— Loy ! cria Ratelle, le sortant de sa rêverie. On va toujours dans la bonne direction ? À l’est tu disais ? C’est large !
— Nous sommes sur le bon chemin, affirma le Cornide. Elles sont passées au-dessus de Mihonde et tracent leur route vers Ruke.
Zeka lui avait fourni une carte du royaume en relief et lui avait appris les noms des villages. Il pouvait les reconnaître mentalement par rapport à leur positionnement dans sa carte mentale, mais aussi en fonction des Énergies qui y vivaient, que ce soit celles des Elfes ou des animaux et plantes environnantes.
— Bon, la bonne nouvelle, c’est que si elles n’ont pas encore atteint Ruke, on a une chance de les rattraper demain ou après-demain, annonça Tama, une Sombre qui avait une fine connaissance des terrains. La moins bonne, c’est que notre Princesse risque de traverser ce maudit village avant notre intervention.
— Probablement, grogna Ratelle. On ne peut pas changer le temps et nos chevaux ne seront pas infatigables malgré leur fougue. On les tirera le plus longtemps possible mais il faudra les reposer avant qu’ils soient exténués, ils ne tiendront pas deux jours à cette allure. Loy, je te laisse surveiller que notre Princesse ne fasse pas de mauvaises rencontres. Donne-nous des informations sur l’évolution de la situation, commanda-t-elle.
La Brigade chevaucha ensuite dans le silence avant que Ratelle n’ordonne de passer au trot puis au pas. Les chevaux n’étaient pas encore à bout de souffle, mais cela leur fit du bien de marcher. Les gardes profitèrent de ce calme pour échanger entre eux, s’adressant peu à Loy mais discutant sans distinction entre les Hypnotiques et les Sombres.
Cependant, le jeune Cornide remarqua que Tama et Pogen qui étaient friands de blagues et de joutes verbales évitaient de viser les deux Élues. L’équipe soudée par les labeurs communs et les dangers affrontés n’avait pas annihilé la crainte de l’Hypnose. Loy ne put s’empêcher de penser qu’il s’agissait là d’un biais dû aux habitudes de respect envers les Hypnotiques, ou peut-être au fait que leur pouvoir affectait les pensées et n’était pas visible.
Le Visionniste savait que les Elfes redoutaient les menaces invisibles. Son propre don étant un mystère pour la plupart des Elfes, il avait déjà perçu une peur similaire à son égard. Les Sombres de la Brigade ne semblaient pas réaliser leur capacité à écraser les deux Élues d’un coup de poing. Si l’un d’entre eux parvenaient à résister à une attaque mentale, les Élues seraient déstabilisées, incapables de combattre physiquement et psychiquement de manière efficace. Cela permettrait aux Sombres de pouvoir leur tomber dessus. Bien que les Hypnotiques d’Esli aient aussi appris le maniement des armes, elles ne feraient pas le poids face à quatre Sombre de ce gabarit.
Loy garda ses réflexions pour lui, conscient qu’elles n’étaient pas vraiment propices à la camaraderie. Il ne savait pas trop pourquoi il était entré dans cette imagerie chaotique et en fantasmait les différentes stratégies potentielles. Il se mit lui-même comme personnage de cette scène de combat et comprit rapidement qu’il ne ferait pas le poids. Il espéra secrètement trouver un jour le moyen de dépasser cette faiblesse, afin d’être vu comme un garde d’Esli héroïque et indépendant. Cela occuperait ses journées, enfermé dans la tour. Il pourrait demander plus d’entraînement au combat et à posséder sa propre arme. Peut-être que Zeka serait également d’accord de faire venir un maître en Soin pour lui enseigner les rudiments de cet art.
Une autre idée germa dans son esprit. Lorsque les missions étaient rudes, les Brigadistes emportaient de l’Indigo avec eux. Il était recommandé de n’en prendre qu’en dernier recours car les gardes qui en avaient consommé devait prendre une semaine de repos pour se remettre des effets néfastes du produit. Les Elfes qui en avaient pris parlaient d’une puissance décuplée, repoussant les limites de leur pouvoir et de leur endurance.
