Sélène s’avança jusqu’au portail, le cœur battant, les mains tremblantes. On était déjà fin novembre. Elle croisa les bras sur sa poitrine, autant pour se protéger du froid que de l’après-midi qui l’attendait. Le temps était passé rapidement, trop rapidement. Et elle était là, devant la porte des Sherwood. Les aboiements d’Abu retentirent joyeusement, comme pour briser son cœur un peu plus encore.
La porte grinça sur ses gonds, laissant apparaître le sourire radieux de Lauren.
– Hello ! How are you ?
La maman de Léo s’avança, les bras grand ouverts, et embrassa les joues de Sélène. C’était sa dernière bouffée de douceur avant l’amertume et la douleur.
– Venez, venez, entrez ! Il fait frisquet, quand même.
Sélène se fraya un passage entre les chaussures éparpillées, salua le reste de la famille Sherwood d’un signe de la main. Elle ôta ses bottines, confia sa veste à James, et avança dans la cuisine. Le goûter était dans le four, pain d’épices. Le thé à la cannelle frémissait dans une casserole, embaumait la pièce. Sélène déposa le sac de jeux qu’elle portait encore, et se concentra sur les dessins de Bruno. Tout pour éviter la silhouette qu’elle avait aperçue du coin de l’œil, au fond de la pièce. Pourquoi Léo ne s’était-il pas levé pour saluer les Gavillet ?
Ah. Un livre, entre ses mains. Sélène n’en déchiffra pas le titre, mais il devait être addictif. Avait-il seulement remarqué qu’ils étaient arrivés ? Timidement, elle leva les yeux. La douleur et le désir s’emmêlaient si étroitement qu’elle était incapable de distinguer l’une de l’autre. Léo. Ses cheveux en bataille, ni vraiment bruns ni tout à fait noirs ; son dos courbé pour faire face aux mots ; ses larges épaules qui se soulevaient au rythme de sa respiration.
Sélène aurait voulu s’approcher, poser une main sur le bras de Léo, ou dans son cou, ou sur son torse. Elle aurait voulu voir la couleur des feuilles mortes qui habitaient son regard. Elle aurait voulu sourire, aussi. Mais elle savait bien qu’elle n’en avait plus l’envie, ou le droit. Il l’avait rejetée ; elle ne pouvait plus rêver.
Plongée dans ses pensées, Sélène ne réagit pas assez vite quand Léo leva le nez de son bouquin. Leurs regards s’entrechoquèrent. Dague qui entaille. Douceur amère. Tourbillon automnal. Sang qui bouillonne. Inquiétude salée. Sélène détourna les yeux avant d’y lire plus. Elle n’en avait pas la force.
– Bon, on commence par quoi ? s’enquit James.
– Un café, si j’ose te demander ! s’exclama Adeline. On a mangé tard, je n’ai pas eu le temps…
– Léo, tu peux t’en occuper, s’il te plaît ?
Il bougonna.
– Je dois sortir le gingerbread du four, se justifia Lauren. Allez ! T’as traîné toute la matinée.
À contre-cœur, l’aîné s’extirpa du canapé. Pieds nus, son pantalon un peu débraillé – un pyjama ? – Léo donnait à Sélène l’envie de se blottir entre ses bras. Elle serra les dents et détourna la tête pour refouler une vague de tristesse.
– Qui d’autre, un café ? demanda Lauren. Un pour moi, Léo.
– Volontiers, réagit James.
– Moi aussi.
Sélène avait parlé sans réfléchir. Elle avait juste besoin d’occuper ses mains, et c’était la première chose qui lui était venue à l’esprit. Heureusement que ce n’était pas la première fois qu’elle buvait une dose de caféine.
– Cinq avec moi, du coup, récapitula Léo.
La machine ronronna doucement alors que le liquide coulait dans les tasses.
– Débrouillez-vous pour le sucre.
James sortit le lait du frigo. Les adultes se servirent, à qui deux morceaux, à qui une lampée. Il restait deux cafés… Sélène, et Léo. Léo, et Sélène. Elle tourna les mots dans tous les sens. Ça ne sonnait jamais juste. Ils n’avaient plus le droit de s’assembler.
– Sélène ? Cadeau.
Léo lui tendit sa tasse à demi pleine du liquide brunâtre. Leurs mains s’effleurèrent, et elle fit un effort pour ne pas reculer. Toutes les autres tasses étaient remplies, mais ça ne vexa pas Sélène. Elle savait pourquoi. Lui savait, qu’elle l’aimait avec beaucoup de lait et un peu de sucre. Parce qu’il l’aimait pareil.
Sélène s’empara de la bouteille blanche et du sucrier et, sans réfléchir encore, proposa :
– Lait et sucre, Léo ?
Son prénom sonnait faux dans sa bouche, comme un mot interdit, imprononçable. Il lui sourit ; pas besoin d’une autre réponse. Ils se connaissaient depuis trop longtemps.
