Dissimulés derrière un buisson, Kalan et Nessan attendaient patiemment le moment d’agir. Les jumeaux avaient calculé leur coup : ils avaient couru quand personne ne les regardait et s’étaient cachés près du chemin menant au village de Montet, de sorte à voir sans être vu. Kalan mit un doigt sur ses lèvres, intimant à son frère de rester discret. Ils n’eurent pas à attendre longtemps pour qu’une fillette noire et bronze passe devant eux.
— Bouh !!! crièrent les jumeaux en surgissant du buisson.
Leur petite sœur hurla et pleura instantanément en tombant sur ses fesses, tandis que les deux garçons riaient de leur méfait. Leia, leur mère qui était juste derrière, ne les rata pas non plus :
— Non, mais qu’est-ce qui ne va pas avec vous ? Vous pourriez être plus gentils ! Lusa n’a que cinq ans et vous en aurez bientôt neuf, je vous rappelle ! Encore une de tes idées, Kalan ?
Le garçon aux cheveux et marques argentés croisa les bras et fit la moue. Bien sûr que c’était son idée ! Quand il fallait faire des bêtises et rigoler, c’était toujours son idée, mais Nessan était parfaitement rodé pour exécuter ses plans. Il ne répondit pas et resta les bras croisés, tandis que son jumeau aux couleurs dorées consolait la petite Lusa en l’aidant à se relever. Il lui caressa les cheveux en signe de pardon. Les deux grands frères aimaient leur cadette plus que tout au monde, mais cela ne les empêcherait pas de faire des farces ! Et puis, quitte à ce que sa mère se fâche contre lui, Kalan aimait mieux lui donner une bonne raison. Celle-ci prit Lusa dans ses bras et continua à avancer en annonçant :
— Allez, en route ! Les marchands ont dû revenir et j’achèterais bien quelques poires, qu’en dites-vous ?
— Oh oui, oh oui ! s’écrièrent les enfants.
— C’est meilleur que les champignons qu’on vient de ramasser, poursuivit Kalan.
— Tu devras quand même manger des champignons et des légumes, tu le sais très bien ! répondit sa mère d’un ton plus léger.
Elle leur sourit, mais, comme bien souvent, Kalan n’aurait su dire si elle était amusée ou encore fâchée. Au fond de lui, il sentait bien que sa mère l’aimait, mais il y avait tant de fois où son regard était triste, voire meurtri, sans qu’il n’en sache la raison. Le petit Sombre éprouvait ce malaise sans qu’elle ait besoin de prononcer la moindre parole et, inconsciemment, il avait décidé de faire d’innombrables bêtises pour lui donner une raison de s’énerver, tant ce regard obscur et insondable le perturbait. Il avait étendu cette habitude dans toutes sortes de situations au point qu’il avait également développé des relations difficiles avec les autres enfants du village, fatigués de se faire réprimander à cause de lui. Malgré les moments de jeu partagés, Kalan était souvent sur la défensive et se disputait régulièrement avec ses camarades. Seul Nessan l’aimait sans condition, faisant de lui son jumeau et son meilleur ami, mais ce dernier n’avait pas besoin de constamment faire des farces. Si ce n’était pas toujours facile non plus avec leur mère, il avait de meilleures relations avec elle comme avec tout le monde. Et puis il y avait Lusa, leur maman aimait tant cette petite dernière. Malgré sa jalousie et ses plaisanteries, Kalan adorait sa sœur et souhaitait par-dessus tout la voir heureuse. Sa demi-sœur en réalité, mais cela n’avait aucune importance pour lui, d’autant plus qu’il considérait son beau-père, Tolm, comme étant son vrai père car il l’avait élevé et aimé. D’ailleurs avec moins d’ambiguïté que sa mère…
En retrait, Kalan observait sa famille marcher et discuter. Son jumeau lui ressemblait énormément, ils avaient les mêmes cheveux en bataille et les mêmes marques qui évoquaient des pointes de lame sur le visage et le corps. En revanche, Nessan avait hérité du doré de leur mère. Lusa, elle, avait hérité des motifs et des cheveux cuivrés de Tolm. Kalan était donc le seul de la famille à briller d’argent, alimentant son impression d’être le vilain petit canard. Il en avait conclu que cette coloration lui venait de ce père absent, mais les jumeaux ne l’avaient jamais rencontré et leur mère refusait d’en parler. Catégoriquement ! À son évocation, son visage se refermait. « Il n’est plus là, c’est tout ce qu’il faut savoir », leur avait-elle dit. Et leur grand-mère maternelle, leur seule aïeule encore auprès d’eux, ne voulait rien révéler sans permission. Les jumeaux avaient donc clos le chapitre « père », acceptant qu’il resterait un inconnu. Tolm devait de toute façon largement le valoir tant il était doux. Et présent !