Peut-être que si Loy prenait une fois de ce liquide, il pourrait mieux comprendre l’étendue de ses propres dons ? L’Indigo le fascinait, forme pure d’Énergie à laquelle il était si sensible. Il se sentait intimement lié à cette matière, puisque les Visionnistes pouvaient repérer là où elle s’écoulait puis remonter jusqu’à leur source qu’on appelait Méridien.
Avant de partir, Zeka l’avait averti qu’il serait bientôt amené à localiser le Méridien le plus proche et le plus foisonnant de Linone. Bien qu’il Perçoive les traces de l’Indigo, elles étaient sous terre, ce qui rendait ce travail ardu, d’autant plus qu’il fallait en suivre plusieurs jusqu’à déterminer un point de départ commun. Il devrait le faire sur plusieurs de ces traces d’Indigo afin de déterminer quel Méridien était le plus accessible pour Esli ou Réonde et le plus généreux en Énergie.
Cela demandait une grande force de concentration : une fois un “ruisseau” d’Indigo repéré, il ne fallait pas se laisser perdre par les autres formes d’Énergie qui couraient dans chaque être vivant ; ensuite il était impossible de savoir jusqu’où remontait la source, elle pouvait être proche comme en dehors du royaume ; s’il pensait avoir repéré une fin à cette émanation d’Indigo, il fallait trouver d’autres ruisseaux reliés à ce point, signifiant ainsi la possibilité d’un Méridien ; si Loy parvenait jusqu'à ce stade, il devrait encore utiliser ses ressources pour chercher sous terre la présence d'un point d’Énergie pure.
À ce moment-là, les écrits en braille de sa prédécesseure assuraient qu’on ne pouvait pas s’y tromper : les Méridiens étaient bien cachés mais suffisamment imposants pour qu’on ne les confonde pas. S’il en repérait un, il devrait ensuite pouvoir le placer sur une carte. Il savait que le dernier Méridien se trouvait proche des villages de la Zone actuelle et que sa localisation en avait été facilitée. Mais si le prochain se trouvait en pleine nature, alors ce serait plus long et compliqué à localiser pour les simples voyants. Peut-être devrait-il mener une expédition jusqu’au point repéré ? Cette idée lui plut et il se mit à espérer que le Méridien se trouve perdu dans les Mohars, s’imaginant mener une expédition périlleuse dans l’inconnu.
Un frisson le tira de sa rêverie. L’air sur sa peau était devenu froid et il devina que le soleil avait dû se coucher. Il chercha à tâtons dans sa sacoche la cape qu’il avait pris soin d’emporter.
— Loy, que font nos cibles ? Avancent-elles encore ? demanda Tolof.
Loy se concentra avant de répondre :
— Non, elles ne sont pas en mouvement. Peut-être pour la nuit, je ne sais pas.
— Bien, poursuivit Ratelle. On va trouver un lieu pour laisser les montures se reposer et dormir quelques heures. Au moins, elles ne prennent pas d’avance et nos chevaux devraient être plus rapides. Si elles bougent d’ici là, préviens-moi, on se magnera de les suivre ! Ne les lâche pas des yeux… Enfin ne les lâches pas quoi !
— C’est bon, j’ai compris, marmonna Loy qui se mit à la tâche.
Leurs cibles ne bougèrent pas et la Brigade put laisser les montures prendre du repos. Après avoir défini les tours de garde, Ratelle informa Loy qu’il serait réveillé tôt pour s’assurer que les fuyardes ne se mettent pas en marche avant eux. Tama distribua les rations de nourriture. Le jeune Cornide avala rapidement la sienne puis installa sa couche et se pelotonna dans ses couvertures. Les émotions liées à cette aventure et le long trajet à cheval l’avaient épuisé et il s’endormit au moment où il concentra son attention sur l’Énergie d’un buisson proche, diminuant ainsi la stimulation des autres êtres vivants.
