Il était une fois le prince Arkaël qui était allé s’entretenir avec les Résistanges.
Il était une fois Alyz qui ne savait pas quoi faire en l’attendant.
- Il paraît que t’es douée à ce jeu. Une partie, ça te dit ?
Alyz leva la tête. Abeln. Le petit idiot qui restait toujours collé au Perce-Magie. Alyz le défia du regard.
- Evidemment.
Ils s’installèrent à la table d’un petit café -abandonné, naturellement- et le jeune homme sortit une jolie boîte de jeu sculptée dans du bois de rose.
- Joli jeu, remarqua la jeune fille. J’imagine qu’il a été fabriqué par un artisan du coin.
- C’est May’ké qui l’a faite, répondit le jeune homme en désignant son compagnon.
Le Perce-Magie ? Alyz fut sidérée. Elle ne pensait pas qu’il avait autant de talent. Elle observa le petit homme blond qui s’était recroquevillé dans un coin de la pièce. Il était emmitouflé dans son long manteau comme s’il s’était agi d’une couverture. Elle lui adressa un sourire, mais il ne sembla pas le remarquer. Il devait être très pris par son bricolage. Cela s'annonçait difficile pour lui parler. Tant pis, elle réessayerait plus tard. Alyz se concentra sur le jeu et laissa Abeln commencer.
Sans surprise, le jeune homme était une nullité absolue et Alyz s’ennuya à mourir. Mais comme consolation, elle put admirer son visage à sa guise. Il était vraiment beau. Et en pleine défaite, elle le trouvait presque mignon. Après sept victoire de la petite stratège, Abeln sortit enfin de ses intenses réflexions.
- Mouais. Pas mal.
- Pas mal ? Je viens juste de te battre à plate couture à sept reprises. Je n’ai même pas besoin de plus de cinq coups pour immobiliser ton roi !
- Oui, mais je peux pas te qualifier de plus, vu que je suis super nul... C’était évident que t’allais me battre ! répondit Abeln avec un de ses petits sourires insupportables.
Alyz le dévisagea avec un air hautain et se tourna vers le Perce-Magie qui arrêté de bricoler. C’était le moment où jamais.
- Sire ?
Le petit homme leva la tête. Mais son regard restait dans le vague.
- C’est contre vous que j’aimerais jouer, dit Alyz.
- Je sais pas jouer, répondit le Perce-Magie en s'emparant de nouvelles pièces.
- Je pense que si. Comment vous avez fait pour fabriquer le jeu, si vous savez pas comment se déplacent les pions ?
Le Perce-Magie ne répondit pas. Au lieu de cela, il se leva et prit la place d’Abeln. Ils se trouvaient enfin face à face. Alyz put voir très distinctement son visage pâle. Beaucoup trop pâle. En revanche, elle admira longuement ses yeux hétérochromes. Noir et bleu. Noir comme de l’encre et bleu comme le ciel d’été. C’était vraiment beau. Mais cela aurait été encore plus beau si un sourire avait accompagné ce visage un peu trop tendu.
- Je vous en prie, commencez, annonça la jeune fille.
May’ké a beaucoup de peine à comprendre où sont les pions.
Il doit se pencher sur la table pour enfin distinguer des masses floues.
Son oeil gauche fonctionne pas du tout, à cause de la magie qui le dévore, alors il tourne la tête pour laisser le champ libre à son oeil droit.
Ah ! Voilà le pion qu’il cherchait ! Il avance le petit soldat.
Victoire ! May’ké a réussi à déplacer un pion !
Maintenant, c’est le tour de la gamine. Elle joue, mais May’ké a aucune idée de ce qu’elle fait, vu qu’il voit rien. Alors il doit à nouveau se pencher.
Pendant toute la partie, il passe son temps à se pencher et à se relever, ce qui est assez drôle à voir.
C’est étonnant que la gamine soit aussi patiente, hé hé hé.
Mais bon, May’ké n’est pas idiot. Il se doute bien que si la gamine tient tant à jouer avec lui, c’est par diplomatie et non par choix.
Puisqu'ils doivent être alliés, qu'il en soit ainsi.
Sauf que quand May'ké découvre qu'il est en train de se faire battre pas une petite gamine, il a plus trop envie d'être son alliée.
- Je t’avais dit que je savais pas jouer, il se défend.
- Je trouve que vous jouez bien, sire.
Menteuse. Mais bon, c'est pas May'ké qui va s'amuser à contredire les gens qui lui font des éloges.
- Sire ? demande la gamine.
- Hmm ?
- Merci d’avoir repoussé les Anges ennemis. Et d’avoir sauvé les blessés. Nos soldats seraient morts, sans vous. Et aussi... Je m’excuse d’avoir douté de vous.
Le Perce-Magie ne répondit pas. A la place, il la fixa de ses grands yeux, presque aussi grands que ceux du prince. Il ne sourit pas, mais son visage était moins tendu que tout à l'heure. Et puis, d’un petit geste de l’index, il lança un assaut contre le roi d’Alyz. La jeune fille sourit. Elle le laissa brièvement immobiliser son pion royal en guise de faveur. Mais bon, elle n’allait quand même pas le laisser gagner. Elle avait une réputation à tenir. Elle gagna la partie et ils en commencèrent une autre.
Le Perce-Magie n’était pas doué. Ça non. Mais il connaissait des astuces inédites. Pas comme Abeln qui était persuadé que tous ses coups stupides seraient inattendus. Le Perce-Magie avait dû y jouer souvent, pour connaître autant de tactiques. Ces parties-ci furent très utiles à Alyz pour développer ses stratégies. Toutes les victoires de la journées furent à elles.