Kalan, encore perdu dans ses pensées, suivit sa famille jusqu’à la place centrale du village sans un mot. Comme l’avait prédit leur mère, les marchands étaient revenus les chariots pleins. Montet était un petit village au pied des montagnes des Cerlanfes dont les habitations étaient construites autour d’un espace central servant pour le troc et les rencontres. L’arrivée des marchands et de leurs produits était toujours un événement attendu, mais malgré les étalages garnis, les personnes présentes étaient regroupées un peu à l’écart et semblaient écouter Géolde qui était monté sur une charrette et parlait d’une voix forte. « Qu’est-ce qu’il fait, perché là-haut ? » se demanda Kalan. Il échangea un regard avec Nessan qui s’était retourné vers lui, puis ils se faufilèrent entre les jambes des adultes pour s’approcher.
— … voilà, vous connaissez l’histoire, c’est pourquoi j’ai décidé de ramener cette petite au village et avec ma femme, nous aimerions l’adopter, racontait Géolde.
— Et vous êtes sûrs que ses parents sont morts ? demanda une villageoise.
Géolde tiqua en entendant les paroles directes de la Sombre avant de répondre :
— Oui, nous avons fait le tour du bois et cherché partout : aucune trace de vie ! Si ses parents sont vivants, alors Ahia est perdue depuis longtemps. Dans ce cas, nous ne pouvons pas rester les bras croisés ! Elle a besoin d’une famille !
La femme qui était intervenue acquiesça à ce dernier argument. Kalan ne comprenait pas tout, mais il croyait savoir que cela concernait une enfant qui se cachait derrière les jambes de Géolde. Il tentait de l’apercevoir quand Nessan attira son attention ailleurs. Ariou et Sana, leurs camarades de jeux âgés d’un à deux ans de plus, leur faisaient des signes. Les deux frères filèrent les rejoindre, tandis que la foule amassée se dispersait à la suite de ces informations.
— Les enfants ! C’est parfait que vous soyez là ! cria Géolde en les apercevant.
Le marchand avait été bien malin de les intercepter avant que les jeunes Sombres ne partent courir dans tous les sens. Les quatre enfants intrigués acceptèrent de lui prêter attention.
— Je voudrais vous présenter quelqu’un qui va rester vivre avec nous, elle a à peu près votre âge, ce serait bien de jouer avec elle ! Viens, Ahia, voici Nessan, Kalan, Ariou et Sana, des enfants très gentils, n’aie pas peur.
La petite Sombre cachée accepta d’avancer dans leur direction. « Elle est étrange », pensa Kalan. Elle avait les cheveux noirs et les yeux dorés, voire plutôt jaunes, alors que ses motifs étaient argentés. En principe, les Sombres ne possédaient qu’une seule couleur pour leurs marques, leurs cheveux et leurs yeux. De plus, elle portait l’habit d’un adulte qui lui faisait office de robe, ce qui accentuait son étonnante allure.
— Tes cheveux sont beaux ! s’exclama Sana. C’est génial d’avoir des cheveux noirs, c’est unique ! Tu es incroyable !
