26 - Disparaître

Notes de l’auteur : Je suis assis au bord de moi et j’ai peur du vide.
Anonyme

Ici, les étoiles étaient plus nombreuses, plus lumineuses. Sélène s’avança au bord de l’eau, là où les coquillages s’échouent. Léo la suivait toujours, elle sentait sa présence dans la nuit. C’était étrange, de voir cette plage déserte. Il y avait toujours quelqu’un, ici. Les touristes, l’été, ou des promeneurs avec leur chien, l’hiver. Ce soir, il n’y avait qu’eux.

Léo brisa le silence, doucement. Comme s’il avait peur de briser autre chose. D’abord, il lui parla du froid qui semblait les engloutir.

– T’es sûre que tu veux pas retourner chercher une veste ?

Elle secoua la tête, espérant qu’il la verrait. Elle avait peur que sa voix se disloquât si elle ouvrait la bouche. Heureusement, Léo laissa tomber. Il songea à haute voix à toutes les personnes qui fêtaient la nouvelle année. Au fest-noz, dans les maisons, au concert à Vienne. Tous ces gens qui dansaient, riaient, buvaient un verre entre amis. Plusieurs fois, il essaya de plaisanter. Mais Sélène ne pouvait plus retrouver le sourire, parce qu’entre eux, il y avait encore le fantôme de leur baiser interdit.

Elle s’en voulait d’avoir volé ce baiser, même si ce n’était pas vraiment sa faute. Elle n’aurait pas dû céder. Elle n’aurait pas dû ressentir ne serait-ce qu’une pointe de plaisir. Mais elle l’avait enfouie tout au fond, sous des couches et des couches de braises, de tristesse, de culpabilité, de sel et de souvenirs.

Sans prévenir, Léo lui attrapa le poignet et l’obligea à s’arrêter. Malgré la pénombre, elle distinguait ses cheveux en bataille et ses épaules carrées à la lueur de la lune.

– Sélène… Dis-moi la vérité, s’il te plaît… Disparaître, ça veut dire… mourir ?

Aussitôt, son corps se figea. Ses pensées, elles, tourbillonnèrent de plus belle. Sa tête se mit à tourner. Elle aurait aimé dire non. Elle aurait aimé garder le silence. Mais, à cette idée, son cœur se brisa un peu plus. Ses jambes se dérobèrent. Malgré tout ce qu’il lui avait infligé, Léo avait le droit de savoir.

Parce que sans penser une seconde aux conséquences, il continuait à la protéger.

Léo

Sélène tombe sur le sable humide. Elle est trempée par les vagues qui montent – la marée doit être ascendante – mais je ne crois pas qu’elle s’en rende compte. Je n’aurais pas dû lui demander ça. Mais je n’ai pas envie de connaître la réponse. J’en ai besoin.

Ma conversation avec ma marraine me revient en tête. Comment arrêter d’y penser ?

– Léo… C’est compliqué. Tu sais, l’amour, à votre âge, ça peut prendre beaucoup trop d’ampleur. Sélène t’aime sans doute beaucoup trop fort. C’est pas ta faute. T’as été honnête, même si c’était un peu tard.

À ce moment, Marine a tourné la tête pour regarder Sélène. Elle était avec ce Samuel, là. Pas sûr que j’apprécie ce gars. Il est trop proche d’elle… Même si ça doit lui changer les idées, au moins.

– Je…

– Je sais. C’est ta meilleure amie depuis des années. Tu pouvais pas choisir facilement. À mon avis, elle était persuadée que tu l’aimais aussi. Mais… tu peux plus rien changer, maintenant. Il faut juste attendre.

– Et… Disparaître. Tu penses qu’elle va…

– Non, je pense pas qu’elle veut mourir. Ce serait trop radical, non ?

Marine a jeté un nouveau coup d’œil à Sélène. Elle ne souriait pas, alors que Samuel faisait de grands gestes enthousiastes.

– Veille sur elle, Léo. Je vois pas ce que tu pourrais faire d’autre.

Alors, je veille sur elle. Marine a raison, comme chaque fois. Je ne peux rien faire d’autre. Mais je ne veux pas perdre Sélène. Même si j’ai Sylane… Je tiens trop à ma meilleure amie. Peut-être plus. Peut-être que j’ai été lâche, dès le début. C’est encore trop tôt. Je ne sais plus si c’est une sœur, une amie… ou un peu plus.

Sélène est toujours sur le sable. Elle essaie de parler, mais elle tremble tellement que ses mots sont déformés. Délicatement, comme si elle risque de se briser entre mes bras, je la soulève et la ramène sur un rocher, au sec, à l’abri du vent.

– Eh, Sélène… Ça va aller.

Elle sanglote contre mon torse, s’agrippe à mon pull. Je lui caresse le dos, impuissant. Je continue à murmurer, mais à quoi bon ? Elle ne m’entend pas, plongée dans un autre monde. Un monde qui paraît bien trop sombre à mon goût. Je ne sais pas comment la sortir de là. J’ai besoin d’explications.

