore et à bientôt, j'espère !
Em Sharm
Posté le 04/03/2025
Haha, encore un fois, avec grand plaisir 💖

Je file lire le chapitre 3 😁
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