25 - Sourires de Nouvel An

Notes de l’auteur : L’année à venir n'existe pas. Nous ne possédons que le petit instant présent.
Mahmûd Shabestari

Le Nouvel An. Les bouteilles de champagne, les rires, les bonnes résolutions, les feux d’artifice. Pour Sélène, c’était aussi une vieille tradition. Comme chaque année, sa famille se rendit au fest-noz de la Saint-Sylvestre, dans la grande salle du village. Des guirlandes menaient à l’entrée principale, décorée de ballons or et argent. À l’intérieur, l’air surchauffé était électrique, la foule, insouciante.

– Hey ! Sissi l’impératrice ! Quelle belle robe !

Sélène se retourna, étonnée par ce surnom qu’elle avait presque oublié.

– Samuel ? Ça fait une éternité ! Comment tu m’as reconnue du premier coup ?

– Tes cheveux, et tes sœurs. C’était presque trop facile, rigola-t-il.

Sélène sourit. Elle était contente de revoir son cavalier d’un soir, même si elle savait que la joie ne durerait pas.

– Ça commence bientôt ? demanda-t-elle.

– Dix ou quinze minutes, je crois. Je t’offre un verre de jus de pommes en attendant ?

Il n’avait toujours pas changé, ce géant blond. Son regard pétillait comme le champagne sur les tables, son sourire était presque aussi éclatant que les projecteurs qui illuminaient la scène. Sélène balaya la foule du regard. Où étaient passés ses parents ? Et les Sherwood, étaient-ils là ? Elle frissonna en repérant Sylane, qui riait avec d’autres filles. Que faisait-elle là, au fest-noz ? Sélène ne connaissait aucune de ses amies. Mais mis à part les musiciens de Trisk, elle ne vit personne.

– Ouhou, Sélène ? Tout va bien ?

– T’inquiète pas… Je cherche juste… quelqu’un. D’accord pour le jus de pommes.

Elle emboîta le pas à Samuel, qui fendit facilement la foule jusqu’au bar. Il faisait la conversation pour deux, mais Sélène n’entendait pas la moitié de ses paroles. Et puis de toute façon, ça n’avait pas vraiment d’importance. Même l’enthousiasme de Sam ne parvenait pas à lui rendre le sourire.

– À la nouvelle année !

Leurs verres s’entrechoquèrent.

– Tu cherchais qui, au fait, tout à l’heure ?

– Oh, euh… Léo.

Elle ne pouvait plus dire son ami, mais que dire d’autre ?

– Il est comment ?

– Grand, des cheveux presque noirs, un tourbillon de feuilles mortes dans les yeux…

– Eh bah, l’impératrice, t’as l’air de bien le connaître !

Sélène secoua la tête, honteuse. Elle n’avait jamais parlé de ce détail, à personne, mais avec Samuel, sa langue se déliait toute seule…

– C’est le filleul de la harpiste, ajouta-t-elle en hurlant pour se faire entendre par-dessus le brouhaha.

– Il est peut-être allé lui dire bonjour, suggéra Samuel.

Elle laissa son regard couler vers la scène. Elle ne l’avait pas vu, la première fois, mais Léo était bien là. Assis au bord de l’estrade, ses jambes pendaient dans le vide. Il discutait avec sa marraine, Marine. Aucun ne souriait, mais Sélène ne s’attarda pas assez pour le remarquer. Elle ne vit pas non plus les coups d’œil qu’ils lui jetaient parfois.

– Viens, on va s’asseoir en attendant le début !

Le géant blond s’empara de sa main et l’emmena dans un coin de la salle. Il y avait un peu moins de monde qu’au bar, et ils purent s’asseoir à même le sol. Les pieds de la foule s’agitaient, certains en baskets, d’autres en talons. Certains étaient nus, près à danser. Sélène se rapprocha du garçon pour distinguer ses paroles. Leurs épaules se touchaient.

– Tu as pris des bonnes résolutions, toi ?

La question de Sam la laissa sans voix. Que répondre ? C’était difficile d’imaginer supporter le vide plus longtemps. Il l’avalait tout entière, et comment lutter ?

– Non. Je sais pas trop ce que je deviendrai, de toute façon…

Il lui lança un regard interrogateur, mais ne dit rien. C’était ce qu’elle aimait, chez Samuel. Il était simple, et elle était libre de lui raconter, ou pas.

– Et toi ? T’as des grands projets ?

