24. Adieux et retrouvailles

Là ! Cette fois-ci, c’est la bonne ! Un petit frémissement ! Vers le haut, petite lèvre, vers le haut ! Ah non. Raté. May’ké se rend compte que je le dévisage, alors je fais semblant de rien et je fixe l'horizon.

- Et celle du petit singe qui voulait être une table, tu la connais ?

- Abeln, c’est à la Tour que t’as appris des blagues aussi débiles ?

- Euh... Oui.

Depuis quelques jours, je me suis lancé le défi de faire sourire May’ké, mais c’est vraiment pas facile. A croire que sa bouche n’a plus aucun muscle ! Comment il fait pour parler !?

- Je croyais que dans la Tour, vous aviez pas le droit sourire... il demande.

- Nan mais ça c’est les vieux qui suivent cette règle pourrie, on peut pas empêcher toute une population de sourire...

Un silence s’installe entre nous et je sais bien que ce n’est pas May’ké qui le brisera. Je m’allonge au coin du feu, désespéré.

- Mais May’ké, souris, un peu ! T’as l’air vraiment trop triste, tu me fais trop de peine !

- Mais je souris déjà, c’est juste que tu me regardes jamais au bon moment.

- Ouais, c’est ça, c’est ça, je te crois trop.

Je repousse mon défi à demain et je contemple les étoiles au-dessus de moi. J’aime beaucoup quand on passe la nuit au sommet des bâtiments, je peux admirer le ciel à ma guise. En plus, May’ké a activé la fonderie sur laquelle nous sommes installés, pour que la chaleur soit aussi propagée sur le toit. Les petites tuiles métalliques réchauffent mon corps, c’est très agréable, surtout en plein hiver. Je ne sais pas comment May’ké fait pour résister à la tentation de s’y allonger, lui il reste en tailleur toute la nuit pour bricoler. Parfois, je me demande si c’est vraiment un humain. Il mange pas, il dort pas, il a jamais froid... Avouez que c’est étrange... Mais j’ose pas lui demander qu'est-ce qu'il est réellement, j’ai peur que ça le rende encore plus triste. Par contre, je peux tenter d'en apprendre plus sur son identité...

- May’ké ?

- Hmm ?

- T’es qui, en vrai ? Est-ce que t’étais le maire du quartier ? Ça expliquerait que tu y sois autant attaché...

- J’avais vingt ans, tu penses vraiment que je pouvais être maire ?

- Ah non, c’est vrai.

- J’étais rien du tout, crois-moi.

- Je te crois pas.

- Ok, il répond.

- Comment ça «Ok» ? Si tu veux que je te croie, prouve le moi et raconte moi qui t’étais !

- T’es prêt ?

Je m’apprête à lui demander pourquoi je devrais être prêt, mais lorsqu’il ouvre la bouche, je fais une tête ahurie. Après deux ans, il a enfin décidé de me dire qui il est. Je m'attends à ce qu'il refuse au dernier moment, m'avouant que c'était une blague, mais non. Il commence à raconter.

 

 

C’est à Arkeide que tout a commencé et c’est là que tout finira.

Tout.

C’est en printomne qu’est arrivé le tout début de la rébellion. Lorsqu’un jeune homme d’Arkeide du nom de Maylinke a voyagé aux quatre coins du monde pour revenir complètement changé.

Il a alors tout raconté à Arkeide. Il a raconté comment les autres peuples vivaient. Et surtout, il a raconté à quel point ils étaient libres.

Parce qu’il y avait pas d’Anges là-bas.

Il en a pas fallu plus pour que naisse une volonté de résistance.

Celle qu’Arkeide faisait en portant des vêtements différents.

Celle qui se faisait en se coupant les cheveux aux épaules.

Celle qui se faisait en développant un artisanat de plus en plus spectaculaire.

Cette résistance-là, elle faisait bien rire les Anges.

Mais ils voyaient pas la partie immergée de l’iceberg.

Parce que dans l’ombre, Arkeide a aussi développé son propre commerce avec les villes voisines. Elle s’est enrichie jusqu’à devenir une petite ville renommée et non un quartier insignifiant de Domélyl.

