Écharpe de laine bleu nuit à paillettes. Gants gris souris. Bonnet mauve à pompon blanc cassé. Elle était prête. Sélène s’engouffra dans le froid de décembre en compagnie de Maïwenn et Norelia. Le sol avait gelé. Sur les grands arbres, le concierge avait fixé de grosses boules rouges et deux ou trois guirlandes lumineuses. Elle adorait l’hiver, d’habitude. Noël, l’absence de touristes, la mer, le lait au miel et le pain d’épices. Cette année, pourtant, tout semblait différent. La grisaille, le froid, l’humidité, et puis toute cette joie, alentour. Plongée dans ses pensées, Sélène faillit s’étaler par terre.
– Fais attention ! rigola Norelia, qui venait de la rattraper.
Plus bas, elle ajouta :
– Je sais que Sylane s’est agrippée à Léo, mais…
Mais Sélène ne l’écoutait déjà plus. Toute cette joie, alentour. Les sourires, le chocolat, les décoration… Noël était partout, partout, partout. Elle n’était pas à sa place, avec ses nuages et son cœur effrité.
– Ouhou ! Sélène, je te parle !
Maïwenn la ramena à la réalité. Rêverie ? Elle ne savait plus où se trouvait le vrai et où s’arrêtait le faux. Elle ne savait plus si le vide était tangible, si le décalage était réel. Parce que sans cesse, elle s’égarait dans le brouillard, sans comprendre où, sans savoir pourquoi. Son esprit était là-bas, son corps, ici. Elle ne savait plus grand-chose, en ce moment.
– Quoi ?
Maïwenn secoua la tête. Ses cheveux corbeau contrastaient avec la rougeur sur ses joues. Elle soupira.
– Je sais pas si Noli est d’accord avec moi, mais… Tu devrais essayer de te changer les idées. C’est bon, maintenant ! Ça fait plus d’un mois que Léo t’…
– Maï, arrête, marmonna Norelia. Ce n’est pas…
– Non, c’est bon, la coupa Sélène. Maïwenn a probablement raison, mais… Je ne sais pas. Je… Je ne peux pas oublier Léo. Pas comme ça, pas aussi facilement. Il n’y a que lui qui me comprend vraiment…
– Mais… commença Maïwenn.
– Tout ça… continua Sélène, imperturbable, en faisant un vague geste de la main. Je ne suis pas à ma place.
– Comment ça ?
Maïwenn essayait de comprendre. Au moins un peu.
– Je sais pas… Je suis différente de vous. Je ne fais pas partie de ce monde. Un peu comme une étoile… Je suis là, mais jamais vraiment. Je vous regarde, et parfois je m’approche très près, mais… Je ne serai jamais comme vous.
– Depuis longtemps ?
– Je sais pas. Mais avec Léo, j’avais l’impression d’être à ma place.
Un silence.
Enfin, Norelia ouvrit la bouche.
– Mais, Sélène… Tu sais bien que c’est impossible, hein ? Je veux dire… Léo est avec Sylane, maintenant. Tu comprends ?
– T’inquiète, Noli. Ça va aller.
– Tu es sûre ?
Sélène ne répondit pas.
– Écoute, Sélène, je connais Léo depuis longtemps, on a passé des heures ensemble…
– Je sais tout ça, t’inquiète pas.
Ce n’était pas de la jalousie, au creux de son ventre. Plutôt le désir de partager la même chose avec Léo. D’être complices. Mais c’était trop tard. Elle avait cassé l’amitié qui les reliait et les seuls instants où ils étaient ensemble.
– Mais… Je sais pas. J’ai l’impression qu’il regrette son choix.
– Non, c’est impossible. Il a été très clair.
– Enfin, Sélène ! s’emporta Maïwenn. Arrête de faire comme si tout allait bien. Parce que c’est pas le cas.
La cloche sonna, coupant court à la discussion. Frustrée, Sélène distança vite ses amies. D’abord Chloé, qui avait arrêté de la soutenir. Ses pas s’allongèrent. Maintenant Maïwenn, qui ne voulait pas croire qu’elle allait bien. Plus vite encore. Norelia, qui avait été la petite amie de Léo pendant longtemps. Ses pieds martelèrent le sol. Plus fort.
Soudain, elle heurte un mur. Il n’était pas là, avant.
– Tu peux pas faire att…
Dès que le mur croisa ses yeux, il essaya vainement de cacher la personne qui l’accompagnait. Léo… et Sylane. Elle se blottissait derrière les larges épaules du garçon, les mains entourant sa taille. Les joues rouges, le souffle court, les lèvres boursoufflées. Sourire radieux.
Tout à coup, Sélène comprit. Ça la percuta de plein fouet, comme si elle ne savait pas déjà. Comment avait-elle pu être à ce point aveuglée par la tristesse ? Léo. Avec Sylane. En couple. Ensemble. Alors qu’il… qu’il lui avait dit non. Elle se figea, le cœur en miettes. Le peu de confiance qui lui restait envolée. Ça faisait si mal…
– Sélène, attends ! Je peux tout t’expliquer…
Expliquer quoi ? Et pourquoi ? Ça ne servait plus à rien. Il avait choisi une autre fille.
Léo
Je savais que ça arriverait. Mais je ne savais pas quand. Pas où. Pas comment. Elle est là. Elle s’enfuit. Je tends la main. J’esquisse un pas. Sylane me retient avec ses bras.
– Laisse-la.
Mais je ne peux pas. Pas de nouveau. Il n’y a aucune accusation dans le regard de Sélène. Juste… de la résignation. C’est pire que tout. Parce que je ne veux pas qu’elle parte, parce que c’est ma meilleure amie, parce que je tiens trop à elle, merde ! C’est trop dur. Elle fait un pas, s’éloigne. Je me libère des bras trop frêles de Sylane. Elle proteste, mais je ne l’écoute pas. J’avance vers Sélène, sans savoir quoi lui dire.