De nombreuses minutes passent. Heureusement que j’ai dit la vérité – au moins une partie – à Sylane. Elle sait que je devais aider ma meilleure amie. Je ne lui ai pas dit plus. Lui ai juste glissé que je l’aimais – pas sûr que ce soit vrai, mais ça a fait taire toutes ses protestations. Je suis peut-être un connard, au fond. Et dire que je ne veux pas faire souffrir ma petite amie !

– Léo…

Elle hoquette, continue.

– Je suis désolée.

– T’as pas à être désolée.

– Si… Pour tout. Je n’aurais jamais dû…

Nouveau hoquet.

– J’aurais pas dû te dire je t’aime. Ça a ruiné toute notre amitié, et maintenant, tu m’en veux sûrement…

– Mais Sélène, tu…

– Je suis désolée, sanglote-t-elle encore.

Elle se cache au creux de mon cou, et je ne sais plus quoi faire. J’attends. Tout est ma faute.

– Tu sais, je t’en veux pas… Mais c’est juste, que… Je devrais pas être ici, avec toi. Tu devrais être avec Sylane.

– Il n’y a que toi qui compte.

Je n’aurais pas dû dire ça. Heureusement qu’elle ne m’a pas entendue, parce que les feux d’artifices ont été déclenchés, au loin. C’est beau, mais elle ne voit rien.

– Léo, j’aurais jamais dû t’embrasser.

– C’est moi qui t’ai embrassée. C’est ma faute.

Elle ne m’écoute toujours pas.

– Chaque fois que je te vois, maintenant, il n’y a que le feu dans mes veines, le vide dans mon cœur. On m’a déjà dit que je suis un fantôme. Alors pourquoi vivre ? Ça ne sert plus à rien, si… si je ne suis plus avec toi.

Ses mots me touchent, pas comme ils devraient.

– Pourquoi, Sélène ? On peut… on restera amis.

– Moi, je ne peux pas. C’est trop difficile. J’ai toujours été en marge, en décalage. Je suis différente. Mais quand tu es là, je…

Elle se tait.

– Quand je suis là, tu…

– J’ai l’impression d’être à ma place. Et si tu n’es plus là… Je n’ai plus ma place ici.

Elle chuchote. Je me fige. J’ai peur de la suite.

– Tu sais… depuis cette après-midi jeux… je sais pas. C’est tout vide. Je n’ai plus rien à espérer. La vie est trop fade. Elle n’a plus de sens.

Un silence. Je n’ose pas l’interrompre. Elle m’explique enfin.

– Je ne sais plus pour quoi ou qui je me lèverai demain, ou après-demain… ou tous les autres jours. Il y a ma famille… mais ça ne suffit pas.

– Tu trouveras le bon, ne t’inquiète pas…

– Non, Léo. Le bon… Le bon, c’était toi.

Ses mots… J’aurais dû m’y attendre. Mais jusqu’à quand attendra-t-elle « le bon » ? Je m’en veux. Elle vivra, hein ? Même sans espoir. Elle s’accrochera. Mais il y a quelque chose dans sa voix, quelque chose que je n’ose pas entendre. La culpabilité me tombe dessus, encore plus fort. Elle me cloue au sol, m’emporte, me disloque, s’acharne encore et encore.

C’est trop tard. Je ne dis plus rien, parce que je lui ai déjà avoué une fois, et voilà le résultat. Je ne lui dis pas que je ne suis pas sûr de tenir plus à Sylane qu’à elle. Je ne sais pas. Je ne sais pas, je ne sais pas… Mais je ne lui dirai rien.

J’enlève mon pull, oblige Sélène à l’enfiler. Elle se transformera en glaçon, sinon, avec sa robe. J’envoie un message à Maman, lui dit d’avertir Adeline que je ramène Sélène chez eux. Je dis qu’elle est fatiguée. Je tais ses confidences. Elles n’ont pas besoin de savoir.

<3

Sélène se réveilla en sursaut. Ça y était : on était l’année prochaine. Mais elle se souvenait à peine de la fête, la veille. Elle se rappelait Samuel, le jus de pomme, Léo et Marine sur l’estrade, la chaleur. La plage. Et puis un blanc. Le vide. Complètement ? Non, pas vraiment. Il y avait la chaleur des bras de Léo. Elle lui parlait, mais de quoi ? Elle ne se souvenait plus. Il y avait le mordant du vent glacé. Léo qui la portait. Jusqu’où ? Sa maison. Pourquoi ? Elle avait oublié, même si elle était certaine de ne pas avoir goûté au champagne sur les tables. Il y avait son lit, ses livres. Ses draps familiers. « Bonne nuit », avait murmuré Léo.