Et si Arkeide a pu s’enrichir, c’est grâce à une personne en particulier. Une personne que Maylinke avait ramenée avec lui de son voyage. Une amie. Eane. Une amie bien mystérieuse.

Eane souriait jamais.

Jamais, jamais, jamais.

Et elle avait peur de rien.

De rien du tout, du tout, du tout.

Pour recenser la production hebdomadaire d'Arkeide, les Anges avaient toujours besoin d’un habitant du quartier.

Eane fut immédiatement placée à ce poste.

Elle remplissait très bien son rôle, il faut dire qu’elle était très bonne en calcul.

Sauf qu’elle cachait tout le petit commerce indépendant d’Arkeide.

Personne aurait osé mentir comme ça à un Ange. Ça équivalait à un suicide.

Mais Eane était la jeune femme la plus fourbe qu’Arkeide ait jamais connue et elle avait jamais peur de rien.

Alors Arkeide a continué encore et encore à s’enrichir, sans que les Anges ne comprennent pourquoi.

Les années passèrent, passèrent.

Eane et Maylinke eurent un fils. Dayek.

Les années passèrent, passèrent.

Ils eurent un deuxième fils. Midlo.

Les annèes passèrent, passèrent encore.

Et ils eurent un troisième fils. May.

Le petit May.

 

 

- Ah bah voilà, t’es pas n’importe qui ! je m’exclame.

- C’est mes parents qui étaient renommés, pas moi... répond May’ké.

- C’est pareil.

- Ben non... Les gens voyaient pas en moi le courage de ma mère ni le savoir de mon père...

- Ah bon ? C’est bizarre, c’est comme ça, à la Tour... On hérite de la réputation de nos parents...

- Ok, alors on fait comme ça, considère moi comme courageux et très savant ! il m’annonce avec un petit rire.

Enfin ! Son visage s’est illuminé d’un sourire ! Il me réchauffe encore plus que les tuiles ardentes ! Nous continuons de bavarder jusqu’à ce que la faim dote mon estomac d’une voix plaintive.

- Je vais chercher du pain, je commence à avoir faim ! je lance à May’ké.

Je descend les escaliers de la petite fonderie et traverse la rue pour atteindre l’une des réserves de la résistance, mais lorsque je pose un pied sur le pas de la porte, je me rends compte qu’il y a déjà quelqu’un entre les caisses de vivres. Terels se retourne.

- Ah Abeln, tu es là ! Je te cherchais hier, mais je ne t’ai pas trouvé, ce quartier est vraiment un labyrinthe... J’aurais une requête à formuler.

- Je t’écoute, je répond en me construisant un joli sourire absolument sincère - sauf qu'il ne l'est pas, retenez-le bien.

Terels a l’air choqué en m’entendant le tutoyer et j’en suis très fier ! Il devrait arrêter de s’énerver pour un «vous» que j’ai abandonné il y a des mois. Il réadopte un visage impassible et commence :

- Les Anges de la Tour commencent à devenir agressifs, comme tu as pu le remarquer lors de la bataille qui s’est déroulée avec les petits Scribes...

- Effectivement, j’ai bien remarqué cette bataille où vous n’étiez pas là.

Ses traits se tendent et il répond :

- Ecoute-moi bien, petit, ça t’amuse peut-être de tout faire retomber sur nous comme si nous n’étions rien, mais sache bien qu’au moins nous faisons des efforts, comparé à toi qui restes toujours collé à ton héros le Perce-Magie qui n’est autre qu’un meurtrier !

J’ignore sa remarque qui se veut percutante, mais qui glisse sur moi comme un doigt sur les écailles d’un poisson.

- Pourquoi vous êtes allié avec lui, alors ? je lance.

Terels ne répond rien. Dans le mille.

- Dis-moi ta requête, qu’on en finisse, je m’exclame.

