Loy n’en revenait pas. Après toutes ces années d’entraînement et de Vision à la tour d’Esli il avait enfin eu le droit de sortir ! Il avait désobéi, s’était enfui, s’était fait agresser et mutiler par l’Alliance et pourtant Zeka acceptait de l’envoyer en mission. Juché sur un étalon, il galopait à pleine vitesse en direction de Réonde, accompagné par les Brigadistes de Linone, Elfes parmi les meilleurs éléments d’Esli. À Halp, la troupe ferait halte pour changer de montures et continuer leur course folle jusqu’à la Capitale où de nouveaux chevaux leur seraient fournis. Là, il allait pouvoir utiliser son pouvoir pour les mener à cette trace d’Énergie qu’il avait appris à bien reconnaitre. L’excitation qui avait gagné son corps tout entier ne s’amenuisait pas.
Plusieurs éléments contribuaient à le combler de joie. Premièrement, il avait pu quitter sa tour sans décevoir Zeka. Deuxièmement, il pourrait montrer l’étendue de ses capacités. Troisièmement, la Brigade de Linone venait d'être reformée et était composée de jeunes un peu plus âgés que lui : deux Hypnotiques faisant partie des Élus et quatre Sombres. Finalement, il espérait enfin rencontrer et discuter avec l’Elfe à l’origine de cette magnifique et puissante Énergie.
Le corps penché sur l’encolure de son cheval fringuant, Loy employait sa propre vigueur à se projeter dans la Vision, cette sorte de carte mentale où il pouvait observer les Énergies dans tout le royaume. La Tête, la puissante Énergie qu’on avait ainsi nommé à Esli, se déplaçait à l’Est de Réonde. Elle était accompagnée d’une autre source d’Énergie puissante, mais qui paraissait presque faible à côté de la Tête. D’après lui, leurs chevaux avaient perdu de leur fougue et ralentissaient l’allure. Contrairement aux troupes d’Esli, les deux fuyardes n’avaient pas le droit d’épuiser leurs montures, elles n’en auraient pas de rechange.
Loy esquissa un sourire en pensant à l’identité des personnes qu’il poursuivait. La Princesse et sa Gardienne, rien que ça ! Il avait été surpris quand Zeka lui avait révélé que la Tête était également la Princesse de Linone. Il avait toujours su qu’elle avait un lien avec la royauté, car il l’observait de sa Perception et la trouvait toujours au palais de Réonde. Mais il ne s'était pas douté que durant toutes ces années, il observait la Princesse en personne et qu’elle était si puissante. Le Roi n’avait rien de ses capacités, Loy ne se doutait donc pas que sa fille puisse dégager autant d’Énergie.
Zeka l’avait bien mis en garde sur les enjeux de la mission : il ne s’agissait pas seulement de retrouver la Tête, pièce importante pour Esli, mais également la Princesse, future reine de Linone et fille-adorée du Roi. Les relations entre Esli et Réonde étaient en jeu, ainsi que leur force de gouvernance.
Loy se sentait un peu chamboulé : il connaissait si bien cette Énergie ! Elle était si belle, si puissante, les émanations qui s’en dégageaient menaient une danse si envoutante. Il avait l’impression de connaitre la Princesse intimement et pourtant, voilà qu’il venait de découvrir qui elle était et ignorait encore tout de ses motivations.
— Halp en vue ! cria Ratelle, la Sombre en tête de leur expédition, afin de se faire entendre malgré leur galopade. Arrivés là-bas, vous me suivez droit jusqu’à l’écurie. On saute sur le premier cheval et on se taille ! Compris ?
— Compris ! répondit la troupe en cœur.
Habituellement, les Hypnotiques prenaient plus facilement le commandement d’une Brigade, mais Ratelle était la plus âgée et la plus expérimentée sur le terrain.
— Loy ! poursuivit-elle. Tu as besoin d’aide pour monter ? Les étriers n’ont pas d’Énergie et un cheval, c’est grand !
— Je m’en sors, mais il me faut un peu de temps, admit-il.
— Tolof, tu le prendras et tu le poseras sur un cheval avant de changer toi-même de monture, ordonna-t-elle au Sombre à la droite de Loy.
Celui-ci dut acquiescer car elle poursuivit à l’attention des deux Hypnotiques de la Brigade :
— Élues, pouvez-vous commander aux palefreniers de nous sortir les sept chevaux de la Capitale, harnachés et prêts au départ ?