Et quoi d’autre ? Pourquoi avait-il pris soin d’elle comme ça ? Une brume épaisse entourait les heures depuis le départ de Samuel. Pourquoi se sentait-elle aussi vide ? Aussi fragile ? Aussi vulnérable ?

Elle se leva sur la pointe des pieds. Elle portait juste le pull bleu gris de Léo, alors elle enfila un legging. Qui l’avais déshabillée, hier soir ? Oh, et puis, est-ce que ça importait vraiment ? En bas, elle découvrit Adeline, qui sirotait une tasse de thé devant un Sudoku, à la table de la cuisine. La pâte à gaufres reposait dans un bol, sur le plan de travail. Tous les autres dormaient.

– Coucou, ma chérie. Bonne année ! Tu as bien dormi ? Il paraît que tu étais crevée. Lauren m’a dit que Léo t’a raccompagnée hier soir.

– Je vais prendre un bol d’air frais, tu penses que j’ai le temps ?

– Vas-y, ils vont dormir un moment encore.

Cette fois, elle pensa à sa veste avant de partir. Ses pas la menèrent sur la plage de sable gris. Sélène espérait ne pas y croiser Léo, mais elle refusait d’abandonner cet endroit. La brise soulevait délicatement les cheveux qu’elle n’avait pas coiffés. Les vagues venaient s’échouer à ses pieds.

Sélène s’assit sur un rocher. Elle avait la nausée. Elle était sûre et certaine de ne pas vomir, mais elle devait se retenir de poser la tête sur ses genoux pour faire cesser les remous dans son ventre. Elle avait oublié à quel point la douleur pouvait faire mal. Sa tête semblait lourde, tellement lourde. Elle croulait sous le poids de ses pensées qui tourbillonnaient sans jamais s’arrêter. Elle ne comprenait plus rien.

Elle voulait juste disparaître.

Ses yeux brûlaient, elle devait les fermer pour retenir ses larmes. Sélène savait qu’elles ne couleraient pas… Mais la simple humidité de son regard pourrait vite se transformer en torrent salé. Ses doigts tremblaient, sa gorge était nouée.

Peut-être qu’elle aurait dû en parler à Chloé. Ou à Norelia. Ou même à Maïwenn. Mais aucune ne comprendrait, parce que sa douleur était trop forte, trop grande.

Rien n’était comparable à celle qui lui déchirait la poitrine. Elle pouvait facilement imaginer son cœur éclaté en deux parties inégales. Coupure imprécise. Ou alors, il était brisé en milliers de minuscules fragments. Fracassé sur les rochers acérés de l’amour. Ou alors, il n’était plus qu’un tas de cendres. Rongé par le feu.

Elle sortit un stylo de la poche de sa veste, avec un bout de papier chiffonné. Elle avait pris sa décision. C’était trop grand, trop insupportable, trop insurmontable. À quoi bon espérer quelque chose qu’elle n’obtiendrait jamais ? Léo avait emporté sa confiance, sa joie, l’étincelle qui brillait autrefois dans son regard. Il était son monde, sa raison de vivre. Elle s’en rendait compte, maintenant. Maintenant que tout avait changé.

<3

La tempête fait rage en moi.

Pas autour, en moi.

Je hurle, je crie, demande de l’aide :

J’en ai besoin,

Mais personne ne me tend la main.

 

Il fait noir, le tonnerre gronde ;

Parfois, les éclairs illuminent le ciel.

Le vent siffle, la pluie tombe ;

L’océan est déchaîné ;

Les déferlantes m’engloutissent.

 

Je me bats contre ces vagues,

Je lutte, et lutte encore.

Sauf que je suis fatiguée de me battre,

Pour tout, pour rien. Sans changements.

Je suis fatiguée de soigner les apparences.

 

Je ne suis pas celle que je montre,

En réalité, je suis perdue, égarée.

Ballottée par les flots de la tristesse,

Prisonnière de mes propres pensées.

Je suis en train de me noyer.

 

Dans ce monde trop vaste,

J’ai peur de moi-même, j’ai mal.

Je ne suis pas folle, juste ivre :

Ivre de douleur, ivre de tristesse.

Et je suis seule.

 

Juste parce que personne

Ne connaît l’existence

De la tempête

Et de mes pensées

Suicidaires.

 

_________________________

Sur une feuille chiffonnée

Mes pensées tempétueuses, écrit pour apaiser la tempête

<3

Pourquoi s’infliger une vie fantôme alors qu’elle pouvait disparaître ? Disparaître pour aller dans un monde où elle aurait enfin sa place. Disparaître pour oublier. Oublier ce monde qui ne lui inspirait plus confiance. S’il suffisait de mourir pour arrêter de souffrir, alors elle le ferait.

Sélène s’apaisa pour la première fois depuis longtemps. Elle avait enfin quelque chose à quoi se raccrocher…

Sa mort ?

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