Je devrais lui parler. Lui expliquer les gribouillis entre mes côtes. Mais elle a vu notre baiser, et c’est trop tard. Elle plante son regard dans le mien, et c’est comme un tsunami. Les cernes que je n’avais pas remarqués. Ses lèvres qui ne sourient plus. Ses yeux un peu trop humides. L’absence de ses larmes.
Je me rappelle la dernière après-midi jeux, les mots qui refusent d’être prononcés. Le silence grandit entre nous, effrayant. Je ne veux pas que notre amitié se résume à ça. Je m’approche encore, décidé à lui parler, vraiment. Tant pis si c’est devant Sylane. Tant pis si toute l’école nous regarde.
Mais je n’ai pas le temps. Sélène fait volte-face, s’enfuit, slalome entre les autres élèves. Elle m’échappe et disparaît dans le couloir. Une main se pose sur mon épaule, glisse sur ma nuque. Sylane.
– Laisse tomber, Léo. Elle n’en vaut pas la peine.
Je ne réponds rien, parce qu’elle ne comprendrait pas. Mais je bouillonne de tristesse pour Sélène et de colère contre ma petite amie. Surtout, surtout, je me déteste. Je viens de gâcher – encore – le lien que j’ai avec Sélène. Et cette fois, je crois que c’est irréversible.
<3
Sélène s’éloigna le plus vite possible, sans se soucier de la deuxième sonnerie, sans se soucier du vide des couloirs. Elle devait fuir, fuir très loin, là où la douleur ne l’atteindrait plus. Ses pas la menèrent près de la salle de sport. Là, des vitres laissaient entrevoir la sueur et les balles de toutes tailles. Chloé s’entraînait souvent dans la salle, et Sélène s’installait sur ces gradins improvisés en attendant.
Mais ça, c’était avant. Quand tout semblait encore possible. Elle se recroquevilla un peu plus contre le mur. Attendit. Quoi ? Que son cœur cesse de se déchirer ? Et s’il ne s’arrêtait jamais de sombrer ? Elle attendit encore. Peut-être qu’on l’oublierait là, et ce ne serait pas si grave. Mais bientôt, un bruit de pas résonna dans le couloir désert. Quelqu’un s’agenouilla près d’elle.
– J’ai dit au prof que tu te sentais pas bien. On doit retourner en classe.
C’était Chloé. Elle avait dû deviner où elle se trouvait. Elle laissa passer un silence, puis.
– Je suis désolée.
Un autre silence. Il n’y en avait pas, avant.
– Ça va ?
– Non. Je sais même plus qui je suis.
– Bah… Sois toi-même, non ?
Ça devait être si facile, pour Chloé.
– Mais je suis qui, sans lui ?
– Comme avant. Exactement la même personne.
Elle réfléchit un instant. Ça lui semblait impossible.
– Tu me connaissais pas, avant. Et puis… Je ne me souviens plus.
Chloé soupira.
– Alors crée-toi une âme, parce que tu ressembles à un fantôme.
Sélène ne rétorqua rien. Son amie avait raison, bien sûr. Mais elle ne pouvait pas comprendre. Tout était trop fort, trop brute.
– Viens, maintenant. On doit aller en classe.
Elles se relevèrent, parcoururent les couloirs toujours aussi déserts. Devant la porte, Sélène respira un grand coup. Dans la salle, il y avait Sylane. Elle n’était pas sûre de pouvoir la supporter.
– Ça va mieux, Sélène ? demanda Madame Gasser.
– Oui, Madame.
Ce n’était pas vraiment la vérité. Mais peu importait que sa prof de français le sût. Elle savait déjà tellement.
– Allez, on continue ! Rimbaud a écrit les Cahiers de Douai à l’âge de seize ans… Et à vingt-et-un ans, il arrête l’écriture ! À votre avis, pourquoi ?
Le reste du cours passa dans le brouillard. Ça ne changeait pas vraiment du reste du temps, mais bon. Sélène avait fini par s’habituer à la distance entre elle et le monde.
– Faites les exercices trois et quatre, on corrige dans dix minutes.
Froissements de feuille. Odeur d’encre. Madame Gasser s’approcha du bureau de Sélène, le Carnet Créatif entre les mains.
– Ton poème est magnifique, Sélène. Vraiment. Il m’a fait penser à une citation du Cœur en dehors, de Samuel Benchetrit. Attends, je l’avais notée quelque part…
Elle alla fouiller dans son sac. Dedans, un livre. Et dans le livre, un post-it. Elle revint près de son élève.
– Voilà, écoute : « Tu sais, Charlie, il faut aimer dans la vie, beaucoup… Ne jamais avoir peur de trop aimer. C’est ça, le courage. Ne sois jamais égoïste avec ton cœur. S’il est rempli d’amour, alors montre-le. Sors-le de toi et montre-le au monde. Il n’y a pas assez de cœurs courageux. Il n’y a pas assez de cœurs en dehors… »
Elles restèrent silencieuses quelques secondes, entre le bruissement des stylos et les chuchotements qui demandaient les réponses.
– N’aie pas peur d’aimer, Sélène. Même si c’est difficile, même si ça te brise le cœur… Tu es courageuse, ne l’oublie pas.
Sélène prit une respiration un peu trop hachée. Elle, courageuse ? Non. Même si elle avait tout avoué à Léo. Même si elle recommencerait sans hésiter…
– Merci.
Elle ne savait pas quoi dire d’autre. Le courage, ce n’était pas pour elle. C’était trop difficile, de mettre son cœur en dehors et d’être condamnée à aimer de loin…