Il fut réveillé, bien trop tôt selon son corps, par Pogen.
— Loy ! Ça va ? Pas trop rude cette première nuit en extérieur ?
— J’ai plutôt bien dormi, admit le Visionniste, un peu surpris par la sollicitude du Sombre.
— Et nos deux damoiselles, qu’est-ce qu’elles font ?
— Elles n’ont pas encore bougé et l’Énergie de la Princesse a l’air d’être au repos, je pense qu’elle dort, mais pas sa Gardienne.
— Parfait, je vais déjà préparer les chevaux. Dès que j’ai fini, on réveille tout le monde, on plie le camp et c’est reparti pour se malmener le fessier sur nos selles, murmura Pogen d’un ton sarcastique.
Loy opina, gardant bien en Vision la Tête. Tout en se focalisant sur elle, il empaqueta ses affaires. Avant de partir, il avait fait attention à se souvenir de son sac de rangement et de son contenu afin de ne rien perdre. Pogen finit ses tâches promptement et réveilla le campement. Il ne leur fallut que quelques instants pour se mettre à cheval, prêts au départ.
Tama fut la dernière à s’y mettre, distribuant d’abord une portion de nourriture séchée à ses camarades. Loy n’avait pas l’habitude de ces barres de céréales aux fruits qui lui étaient réservée, mangeant d’habitude plus léger, mais de manière plus fréquente. Son estomac rechigna à tout avaler, mais il se força, sachant que la journée serait longue. La troupe se mit ensuite en route au moment où Loy les avisa :
— Il y a du mouvement de leur côté, je pense qu’elles ne vont pas tarder non plus à bouger. Elles arriveront à Ruke aujourd’hui et bien avant nous.
— Entendu, on se bouge ! Loy, tu peux garder un… ta concentration sur elles ? demanda Ratelle.
Loy opina et la Brigade s’élança au galop pour gagner du terrain. Le Visionniste n’eut rien à leur communiquer, si ce n’est l’arrivée effective à Ruke de leurs cibles. Là, il lui fut plus difficile de ne pas les confondre avec d’autres habitants, mais heureusement, la Princesse dégageait une Énergie rayonnante.
Il commençait à trouver l’exercice ennuyeux et inutile quand une masse informe d’Énergie apparut. De quoi s’agissait-il ? Il n’avait jamais rien vu de tel. Le jeune Cornide dut mettre toute sa volonté pour garder sa focalisation sur l’Énergie de la Tête et non sur cette forme étrange. Quelques instants plus tard, il eut un hoquet de surprise.
— Que se passe-t-il ? demanda Renka à côté de lui.
— Je… Je n’en sais rien, admit Loy. La Princesse est entrée en contact avec un Sombre et une forme d’Énergie qui m’est totalement inconnue ! Je crois qu’il y une altercation entre la Gardienne et le Sombre.
Il se tut un instant, la boule au ventre, avant de reprendre :
— C’est fini, j’ai l’impression que la Princesse et sa Gardienne s’éloignent du Sombre et de cette Énergie étrange.
— Bien, pourvu qu’elles ne fassent rien de stupide avant notre arrivée, ou le Roi risque de nous causer des ennuis, grogna l’Hypnotique.
Il soupira de soulagement. L’inconnu, qui d’habitude l’attirait, l’avait effrayé. Il avait Perçu une Énergie monstrueuse qui ne correspondait à aucun être vivant connu jusqu’à présent. Il ne savait pas de quoi il s’agissait, mais il n’avait pas envie de s’en approcher. Ou peut-être que si ? Il était tiraillé entre la fascination et la peur, comme s’il s’était trouvé face à un être surnaturel bien plus puissant que lui : voulait-il s’en approcher pour mieux le voir ou le fuir pour assurer sa survie ? Le jeune Cornide était dans tous les cas bien content que la Tête s’en soit éloignée.