– Maintenant que tout le monde est servi, qu’est-ce que vous pensez de Picto Rush[1] ?
– C’est le jeu que tu m’avais expliqué la dernière fois, James ? Avec les dessins en vingt secondes ?
– Oui c’est ça. Allez, venez, c’est marrant.
Et effectivement, ça l’était. Peu à peu, l’adrénaline qu’avait engendrée le café s’estompa. Sélène évitait de lever les yeux, évitait de croiser ceux de Léo. Elle dessinait, parlait, riait, écoutait mécaniquement. Comme si elle était déconnectée de la réalité. Surtout, surtout, ne pas penser à l’aîné des Sherwood… Mais il revenait hanter son esprit dès qu’elle avait le dos tourné. Et quand ce n’était pas la chaleur de son tourment, c’était le gris, le froid du vide qui rongeait son cœur.
L’après-midi passa, entre rires, cris enthousiastes et dessins ratés. Sélène ne parla pas beaucoup, pas plus que Léo. Quand les adultes se retirèrent pour un long jeu, ils préférèrent écouter Mathéo et Coralie. Léo ne prononça pas un mot à son attention, pas même pour lui rappeler que c’était son tour de lancer le dé. Il ne faisait même plus semblant que tout allait bien. Pourquoi ? Ça faisait mal, mais Sélène préférait cette distance. Cet abîme qui les séparait plutôt que sa présence, ses paroles, l’attirance qui ne cessait jamais.
– Sélène ! Tu viens jouer avec moi ? Je dois combattre une terrible fée qui a pouh pouh pouh tout MON royaume !
Bruno s’agitait avec une épée en plastique, mimant son histoire. Ce petit être était peut-être la seule chose qui lui redonnerait le sourire ce jour-là.
– TON royaume ? Parce que tu es le prince ?
– Non, je suis l’empereur, moi !
Elle ne put retenir son sourire face à l’enfantine ambition de Bruno. Les autres l’observaient en riant sous cape, Sélène le savait.
– Et moi, je suis quoi, alors ?
– Ben, la méchante fée ! On dirait que t’as envie de parler à personne aujourd’hui. Ou de tuer mes sujets !
– Tes sujets ?
– Bah, mon fidèle chevalier Léo ! Et la princesse Coralie ! Et…
Sélène ne l’écoutait plus. Tuer Léo ? Elle n’était pas fâchée ! Blessée, oui. Mais elle l’aimait quand même. Et comment Bruno avait-il remarqué cela ? Un enfant bien trop perspicace à son goût. Et si Léo pensait que c’était vrai ? Qu’elle lui en voulait ? Non non non. Il ne devait pas s’en vouloir. Ce n’était pas la faute de Léo, si elle n’était qu’une amie. Elle n’avait jamais versé une larme pour lui après la dernière après-midi jeux. Parfois, elle avait envie de se réfugier dans ses bras pour pleurer.
Elle ne pouvait pas – plus.
– Bruno, arrête un peu ! s’exclama Lauren. On va bientôt manger, de toute façon.
L’après-midi était passée trop vite, trop lentement. Trop de souffrance. Trop de présence.
– Mais dans combien de temps ? demanda Mathéo. On a le temps de faire… un cache-cache ?
Ce n’était pas vraiment une question mais plus une supplique pour éviter de mettre la table. James soupira, accepta.
– C’est toi qui comptes, Mat, décida Léo. Vu que c’est toi qui as proposé.
Son petit frère ne retrouva rien à redire, et commença à compter. Sélène se mêla aux adultes. Cette cachette fonctionnait souvent. Elle observa Mathéo fouiller derrière le canapé, sous les tables, dans les chambres. Il trouva tout le monde sauf elle…
– Sélène ! cria-t-il. T’as gagné, c’est bon. Sors de ta cachette.
Elle se leva de bonne grâce, savourant l’air mortifié de Mathéo.
– Bon, du coup… C’est à toi, Léo. Il fallait trouver une meilleure planque ! se moqua son frère.
Il ferma les yeux.
– Un… Deux… Trois…
Les enfants se dispersèrent, Bruno avec son épée, Coralie avec ses cheveux blonds. Sélène s’éclipsa doucement par la porte-fenêtre. Tant pis si Léo ne la trouvait pas. Ce serait même mieux, peut-être. Sa présence la faisait suffoquer. Dehors, l’air froid mordait sa peau. Le vent caressait son visage, apaisant son cœur. La nuit était déjà tombée ; çà et là luisaient de petits points qui dissimulaient en partie les étoiles, là-haut.