Il médite quelques instants et continue :

- Face à ces nouvelles manœuvres de la Tour, nous aimerions commencer à nous rapprocher d'elle. Nous aimerions constituer un groupe d’Anges qui s’occupera de la désarmer pour pouvoir l’attaquer plus efficacement. Il est vrai que nous ne sommes pas aussi habiles que le Perce-Magie pour défendre Arkeide, c’est pourquoi nous nous occuperons de ce que lui ne peut pas faire.

- Et ? Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ? Vous avez pas besoin de ma permission !

- J’aimerais que tu fasses partie de l’opération. J’ai vu à quel point tu étais doué avec tes molécules, lors des déplacements de marchandise. Tu es de loin le plus doué des Résistanges.

- Désolé mais c'est non, je reste avec le Perce-Magie.

- Abeln, j’ai autre chose à te dire. Dée a été espionner l’Assemblée de la Tour. Les Anges se sont jurés de capturer le Perce-Magie vivant pour lui faire payer ses crimes. Ils se préparent à réaliser une véritable chasse à l’homme. Si nous ne nous mobilisons pas maintenant, il sera un jour trop tard pour leur faire face, le Perce-Magie ne pourra pas anéantir une armée entière d’Anges.

Je réfléchis. Je réfléchis encore. J’ai fait mon choix.

 

- Quoi !? s’exclame May’ké en me regardant tellement intensément que j’en perds mes moyens, Abeln, tu peux pas y aller, je t’en supplie...

- Tu sais, je réponds, Terels a raison, je serai plus utile auprès des Résistanges...

- Mais moi je suis content que tu sois avec moi, t'as pas besoin d'être utile...

- Oui, mais la situation avancera jamais... Alors que si je les aide, ça pourrait enfin mettre un terme à cette guerre...

- C’est pas une seule personne qui changera la donne, dis à Terels de le faire lui-même...

- May’ké je t’assure que c’est important, y a pas beaucoup de Résistanges qui maîtrisent leurs molécules avec une grande précision et c’est nécéssaire pour agir discrètement... Et pis je vais pas disparaître, je vais juste partir pendant les opérations...

- Abeln, me laisse pas seul, je t'en supplie...

- Mais t’es resté seul pendant des années, là je pars juste quelques temps...

Il se recroqueville et sort quelques petites pièces pour bricoler. Je sais que quand il fait ça, c’est qu’il a besoin de réfléchir à la situation. Je pensais pas que ça lui ferait autant de peine, alors que c'est une personne vraiment solitaire... Je m’installe à côté de lui et j’attends qu’il arrête de me bouder.

- Tu fais gaffe à toi, hein ? il marmonne le menton contre ses genoux.

- Evidemment que je ferai gaffe ! Mais toi tu restes sage, hein ? Tu descends pas le prince manchot, sinon, adieu nos alliés ! je lui dis en riant, pour détendre l’atmosphère.

Il ne répond rien, ça n’a pas l’air de le faire rire. Je l’embrasse sur le front et me décide à sortir de la petite salle de classe. Il faut que je me dépêche, nous devons effectuer un vol de reconnaissance, avec les Résistanges.

 

 

- Salut May’kinou ! Ça fait plaisir de pouvoir venir quand je veux ! lance la Fillette dans le Vent qui rentre en même temps qu’Abeln passe la porte. 

May’ké l’ignore.

Il veut pas lui parler.

Désolé, May’ké, Abeln est parti.

Il est vraiment parti.

Après s’être rappelé ce que c’était de vivre avec quelqu’un, le Perce-Magie est pas sûr de pouvoir vivre à nouveau tout seul comme il l’a fait pendant des années.

Et en plus, il va devoir supporter Eivind tous les jours, maintenant...

Il part faire sa ronde pour se changer les idées. Ça, y a pas besoin d’être heureux pour le faire.

La gamine le suit partout en lui parlant de tout et de rien, mais May’ké l’écoute pas.

Lui qui d’habitude a de si bonnes oreilles, il entend rien du tout.

Et il sent rien du tout.

Rien du tout du tout du tout.

Si bien qu’il remarque même pas la petite stratège qui le suit à trois pas de lui.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez