3. on recommence on prend à gauche le mauvais chemin

3.

on recommence on

prend à gauche

le mauvais

 chemin

 

 

— Un billet pour le prochain train direction Paris, s’vous plaît. J’ai la Carte Jeune.

L’employé derrière la vitre me regarde un instant. Manifestement, je l’interromps au milieu d’une trépidante partie de Démineur sur son ordi. Il a un énorme bouton au milieu du nez (écarlate sur les bords, blanc au centre), des lunettes carrées, trois poils de barbe qui poussent de travers sur son menton.

Je le vois me disséquer, noter mon pull oversize, mon vieux sac à dos, mes cheveux en points d’exclamation sur ma tête. 

Je sens qu’il va me faire chier.

— T’as quel âge ?

— 17 ans, je mens.

— T’es avec tes parents ?

— Nan. Mais je sais que je peux acheter un billet sans mes parents, je l’ai lu sur votre site. Je vous dois combien ?

Il jette un coup d’œil hésitant en arrière, vers ses collègues qui bossent tout autant que lui. Il va les appeler, leur demander s’il faut vraiment me vendre un billet, alors que je n’ai, manifestement, pas 17 ans et que je suis, manifestement, en pleine fugue.

— Combien ? j’insiste.

À contrecœur, il se retourne vers moi. 

— Au pire j’embarque sans payer, hein. C’est comme vous voulez.

Il me considère par-dessus son bouton purulent. Je soutiens son regard sans flancher, jusqu’à ce qu’il soupire et se mette à taper sur son clavier.  

— Paris, c’est ça ?

— Oui.

— Quelle classe ?

— Seconde.

— Fenêtre ou couloir ?

— M’en fous.

— Ça fera 39,90 €.

Quarante balles ! Ça me fait un pincement au cœur de sortir mes huit billets de 5 €, durement gagnés à faire du dogsitting pour Mme Meunier, la voisine du quinzième. Mes économies fondent d’un coup. 

L’employé encaisse mon argent, les lèvres pincées, puis me tend le Saint-Graal. 

— Le train arrive dans vingt minutes. Voie H.

Je prends mon billet et je me barre sans demander mon reste. Ce vieux bout de papier à l’encre qui bave sur mes doigts vaut huit heures de dogsitting

La vie est parfois drôlement faite. 

 

**

 

Dans le train, il y a une femme qui chante un air d’opéra, son casque audio vissé sur les oreilles ; un bébé qui vocalise tout aussi énergiquement ; des hommes d’affaires en costume repassés comme une piste d’athlétisme. 

Et puis moi, coincée entre tout ce beau monde, qui griffonne sur mon carnet.

 

 

raviver la flamme

pour que

jamais révolte ne

s’éteigne

 

Je lève mon crayon et je me relis. Je trouve ça… nul. Lorsque j’écris, j’alterne souvent entre la sensation d’être un immense génie et celle d’être une pauvre cloche. Mais je garde tout, toujours, même quand j’ai envie de déchirer raturer brûler. 

Je me demande si mon père est pareil.

 

***

 

Imaginez le mec le plus bobo-parisien que vous pouvez : voilà, vous avez mon père. 

Mon père est écrivain. Attention, hein : écrivain, pas auteur. Il l’a dit dans une interview (je les ai toutes lues et vues) : l’auteur, c’est le bas-de-gamme de l’écrivain. Celui qui se satisfait de tout écrire, pourvu qu’il en tire de l’argent.

Mon père, lui, écrit. 

La différence me paraît subtile, cela dit.

Sur la photo de sa page Wikipédia, il porte un pull en laine rose clair, à encolure en V, au-dessus d’une petite chemise blanche et sage. Il a des cheveux en vagues élégantes sur sa tête, des petites lunettes rondes toujours un peu avachies sur son nez, un demi-sourire dont on ne sait pas bien s’il cherche à te captiver ou te mépriser. Son âge est inscrit partout : sur sa gorge de grenouille, ses mèches grisâtres, son front comme une autoroute.