— C’est déjà fait, répondit Renka.
— Parfait ! Vous êtes allées à bonne école, conclut Ratelle avec une note d’humour dans la voix.
Arrivés dans Halp, Pogen, le Sombre en deuxième position, souffla dans une trompe afin de prévenir les Elfes de s’écarter rapidement pour leur libérer le passage. La troupe ne ralentit pas l’allure malgré les cris de surprise des personnes encore présentes sur leur chemin.
Les écuries de Halp avaient été construites à la périphérie du village, de manière à ce que les éléments d’Esli puissent facilement y accéder. C’était le seul lieu où l’on pouvait trouver des chevaux de la garde en raison de son emplacement entre Esli et Réonde. Le village bâti au bord de la Tèbre était également voisin d’un large pont, construit pour faciliter le passage des troupes.
Loy s’efforça de rester le plus près possible de Tolof afin de changer de monture en même temps que lui. En sentant l’Énergie des chevaux approchés, Loy s’apprêta à descendre, mais il n’en eut pas besoin. Le puissant Sombre le prit sous les aisselles et le posa promptement sur le cheval le plus proche. Loy eut juste le temps de penser à lever et écarter les jambes pour pouvoir se mettre en selle. Les Sombres l’impressionnaient : Tolof l’avait porté à bout de bras comme s’il n’était qu’un nouveau-né. Loy observa que son Énergie avait à peine souffert de cet effort. Il avait beau savoir que les Hypnotiques dominaient les Sombres, le jeune Cornide était tout de même horrifié par leur Force.
— Tout le monde est à cheval alors on se magne de rejoindre Réonde ! leur cria Ratelle.
Elle lança sa monture au trot pour se dégager des alentours encombrés de l’écurie puis la sollicita dans un galop effréné. Le cheval de Loy suivit son semblable sans poser de question. Le Cornide était à la fois excité par la course folle et déçu de ne pas rester à Halp. Il aurait aimé simplement Percevoir l’Énergie des âmes vivant là, observer leurs interactions, écouter leurs paroles et peut-être comprendre un bout de leur mode de vie.
Il se projetait si souvent dans sa Vision qu’il avait parcouru de nombreuses régions du royaume, pourtant il avait la sensation d’être un étranger sur les terres de Linone. Il se ressaisit : il devait trouver la Tête. Cet impératif le poussait en avant et le motivait plus que tout. Il laissa donc sans regret les Énergies foisonnantes de Halp pour s’approcher à toute vitesse de Réonde et de la Tête.
Bien que la Brigade maintînt un rythme effréné, Loy profita du voyage : son premier trajet loin d’Esli, si on excluait son escapade peu glorieuse. Le bruit de leur galop retentit intensément sur le large pont survolant la Tèbre avant de déboucher sur les steppes précédant Réonde.
L’Énergie de la faune et de la flore environnantes défilait dans sa tête de manière saisissante. C’était bien plus enivrant de les sentir avec cette proximité que depuis sa chambre ! Il était comme plongé dans un bain de lumières dansantes. Et il y avait tant d’odeurs variées qui parvenaient à ses narines. Il aurait voulu écouter chaque son, mais le bruit des sabots martelant le sol était trop envahissant. Et le vent sur son visage, le soleil chauffant son corps, le sentiment de liberté dans son cœur… Il savoura chaque sensation avant leur approche de la Capitale.
Ratelle les emmena directement au faubourg qui ornait l’entrée de Réonde et ordonna à la Brigade de passer au trot. Le passage de la capitale serait moins expéditif : les écuries se situaient près du palais, à l’intérieur des murailles et des salutations soignées devraient être présentées au Grand Roi.
Bien qu’on lui ait maintes fois conté la splendeur de Réonde et de son entrée fleurie, le jeune Visionniste se sentit tout à coup nauséeux. L’organisation des Énergies ici avait quelque chose de troublant qu’il n’avait jamais ressenti depuis Esli. Peut-être Réonde était-elle belle aux yeux des simples voyants, mais c'en était tout autrement pour les personnes comme Loy. Le jeune Cornide passa sa main sur son front, frottant le bord du bandeau entourant ses orbites vides. Ce geste lui offrait l’illusion de pouvoir chasser de sa tête les mauvaises pensées.