Il ne réfléchit pas longtemps.

– Finir d’apprendre toutes les variantes de la gavotte[1], je crois ! rigola-t-il. Enfin, venir plus souvent en fest-noz de manière générale, je crois.

– En place ! retentirent les haut-parleurs. Début dans deux minutes !

– Allez, viens, l’Impératrice ! On va poser nos verres là où ils se feront pas piétiner.

Ils rejoignirent la table où la famille Gavillet avait posé ses affaires. Sélène reconnut aussi le pull bleu gris de Léo. La petite veste verte devait sûrement appartenir à Bruno. Quelques bouteilles de bière plus ou moins remplies s’alignaient déjà sur le bois patiné de la table.

À nouveau, Samuel prit la main de Sélène et la guida vers le centre de la piste, moitié valsant, moitié titubant. Avec lui, le feu se faisait discret, le vide était presque oublié. Ils étaient des ombres auxquelles Sélène essayait de ne plus prêter attention. Mais elle savait que ça ne durerait pas. Ça aurait été trop facile.

Soudain, elle laissa échapper un cri de surprise. Elle avait percuté de plein fouet un couple de danseurs. Sélène se retourna vivement, pour tomber nez à nez avec Léo… et Sylane. Elle était un peu en retrait, mais Sélène n’aurait pas pu passer à côté de leurs mains enlacées. Elle comprenait mieux pourquoi la petite amie de Léo était là.

– Sélène ! T’étais où ? J’ai vu tout le monde sauf toi…

Il fit une pause. Lorgna Samuel qui tenait toujours la main de Sélène.

– C’est qui ?

– Samuel. Et Sam, c’est… Léo.

– Vous vous connaissez depuis longtemps ? hurla Léo par-dessus le brouhaha. Enfin… On s’est déjà vus, non ?

Il avait les sourcils froncés.

– Je crois pas, mec… J’ai rencontré l’Impératrice il y a une année ou deux, je dirais.

– L’Impératrice ?

– Léo, laisse tomber, s’immisça Sylane. C’est pas important…

Sélène ne l’aimait pas vraiment, mais sur le coup, elle la remercia silencieusement pour son intrusion.

– Allez, Léo, viens. Il faut que tu m’apprennes à danser !

À contre-cœur, Léo s’éloigna pour aller apprendre le plinn[2] à Sylane. Était-il heureux avec elle ? Sélène l’espérait…

Léo

Sylane m’emmène à l’autre bout de la salle, loin de Sélène et Samuel. J’aimerais bien savoir ce qu’il y a, entre les deux. Je crois qu’il la fait sourire, mais… J’espère qu’il n’y a rien de plus. J’espère ? Je soupire. Je ne comprends plus rien, depuis que je l’ai embrassée.

Sylane me ramène sur terre, piaille d’impatience que je lui apprenne. Comment fait-elle pour garder sa dignité et rester hautaine tout en étant aussi excitée ? Je lui montre, d’abord Titi, puis Gros-minet. Ensuite, les bras. C’est facile, mais elle préfère qu’on se tienne seulement la main, parce que je transpire déjà, selon elle.

J’ai du mal à la suivre, parfois. Elle est assez possessive, mais je n’ai qu’à me laisser porter. C’est facile. Elle voulait que je lui présente mes parents, et ma marraine. Elle m’emmène toute seule près de la scène. Quand je dis qu’elle sait ce qu’elle veut…

On attend que le morceau se termine, et j’appelle ma marraine.

– Marine ! Voici Sylane, ma… petite amie.

Chaque fois, ces mots m’arrachent la bouche. Je ne veux pas faire de peine à Sylane, mais parfois, je regrette un peu. Seulement un peu. Ça ne fait pas très longtemps, et déjà, je me demande ce qui m’est passé par la tête. Je peux être un très grand idiot, quand je veux. J’espérais qu’elle me distrairait, et c’est le cas, mais… Rah, tant pis, à la fin !

– Eh bien, ravie de te connaître !

Elles commencent à papoter, comme si elles se connaissaient depuis une éternité. Parfois, j’aimerais bien comprendre ma petite amie, moi aussi. Peut-être qu’on vit dans des mondes trop différents. Ou juste que je ne la connais pas assez.

Elle est belle, ce soir, dans sa robe saumon. Elle m’a dit que c’était une robe sirène, avant. Il m’a fallu un moment pour comprendre que ça fait référence à la forme et pas la couleur. Au fond, elle n’est pas méchante. Seulement directe et un peu froide. Un peu distante. Mais je finirai bien par la connaître.