Sur sa page Wikipédia (toujours), il y a marqué : « 3 enfants : Domitille, Colombe et Benoît ». Tout ceci accompagné d’une photographie de famille.

 Domitille a dix-huit ans, elle vient d’entrer à Sciences Po « à la grande fierté de son père » selon un article de Paris Match. Colombe est tout juste plus âgée que moi, à peine trois ou quatre mois. Toutes deux ont les mêmes cheveux blonds cendrés, qui bouclent comme sur des publicités Franck Provost, les mêmes yeux gris-verts, « ceux de leur père » (les miens, aussi), les mêmes vêtements tout droits sortis de La Petite Maison dans la prairie

Benoît, le petit dernier, a des cheveux bruns sagement rangés du même côté, un sourire édenté par la petite souris et un costard sur mesure qui lui donne l’air d’un pingouin échoué dans une garden-party.

 

Une fois, un jour d’ennui dominical, j’ai changé la page Wikipédia et je me suis ajoutée. « 4 enfants : Domitille, Colombe, Gavroche et Benoît ». De le voir écrit, comme ça, noir sur blanc, ça m’a fait tout bizarre. Un sentiment de reconnaissance dont je ne pensais pas avoir besoin a bourgeonné dans ma poitrine.

Tout cela a tenu trois heures, puis un contributeur a supprimé ma modification, la gratifiant d’un « Source ??? » dédaigneux. 

Comme s’il fallait toujours tout détailler, tout justifier, tout retracer. Parfois, il y a des trucs qui s’expliquent pas. 

Au hasard, des écrivains parisiens qui ont des filles cachées au fin fond du Puy-de-Dôme.

Quand on scrolle un peu sur la page Wikipédia, on tombe sur la bibliographie de mon père. Goncourt, Interallié, Femina, Renaudot, Médicis, c’est le marché aux prix. Et les titres ! Ça ronfle, ça se boursoufle, ça se la pète de partout. 

Je me demande parfois comment ça peut donner envie de lire ses écrits, mais ça a l’air de marcher, manifestement, vu comme il pond ses bouquins à la chaîne. Bavard, le paternel. 

Sauf quand il s’agit de m’écrire, bien sûr.

Il enseigne à la Sorbonne, aussi. Il remplit des amphithéâtres et des étudiants de son savoir. J’ai une fois regardé une captation d’une de ses interventions au Collège de France. Je n’ai évidemment rien compris, si ce n’est la basse palpitante de sa voix, la manière dont il épingle la caméra de son regard, ses gestes qui rythment ses mots comme de la poésie. 

Je crois bien que c’est ce jour-là que j’ai compris ce qu’était le charisme.

 

**

 

Lorsque le train s’arrête à Paris, j’ai eu le temps d’écrire trois pages de vacuité intellectuelle, de dépenser une nouvelle heure de dogsitting pour m’offrir un sachet de cacahuètes trop salées et de m’ennuyer avec profusion. 

Tous les voyageurs sont déjà debout, leur valise à la main, compactés les uns contre les autres entre les rangées de sièges. On dirait qu’ils attendent le coup de sifflet d’un 200 mètres sprint. Pendant ce temps, la voix grésillante du conducteur débite :

— Mesdames et messieurs, nous arrivons à Paris Bercy. Veillez à ne rien laisser sur les sièges ou la tablette. Dans le cadre du plan Vigipirate, nous vous rappelons que… 

Le train s’immobilise dans un soupir de freins. Pendant qu’il se vide, je ramasse mon carnet, mon vieux téléphone tout fendillé de partout et déjà presque vidé de sa batterie, mes écouteurs emmêlés, et je case tout ça en vrac dans mon sac. Puis je sors derrière une mémé et son bichon pomponné-parfumé-endimanché.

Je n’ai strictement aucune idée d’où aller. Heureusement, je n’ai pas trop besoin de réfléchir ; la foule le fait pour moi. Je me laisse guider dehors, où une ciel emmitouflé de nuages et de pollution m’accueille froidement. Si je n’avais pas le cuir endurci par quinze ans d’hivers auvergnats, je dirais qu’il caille sévère.

Des panneaux me guident jusqu’à une entrée de métro, qui m’aspire aux côtés d’une foule pressée. En bas, je découvre un immense plan de Paris, à l’intérieur duquel tournicotent des dizaines de serpentins colorés symbolisant les lignes de métro. 

Je le scrute une bonne dizaine de minutes, avec l’espoir innocent d’y trouver un arrêt commodément intitulé « La Sorbonne », si possible assorti de grosses flèches rouges et d’une petite légende : « Aller simple vers des retrouvailles père-fille ». Mais, de toute évidence, Paris n’a pas décidé de me faire de fleurs. 

Bon. Quand les recherches ne donnent rien, il reste toujours une autre politique (ma préférée) : l’improvisation. Je choisis une ligne d’un violet profond et je décide qu’elle me mènera à bon port. 

Et là, problème. Des tourniquets barrent l’accès au métro. Les voyageurs se succèdent, donnant leur ticket en guise d’offrande à la machine. Sluurp, elle les avale, crrrr, les recrache et, tudum, les laisse passer. 

Bien sûr, je ne suis pas idiote, je sais bien que le métro est payant. Mais je pensais qu’il l’est à la manière des bus et du tram de Clermont : en théorie. Acheter un ticket, c’est pour les flippés. Moi, j’entre dans le bus, je salue le chauffeur et je vais me caser sur la banquette du fond en ignorant la machine à composter et les annonces rappelant que la fraude est sévèrement réprimée. 

Mais des tourniquets en ont décidé autrement.

Je fais mes recherches sur mon portable : 2,15 € le ticket. Une inspection de mon portefeuille me révèle ensuite que j’arriverai bientôt à court de mon capital dogsitting. Je me lance dans un rapide calcul : 2,15 €, c’est 0,86 barquette de frites au kebab à côté du lycée, 0,43 heure de dogsitting, 2,15 dents de lait sous l’oreiller… 

Franchement, ça fait chier.

J’en suis à peu près là de mes réflexions quand je vois arriver une meuf, la vingtaine, maquillée comme l’as de pique — lèvres écarlates, yeux vert pailleté, traits d’eye-liner jusqu’aux oreilles. Elle porte un grand manteau violet en velours, une jupe motif papier peint de grand-mère et des bottines d’un croco à faire pâlir d’envie Florent Pagny. 

Elle jette un rapide coup d’œil à la ronde, puis, hop ! elle saute par-dessus le tourniquet avec l’aisance d’une gymnaste aux Jeux olympiques. Je regrette instantanément de ne pas avoir montré plus d’entrain lors des cours de sauts de haies du premier trimestre. Cette acrobatie est clairement hors de ma portée.

Une seconde après, la meuf a déjà été avalée par la foule. Je m’approche du tourniquet à mon tour, et je tente, sans trop y croire, de l’enjamber. Bien sûr, avec ma souplesse de tétraplégique en fin de vie, ça ne donne pas grand-chose. Derrière moi, j’entends des soupirs exaspérés de Parisiens déjà armés de leurs 2,15 €.

Je rebrousse chemin.

C’est à ce moment-là qu’arrive un autre type. Hyper grand (comme un basketteur), tout maigrichon (pas comme un basketteur), des cheveux noirs broussailleux qui tombent jusqu’à ses épaules et des petites lunettes carrées sur le nez. Il porte un polo Lacoste qui n’aurait sans doute pas déplu à mon père et une sacoche en cuir à la main. C’est vraiment le genre de gars propre sur lui qui préférerait se couper un bras que de frauder. 

Et pourtant, il saute lui aussi par-dessus le tourniquet, tout dans l’élégance et la décontraction.

Cette fois-ci, je suis prête.

— Hé ! je le hèle.

Je m’attends à ce qu’il décampe, mais il se retourne et me cherche du regard. Je lui fais de grands signes enthousiastes. Il me considère un instant, puis me désigne l’entrée réservée aux personnes handicapées. Là, on peut discuter tranquillement, au-dessus des grandes portes vitrées.