— Renka, Damia, ce sera à vous de vous exprimer auprès du Grand Roi, comme vous le savez, avertit Ratelle en direction des deux Hypnotiques. Saluez-le correctement de notre part et promettez de tout mettre en œuvre pour ramener sa fille. N’oubliez pas de passer les salutations cordiales de Lazar, Toron et Zeka surtout ! C’est un rappel de qui commande Esli ainsi que de l’importance pour le Roi et pour nous de cette entente. Puis on filera sans tarder.
Loy remarqua que la Sombre parvenait à ordonner aux deux Élues, ainsi qu’étaient nommés les meilleurs Hypnotiques d’Esli, tout en leur rappelant leur statut de facto supérieur auprès du Grand Roi. Il s’étonna que Ratelle ne puisse montrer sa place de cheffe auprès du suzerain, car elle avait la confiance et l’obéissance de son équipe. L’importance accordée aux races était ridicule du point de vue de Loy, bien qu’il ait appris à Esli que les Hypnotiques étaient supérieurs aux Sombres ou qu’ils finissaient par le devenir avec le temps.
— Renka, tu parleras principalement en notre nom, si cela te convient, chuchota Damia. Je m’occuperais de maintenir un lien mental discret avec Ratelle afin qu’elle me souffle les réponses aux questions que nous n’aurions pas prévues de la part du Roi. Elle saura dans tous les cas mieux répondre que nous.
Renka dût opiner du chef, car Loy ne l’entendit pas répondre, mais les deux Hypnotiques eurent l’air d’accord. Être une Élue impliquait de prendre part à un jeu politique compliqué et de tenir un rôle qui ne s’apprenait pas simplement derrière les murailles d’Esli. Dans ces moments-là, Loy était heureux d’être un Visionniste isolé dans sa tour à qui l’on ne demandait rien qui dépasse ses facultés de Perception. Surtout pas dans le domaine des interactions elfiques.
En approchant des écurie, Loy Perçut à la disposition de l’Énergie des équidés que sept d’entre eux avaient déjà été préparés pour le départ. Il y avait un Sombre auprès de chacun des chevaux, probablement là pour les maintenir en place. Deux Hypnotiques les attendaient également, dont le Grand Roi accompagné de son Gardien, reconnaissable à cette Énergie dissonante. Comprenant qui était la Tête, Loy avait pu constater qu’il y avait bel et bien cette même singularité chez sa Gardienne, tout comme chez Lazar, chef d’Esli, bien qu’il ne soit pas Gardien. Il y avait quelque chose de perturbé dans leur Énergie, comme si elle ne circulait pas dans le corps au même rythme que les autres. Pour un Visionniste, cela donnait la sensation d’entendre le cœur d’un Elfe parfaitement calme battre à tout rompre.
Les Brigadistes firent halte et salua au signal de Renka. Loy baissa la tête, apposant deux doigts ouverts sur son front, signe qu’il ne cachait rien de son esprit au Grand Roi. En réalité, Loy espérait que celui-ci se garde loin de ses pensées, il n’avait jamais apprécié que les gardes d’Esli pénètrent son mental.
— Gardes d’Esli, vous pouvez relever vos nobles têtes, répondit le Roi. J’ai sonné l’alerte auprès de Toron dès que mes gardes ont noté l’absence de ma fille et de sa Gardienne. J’étais moi-même en route pour Esli et j’ai dû immédiatement faire demi-tour. Il vous a fallu moins d’une journée pour me rattraper et je vous en remercie. Toron m’a transmis qu’une équipe spécialisée dans la détection serait envoyée et je vois que l’Œil, sauf erreur de ma part, est parmi vous. Je suis honoré des moyens mis en place sans même que j’aie à les commander. Mais… n’êtes-vous pas un peu jeune ?
Il était vrai que la Brigade était fraiche, mais Loy percevait aux Énergies de ses camarades leur terrible puissance, même en comparaison de gardes aguerris.
— Il est normal, Votre Majesté, que vous attendiez d’Esli que tout soit mis en place pour retrouver la Princesse, assura Renka. Comme vous le savez, une partie de nos troupes est sur la piste des traitres de l’Alliance, dont certains se sont échappés des prisons il y a peu. Cette affaire représente une priorité pour la sécurité du Royaume. Malgré notre âge, nous appartenons à l’élite d’Esli et avons recomposé la Brigade de Linone récemment. Nous aurions dû être présentés dans de plus agréables circonstance, mais nous mettrons tout en œuvre pour retrouver la Princesse, la raisonner et la ramener en sécurité au Palais. Connaissez-vous les motifs de sa fuite ?