Si Sana, la plus âgée d’entre eux, l’acceptait et avait décidé que la nouvelle était incroyable, alors elle serait bien accueillie par tout le monde. Cela dérangeait Kalan qui était toujours le dernier et qui était défini comme le plus pénible du groupe. Il était jaloux qu’une nouvelle puisse accéder à une meilleure place que lui dans la bande. Vraiment, c’était injuste ! Il était là depuis longtemps et malgré ses défauts, il était fidèle au groupe. Pourtant lui, personne ne lui avait jamais dit qu’il était incroyable. Il croisa les bras et adressa un regard dur à cette Ahia.
— Bof, répliqua Kalan, c’est bien ces cheveux noirs, mais elle est bizarre ! Vous avez vu ses yeux ? Pas normal pour une Sombre.
Et toc ! Il n’allait pas se laisser faire ! Et puis, si la nouvelle devenait tout de suite l’idole de Sana, alors elle allait bientôt le traiter de pénible, elle aussi. En lui envoyant des pics, il prenait juste un peu d’avance. Kalan détourna les yeux, n’ayant aucune envie de poursuivre la discussion. Nessan lui envoya un regard désolé qu’il feignit de ne pas voir. Alors qu’Ariou et Sana semblaient sur le point de rétorquer, Ahia ne leur prêta pas attention et s’approcha de lui. Elle devait avoir à peu près son âge, mais elle était plus petite que lui. Il garda un air buté, mais cela n’arrêta pas la fillette qui posa une main sur son épaule. Elle parla pour la première fois, d’une petite voix douce et hésitante :
— Tu as mal ? Je sais pas… Mais ça fait mal… Comme papa et maman qui sont plus là, mais c’est différent pour toi. Je comprends pas tout, mais tu as dit quelque chose de méchant. Et tu as toujours mal. Je t’aime bien quand même.
Les paroles maladroites et mal assurées d’Ahia touchèrent pourtant Kalan droit au cœur. Que quelqu’un l’aime quoi qu’il fasse, pour sa valeur d’Elfe à part entière, au-delà de ses bêtises, de ses compétences, de son aspect ou de son père. C’était ce dont il avait cruellement besoin sans vraiment le savoir. Et cette petite nouvelle prétendait vouloir lui offrir cela ? À part l’amour de son frère Nessan, il ne connaissait personne qui sache lui en garantir autant. Ahia pouvait-elle vraiment l’apprécier ? C’était impossible… Il se mordit l’intérieur des joues et regarda la nouvelle dans les yeux. Elle lui parut inébranlable dans sa décision. Ridicule ! Quelle niaise ! Les autres les regardaient sourcils froncés. Il toisa à nouveau la petite Sombre bien étrange qui ne démordait pas. Elle était résolue ? Très bien, il allait la mettre à l’épreuve de ses paroles !
— Pfff ! ricana-t-il. Je rentre à la maison. Nessan, dis à maman que je suis parti devant.
— Elle va t’engueuler si tu pars sans les champignons !
— Alors je vais chercher le panier et je me taille !
Lorsque Kalan se montrait cassant et bien impoli pour un petit Sombre de bientôt neuf ans, ses camarades savaient qu’il valait mieux ne pas insister et le laissèrent partir sans rien dire. Il s’éloigna d’un pas rageur, continuant à malmener l’intérieur de ses joues, signe d’inquiétude. Une blessure était remontée à la surface. Les paroles de cette Ahia étaient maladroites et mal formulées, pourtant quelque chose par-delà les mots s’était produit, quelque chose qui l’avait touché. Sa fierté était touchée, ses peurs étaient touchées, une boule douloureuse au fond de lui était touchée. Cette Sombre était vraiment niaise et débile ! Pourtant, sur le chemin de la maison, il ne put empêcher des larmes de couler, de tristesse et de soulagement. Dans son être tout entier raisonnait une petite voix qu’il ne pouvait faire taire. Une petite voix lui murmurant qu’il venait de faire la plus belle rencontre de sa vie.
J'ai trouvé qu'un des paragraphe (celui qui commence par "Elle leur sourit...") était plus long que les autres, par ailleurs le texte est bien rythmé par des retours à la lignes réguliers. J'aime bien les retours à la ligne car si je perd le fil ou que j'ai besoin de relire un truc je me sens moins perdue dans un "pavé", même quand l'écriture est très fluide comme ici.
Merci !