Le vide la dévorait. Elle aurait aimé détester Léo. Elle aurait aimé l’oublier. Elle aurait aimé pouvoir vivre sans lui. Il n’en était rien. Ses pensées tourbillonnaient, mais Sélène ne pouvait pas en saisir une seule. Elles étaient trop rapides. Trop de souffrance, trop de peur, trop d’amour. Trop devenait pas assez. Plongée dans un profond abîme dont elle n’arrivait pas à se sortir – le désirait-elle, d’ailleurs ? – elle n’entendit pas la porte-fenêtre s’entrouvrir, encore moins la personne qui se faufilait à ses côtés. La voix profonde de Léo retentit dans la pénombre ; elle sursauta.
– Bouh.
Léo
– Bouh.
Je ne sais pas quoi dire d’autre. Je ne réfléchis pas. Elle est là, elle regarde le ciel. Ses cheveux voltigent quand elle tourne la tête. Reflets de miel. Ses joues sont rouges, peut-être à cause du froid, peut-être à cause de moi. Je ne voulais pas lui faire peur. Sélène m’observe. Détourne les yeux. Elle se tait, et son silence résonne plus que n’importe quel mot.
Je m’approche. Peut-être un peu trop près. Je ne réfléchis pas non plus quand j’effleure le dos de sa main avec mes doigts. On ne joue plus. Sélène se raidit, mais ne bouge pas. Elle ne dit rien. Comme si je ne l’avais pas trouvée. Comme si elle pouvait encore espérer.
Le jeu devient un peu trop réel, un peu trop tangible. Elle joue à cache-cache avec elle-même. Je suis là, je n’ose plus la toucher, les bras le long du corps, comme un gamin qui attend les consignes de sa maîtresse. Les sons du silence sont plus assourdissants que le fracas des vagues en hiver. Sélène n’esquisse pas un geste. Je ne sais plus si je dois m’approcher, la laisser, la protéger, la détester. Parce que sa tristesse, parce que notre amitié, parce que Sylane.
Je craque, je réduis la distance entre nous. Elle est froide, elle est frêle. Je glisse ma main sur son bras, dans son dos. Je m’approche encore. Je sais que je ne devrais pas. Que ça la blessera encore plus. Je la prends dans mes bras, sans réfléchir. Je ne peux pas m’en empêcher. Une étreinte brève, je n’ose pas lui infliger plus. Je m’écarte, son masque est tombé. Je n’avais jamais vu autant de souffrance avant.
J’aimerais tellement dire plus. Mais je ne sais pas, je ne dois pas, je ne l’aime pas. J’aimerais qu’elle ait entendu tout le regret dans ma voix. On se connaît depuis trop d’années. On reste immobiles trop longtemps, jusqu’à devenir deux statues de glace, jusqu’à ce que nos cœurs gèlent. Je ne veux pas la perdre.
<3
Léo finit par rentrer, et elle le suivit quelques instants plus tard. Pourquoi était-il venu ? Pourquoi ne pouvait-elle pas fuir ? Fuir la blessure de son cœur. Fuir l’amitié de Léo. Ça piquait, ça brûlait. Était-ce la première fois qu’il la prenait dans ses bras ? Une seconde, elle s’était sentie en sécurité. La puissance de son étreinte, sa douce chaleur. Et puis, elle s’était rappelé que Léo ne l’aimait pas, qu’elle ne méritait pas ses câlins. Elle s’était rappelé qu’il faisait trop nuit, trop tard, trop froid.
Le silence avait parlé pour eux. Parce que la voix de Sélène se serait brisée, parce qu’il n’y avait plus rien à dire, après ce non, après ce je suis désolé. Il ne restait que Scelle tes charmes pour pleurer.
<3
Rappelle-toi les vagues agitées par le vent,
L’océan déchaîné d’ordinaire si calme.
Rappelle-toi les nœuds de mes cheveux bouclés
Et le temps que tu as pris pour les démêler.
Rappelle-toi ces temps passés, où l’avenir
Avait l’air d’un conte de fée : l’éternité.
Rappelle-toi ce baiser que tu m’as donné
Dans l’air salin de la plage endormie.
Rappelle-toi, tu ne comprenais pas pourquoi.
Peut-être m’aimais-tu ? Je ne m’en souviens plus.
Rappelle-toi, Léo, tout s’est évaporé.
Mes rêves et leurs illusions se sont enfuis.
Rappelle-toi, c’est à cause de cet unique
Homme : toi. Tu m’as repoussée, murmurant : « Non ».
Rappelle-toi, ce mot déchire mes tympans,
Laisse ruisseler les larmes sur mes joues rouges.
Rappelle-toi, ce jour-là, tu m’as dévastée
Sans procès, anéantissant mon cœur meurtri.
Depuis lors, je n’ai plus jamais été la même.
Rappelle-toi, c’était mon tout premier baiser.
Tout, tout a été brisé à cause de toi.
N’oublie pas le reflet de mon regard fantôme.
_________________________
Extrait du carnet créatif de Sélène,
Rappelle-toi, poésie pour se souvenir
[1] Voir lexique