— Pourquoi parlez-vous de fuite ? s’offusqua le Grand Roi. Ne pensez-vous pas que ces traitres perfides sont liés à sa disparition ?
— Et bien…, hésita Renka, gênée. Notre Visionniste n’a noté la présence que de la Princesse et de sa Gardienne.
— Je vous prie d’excuser nos conclusions hâtives, renchérit Damia. L’empressement de la retrouver nous fait prendre des raccourcis tant dans le chemin que dans la pensée.
Loy approuva cette pirouette et félicita intérieurement Damia ou Ratelle de s’excuser de si jolies façons. Les autres gardes noyèrent leur gêne en s’occupant de changer de montures.
— Je vois, répondit le Roi. J’ignorais qu’elle n’était accompagnée que de sa Gardienne. Cette Sombre ne l’aurait jamais quittée d’une semelle et je la soupçonne d’être trop puissante pour que qui que ce quoi ait pu les contraindre à partir. Sans parler de ma petite Epoline qui ne craint aucun Hypnotique… Es-tu sûr que sa Gardienne est toujours à ses côté, l’Œil ?
— J’ai toujours Perçu cette Énergie auprès de votre fille, Majesté, affirma Loy timidement.
— Bon ! poursuivit le Roi. Je ne comprends pas pourquoi elle est partie, j’étais en effet persuadé de vous envoyer derrière un maître-chanteur qu’elle aurait suivi. C’est une jeune fille, elle fait peut-être un caprice, pensant savourer la liberté là où elle ne fait qu’aller au-devant des dangers du monde extérieur.
Loy resta coi : les bêtises de la Princesse lui évoquaient les siennes propres. Zeka était probablement du même avis, tant elle s’était montrée irritée à l’idée d’envoyer son précieux Visionniste derrière une gamine en fuite. Il aurait été bien plus utile au côté d’Erok qui poursuivait l’Alliance, mais les liens diplomatiques avec le Roi passait avant tout. Loy concéda à Zeka qu’elle avait de quoi être particulièrement en colère lors de leur dernier échange.
— Dans tous les cas, reprit le Roi, je vous fais entièrement confiance pour la faire revenir, assurer sa sécurité au retour et la forcer à vous suivre s’il le faut. Je ne vous retarderai pas d’avantage. Je vous ai fait préparer les meilleurs chevaux du royaume qui sauront rattraper ceux de ma fille et de sa Gardienne, de braves bêtes bien moins rapides. Allez-y !
— Au nom d’Esli et de la Brigade de Linone, je vous remercie pour votre confiance. Toron, Lazar et Zeka vous font parvenir leurs meilleures salutations, ajouta Renka.
— Je les salue également. Bonne route, Brigade de Linone et l’Œil le Visionniste ! À bientôt, en compagnie de ma fille, conclut le Roi.
La troupe s’élança sur cet ordre énoncé à demi-mot. Loy sentit une sensation désagréable l’envahir, qu’il tenta de chasser en frottant le haut de son bandeau. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas appelé l’Œil. La différence était minime mais il l’entendait distinctement : les gardes d’Esli avaient pris l’habitude de transformer sa dénomination en Loy, plus personnel, alors que le Roi l’appelait bel et bien comme une partie anatomique qui lui faisait aujourd'hui défaut.
Il sourit amèrement. À Esli, les Elfes apprenaient à étouffer leurs émotions, pourtant personne ne s’était senti à l’aise de l’appeler sans un simulacre de prénom, au contraire du Roi ne semblait ressentir aucune gêne. Il avait pourtant nommé sa fille Epoline et non Latête…
« Qu’importe », se secoua mentalement le jeune Cornide. Bientôt, la Brigade de Linone retrouverait la Princesse et pourrait la ramener. Esli et Réonde seraient bien forcés de reconnaître ses qualités uniques et primordiales. Après cela, si le bruit courait qu’il avait été abandonné par ses parents, qui n’avaient même pas pris la peine de lui trouver un prénom, on crierait au scandale : comment pouvait-on se débarrasser d’une personne aussi indispensable au royaume ? Ses parents irresponsables n’avaient qu’à s’en mordre les doigts. Voilà ce qu’il espérait ardemment que l’on penserait de lui quand il aurait fait ses preuves sur le terrain, quand un visage et un nom seraient associés à tout son travail effectué dans le monde de la Vision.