— Salut.

— Salut.

Il a une drôle de tête, un peu en forme de poire, des tout petits yeux tombants et l’air grognon au naturel. Il ressemble vachement à Rogue, en plus jeune.

— Tu peux m’aider à passer, steuplaît ? je demande sans préambule.

— Par-dessus le tourniquet ?

— Ouais.

— Tu sais pas faire ?

— Non. Tu m’aides, alors ?

— OK.

Comme ça, « OK ». Très accommodant. 

On se place chacun d’un côté d’un tourniquet, sans prêter attention aux voyageurs que j’ai doublés sans scrupule.

— Prends ton élan, me conseille le gars. Appuie tes mains sur les côtés, soulève-toi et passe tes jambes au-dessus des barres. Tu vas voir, c’est facile. Fais comme Chirac.

— Hein ?

— Sérieux, t’as pas la réf ?

— Nan. 

— OK, laisse tomber. 

Je prends quelques pas de recul (« Pardon, ‘scusez-moi »). Quand même, c’est plus haut que les haies du lycée. Est-ce qu’une jambe cassée vaut vraiment 2,15 € ?

— Allez, me presse le type.

Plus le choix. Je cours, place mes mains de chaque côté du tourniquet en essayant de ne pas penser au nid bactériologique qui s’y trouve. Je soulève les jambes, le plus haut que je peux ; mais mon tibia heurte une barre en métal et je me sens partir en avant. Alors que le sol se précipite vers moi à grande vitesse, j’imagine déjà la facture des urgences, celle du dentiste, et mon nez qui ne sera plus jamais tout à fait droit, et…

Et j’atterris, sponch !, dans un polo Lacoste. Le type m’a rattrapée. Il sent l’eau de Cologne et la lessive Le Chat. Tout de suite après, il me repousse et me considère avec des yeux sceptiques.

— ‘ci, je marmonne du bout des lèvres. 

(J’ai une réputation d’adolescente typique, et donc ingrate, à tenir.)

— De rien, il répond. Si j’avais su que t’avais une si mauvaise détente, je t’aurais prêté un ticket.

Je tente de ne pas être vexée. Il a raison, après tout.

— Comment tu t’appelles ? demande-t-il ensuite.

— Gavroche. Comme dans Les Misérables. Et toi ?

— Gilles.

— Cool.

­— Tu vas où ?

— La Sorbonne. L’université.

— Et tu sais comment y aller ?

— Non. Enfin, oui.

— Non ou oui ?

— … Non.

— OK. Tu veux que je t’accompagne ?

J’hésite. La voix de maman dans ma tête me hurle de ne pas faire confiance aux inconnus, surtout quand ils ont un pull Lacoste et la tête de Rogue.

— Bah… Ouais.

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Em Sharm
Posté le 05/03/2025
Coucou Primrose,

Me revoici, comme promis. 😊

J'ai bien aimé ce chapitre où l'on suit la fugue de Gavroche avec intérêt.

J'avoue que je n'avais pas deviné qu'elle allait rejoindre son père ! Je redoute un peu leur rencontre j'avoue. 😅

En revanche, j'ai beaucoup apprécié cette rencontre de fin de chapitre hihi. J'étais un peu étonnée que Gavroche galère autant avec les tourniquets (ce n'est pas si difficile haha) mais bon après tout, elle n'est pas parisienne !

Un plaisir à lire en tout cas !

Mes petites remarques :

- "La vie est parfois drôlement faite." → J'ai tiqué sur cette phrase : je ne vois pas trop une ado s'exprimer comme ça mais c'est peut-être moi. x)
- "tout droits sortis" → Je ne suis pas sûre que l'accord se fasse à "droit" ? Si c'était au féminin par exemple, je ne le ferai pas.
- "Au hasard, des écrivains parisiens qui ont des filles cachées au fin fond du Puy-de-Dôme." → La formulation m'a perturbée. ^^"
- "d'un 200 mètres sprint" : j'aurais retiré "sprint"
- "où un(e) ciel emmitouflé"

A bientôt,
Em 🌸
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