<3

Bientôt, la salle eut un goût de sueur et d’alcool. C’était Nouvel An ! Sélène virevolta de nombreuses fois au bras de Samuel. Au moins, elle n’était pas seule face à Léo et Sylane. Mais peu à peu, son sourire se fit de plus en plus grimace. L’heure tournait, on surveillait dix heures et demie, onze heures…

Samuel la quitta tristement sur le coup de onze heures et demie. Il devait aller célébrer la nouvelle année avec sa famille, qui l’attendait pour le dessert.

– À la prochaine, Sissi l’Impératrice ! C’était cool de te revoir.

Toujours son sourire inébranlable, toujours son regard aussi pétillant que le champagne.

– Merci pour ce soir.

Lorsqu’il fut hors de vue, Sélène alla s’installer dans le même coin de salle. Elle n’en pouvait plus, de la foule en extase, elle n’en pouvait plus, des éclats de rire. Surtout, elle n’en pouvait plus, de Léo et Sylane, main dans la main, yeux dans les yeux. Parfois, elle nichait sa tête contre son épaule. Et Sélène regardait, impuissante, cet amour qu’on lui avait interdit… Cet amour qu’elle n’aurait jamais.

Sans vraiment réfléchir, elle se leva, et se fraya tant bien que mal un chemin jusqu’à la table où reposaient ses affaires.

– Mily ! Pas trop fatiguée ?

– Non, Sélène. J’attends que le vin il fasse boum ! et après je vais dormir, Maman elle a dit.

– D’accord ma chérie. Tu peux dire à Maman que je vais sortir me rafraîchir ? Je reviens bientôt.

– Oui Sélène ! À tout à l’heure !

Pendant sa conversation avec Mily, Sélène avait récupéré ses chaussures. Maëlys agita doucement la main pour lui dire au revoir, et sa grande sœur l’imita en s’éloignant à travers la foule. Elle était presque parvenue à la porte principale quand une voix retentit dans son dos.

– Tu vas où ?

Sélène se figea. Elle n’en pouvait plus, que Léo la surprît comme ça, chaque fois. Il ravivait le feu, et même si celui-ci chassait le vide, elle préférait la compagnie du gouffre qui l’avalait. Ça faisait moins mal.

– Je… Je sors, j’ai trop chaud.

Non seulement la salle était surchauffée, mais la présence de Léo et l’adrénaline dans ses veines n’aidaient pas.

– Je viens avec toi.

– Mais je…

– Attends-moi trente secondes, je vais juste chercher mon pull.

Il était pieds nus, comme elle avant.

– Attends, Léo ! réagit-elle enfin. Tu vas pas laisser Sylane comme ça !

Mais il ne l’entendit pas. Impuissante, elle se posa sur une chaise libre en attendant son… ami ? Elle ne savait plus. Elle se rappelait trop bien ses lèvres sur les siennes, le goût de sel, le vacarme du vent. Elle se souvenait qu’elle était arrivée trempée, qu’elle avait pris une douche chaude pour essayer d’effacer la sueur et la culpabilité, qu’elle avait enfilé un tee-shirt de son papa et qu’après le petit-déjeuner en compagnie de ses sœurs, elle s’était blottie sous une couverture, dans sa chambre.

Elle avait pris un livre, mais avait surtout contemplé la pluie tomber, derrière la fenêtre. Elle avait repensé à cette idée, disparaître, qui lui tendait les bras. Ça semblait si réconfortant.

– C’est bon, on peut y aller.

Ah. Léo était revenu, avec son pull bleu gris et ses baskets. Elle acquiesça et se remit sur ses pieds. Il ouvrit la lourde porte, et une bouffée d’air frais vint caresser les joues de Sélène. C’était agréable, mais la proximité de Léo continuait de la brûler.

– Et Sylane ?

– T’inquiète, elle est restée au chaud.

Sélène se doutait que Léo lui eût dit qu’il était avec elle, mais de toute façon, Sylane n’avait plus son mot à dire. Ils marchèrent en silence dans la nuit fraîche. Là-haut, les étoiles brillaient faiblement, leur lumière atténuée par celles de la ville. Ils arpentèrent les rues vides jusqu’à la grande plage. Le vent marin lui fit du bien. Le clapotis de l’eau calma un peu les battements de son cœur. Un peu seulement.

 

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