Alyz était contente d’avoir réussi à parler avec le Perce-Magie. Elle le préférait de loin à Abeln. Il ne s’amusait pas à lancer des piques inutiles sans arrêt. Les parties suivantes, ils ne les firent pas comme les premières. Ils les firent en bavardant.
Le soir vint et le Perce-Magie et Abeln disparurent dans les ruines. Quant au prince, il finit par sortir du stade et s’approcha du petit café où se trouvait Alyz.
- Bonsoir, Alyzana, tu es occupée ?
- Non, mon prince, je vous attendais, à vrai dire...
Il s’assit à côté d’elle et l’une des manches vides de sa robe vint frôler les genoux de la jeune fille.
- Vous vouliez me dire quelque chose, mon prince ? demanda Alyz.
- Oh, surtout bavarder, je voulais savoir ton avis sur certaines choses... J’ai parlé à Terels, pour savoir pourquoi les Résistanges ne sont pas venu nous aider, lors de la bataille. Il m’a répondu qu’ils mettaient leurs stratégies au point et qu’ils n’avaient pas remarqué l’affrontement.
- Etrange... Vous les soupçonnez d’avoir abandonné nos soldats à leur sort ?
- Il est trop tôt pour le déterminer, attendons encore un peu avant de tirer nos conclusions.
Il marqua un temps d’arrêt, un petit sourire sur les lèvres.
- Et toi, as-tu réussi à parler au Perce-Magie ?
- Oui et c’est vrai qu’il ne semble pas si dangereux. Il a l’air d’être de bonne volonté, mais il n’a vraiment pas l’air d’aller bien. Je me demande vraiment ce qu’il a vécu ici, cela a dû être difficile.
Le prince sembla réfléchir un instant puis soupira.
- Je ne sais pas ce qu’il a vécu, mais en tout cas, les Résistanges ne sont rien, sans lui. C'est lui, le vrai résistant.
Alyz leva la tête vers son prince. Celui-ci fixait les flammes de la petite torche au centre de la table, les yeux noirs et brillants. Il était affalé sur la banquette dans une position tout sauf princière. Cela ne lui ressemblait pas, mais Alyz était contente qu’il ose le faire devant elle.
- Mon prince, il y a quelque chose que je voulais vous demander.
Le prince tourna son visage vers elle avec un grand sourire gourmand. Alyz baissa les yeux et continua :
- Vous connaissiez l’existence du Perce-Magie avant que nous le rencontrions... Et vous parlez d’un enfant au bâton d’encre, alors que je ne vois pas du tout qui cela peut-être... Vous savez des choses que vous ne nous avez pas dites, n’est-ce pas ?
Le prince ne bougea pas. Les flammes de la petite torche faisaient valser ses traits. Ses traits plutôt sombres, car il ne souriait pas. Il pencha la tête de côté et son sourire revint.
- Tu es trop curieuse, Alyzana. Mais il est vrai que tu mérites des explications. Seulement, j’aimerais que tu me promettes de ne pas en parler aux enfants.
Alyz acquiesça et le prince continua :
- Lorsque j’avais douze ans, il y avait une ville pas très loin de ma cabane. Il m’arrivait de m’y rendre et un jour, j’ai vu un enfant qui faisait un gigantesque dessin sur le sol. Je ne m’en étais pas préoccupé d’avantage et ce n’est que bien plus tard que j’ai appris le drame. Toute la ville avait été retrouvée morte. Tous les habitants étaient décédés sans aucune raison apparente. Selon des témoins qui avaient vu la scène de loin, ils s'étaient simplement écroulés, tous en même temps. Après quelques mois, j’ai appris que cinq autres villes avaient été décimées et que l’on avait, dans chacune d’elles, retrouvé un gigantesque dessin sur le sol. L'enfant que j'avais vu ce jour là, c’était l’Enfant au Bâton d’Encre.
- Mon prince ? demanda Alyz.
- Oui ?
- S’il était enfant lorsque vous aviez douze ans, ne devrait-il pas avoir grandi ?
- L’Enfant au Bâton d’Encre est un démon, Alyzana, pas un humain. Il ne grandit pas et est immortel, répondit le prince dans un gigantesque sourire, complètement déplacé de ses propos.
- Mais ça, comment le savez-vous ?
- Je suis prince, Alyz. Même si mon père m’a écarté du trône, j’ai accès aux informateurs les mieux placés. C’est ainsi que j’ai appris l’existence du Perce-Magie.
Il reporta son regard vers les petites flammes de la torche.
- En tout cas, si le Perce-Magie est allié avec l'Enfant au Bâton d'Encre, c’est qu’il s’est trompé de camp. J’aimerais le convaincre de nous rejoindre nous plutôt que ce monstre.
Le prince marqua une pause.
- Alyzana ?
Alyz leva la tête et le regarda dans les yeux.
- Promets-moi que tu ne me suivras plus en douce.
- Je... Je vous le promets. Pardon.
L'homme se leva et sortit du petit café, ses manches à sa suite. Alyz s'était rendu compte d’une chose. Les lèvres du prince tremblaient.
Il était une fois le prince Arkaël. On disait de lui que rien ne pouvait effacer son sourire.
Il était une fois Alyz qui savait désormais que c'était faux.
Il était une fois l'Enfant au Bâton d'Encre.