Elle retira sa cape et tira deux épées fines de leur fourreau avant de se mettre en garde, prête à l’affrontement. Kalan était estomaqué par ces échanges et trouvait la scène surréaliste. Le Cornide se frottait le crâne, dépité. Les gardes descendirent de leurs chevaux, les Hypnotiques fermèrent les yeux et les quatre Sombres s’armèrent de sabre, épée ou hache. Les deux qui avaient été touchés par une flèche restèrent légèrement en retrait mais semblaient toujours redoutables. Ne paraissant pas désireux de demander des Soins au Cornide, Kalan eut des difficultés à comprendre les raisons de sa présence. En dehors de ce dernier, les Brigadistes sortirent une minuscule fiole et la burent cul sec. L’odeur parvint jusqu’ici aux narines de Kalan dont la nausée redoubla.
— De l’Indigo, souffla-t-il. Faites attention, leur puissance est augmentée.
— Ça leur sera nécessaire, admit Neko dans un sourire torve.
Les deux Sombres à l’avant, une fille dorée et un garçon argenté, se regardèrent un moment, l’air de s’accorder sur leur tactique. Le temps sembla en suspension. Les secondes durèrent des heures, puis tout à coup, les deux Sombres s’élancèrent en direction de Neko. Elle ne bougea pas avant que ses adversaires soient sur elle. Elle semblait attendre le dernier moment pour bouger, ne lâchant pas une miette des informations dégagées par leurs corps et leurs mouvements. Kalan avait l’impression qu’elle ne regardait rien de particulier mais voyait tout. Au moment où hache et sabre s’abattirent sur elle, Neko bondit et glissa entre leurs bras. En s’appuyant sur le corps de ses adversaires elle s’élança dans un saut périlleux arrière et atterrit souplement en face d’eux.
— Je vois bien que vous cherchez à m’éloigner de mes camarades, mais ça ne marchera pas, déclara-t-elle.
Kalan ignorait comment elle avait pu percevoir cela. À ses yeux, les deux Sombres avaient essayé de la trancher nette, tout simplement.
Neko s’élança à son tour et attaqua ses adversaires. Sa vivacité était prodigieuse, obligeant les gardes à reculer. Elle était seule contre deux et pourtant, elle prenait l’avantage. Elle esquivait leurs coups, pivotait, sautait, tranchait. Elle semblait prise dans une danse macabre.
Bientôt ses adversaires furent couverts de marques sanglantes, apparemment superficielles, tandis que Neko était indemne. Ahia tremblait de plus belle contre sa jambe et Kalan tenta de la réconforter, mais il dut admettre qu’il avait lui-même de la peine à voir de si jeunes Sombres se faire saigner. Il n’imaginait donc pas ce que ressentait son amie douée d’Empathie. En même temps, il ne voyait pas d’autres solutions. Si Neko dominait ses adversaires, ce n’était pas dû à une quelconque faiblesse de leur part, Kalan n’aurait eu aucune chance face à un seul d’entre eux. Leurs corps étaient puissants, leurs gestes vifs et leurs maniements des armes mortels. Neko était juste d’une catégorie pratiquement divine en art guerrier.
Il était affligé de voir les horreurs dans lesquels ces jeunes Elfes étaient entrainés, mais il ne sacrifierait pas sa vie et celle de Nessan par pitié, d’autant que ni lui ni ses camarades n’étaient bien plus âgés. Et si les jumeaux étaient ramenés à Réonde, c’en était fini d’eux. Si Neko ne réglait pas leurs comptes, il resterait Ahia pour intervenir, Kalan la savait prête à endurer ces souffrances pour les deux frères, mais cela lui pèserait lourdement sur le moral. Le jeune Sombre serra son amie, tentant de la réconforter.
— C’est une accumulation entre leur douleur physique, leur frustration et les sentiments du jeune Cornide qui souffre énormément, je ne sais pas pourquoi, expliqua Ahia. Il y a un mélange de déception, de désarroi et d’incompréhension qui font naitre une haine poisseuse dans son cœur. J’ai l’impression que ça emplit son être et je me sens suffoquer avec lui sous cette masse visqueuse. C’est horrible, j’aimerais pouvoir faire quelque chose pour lui, mais je suis impuissante.
Kalan ne sut que lui répondre, les émotions de ce petit Cornide semblaient d’une puissance oppressante. Le combat se compliqua encore tandis que les deux Sombres en retrait se mêlaient à la danse. À quatre, les gardes réussirent à égratigner Neko, mais risquèrent de se blesser tant la Sombre était agile et vive. Ses adversaires reprirent donc des positions défensives.
— Élues, cria la Sombre dorée. La Gardienne est inatteignable mentalement, ne gaspillez pas votre Énergie sur elle.
Les deux Hypnotiques ouvrirent les yeux et tirèrent la grimace, apparemment fâchées de leur propre bêtise. Elles commencèrent à échanger à voix basse. Durant ce temps, Neko continuait d’être aussi insaisissable qu’un courant d’eau.
— Bon puisque vous n’êtes pas prêts à coopérer…, déclara-t-elle.
Elle se jeta au sol, pieds en avant, glissant souplement sur le ventre entre les jambes du Sombre à la hache. Elle saisit ses chevilles et tira de toutes ses forces en se relevant. Aidée par les mouvements du garde qui tentait de se mouvoir, elle le mit à terre et cogna l’arrière de son crâne avec le pommeau de son épée, si fort qu’il s’en retrouva assommé. Neko bondit sur le côté pour se retrouver à nouveau entre la Sombre et ses camarades. Kalan n’eut pas le temps de voir la suite qu’il sentit une déchirure au niveau du crâne. Il hoqueta et ses yeux se révulsèrent.
— Non, non, non, pas ça ! gémit Epo.
Une pression pénétra la conscience de Kalan. Il tentait de lutter en vain, de dresser son dôme protecteur. Il cédait au désespoir quand une force repoussa les esprits envahisseurs. Il rouvrit les yeux, haletant et vit Epo, les yeux fermés, le doigt appuyés les uns contre les autres.
— Je vais les maintenir loin de nos esprits, expliqua-t-elle. C’est beaucoup plus difficile de protéger Nessan que je ne l’imaginais, son mental est déjà si fragile.
Kalan resta bouche bée. Tout se passait tellement vite et il était réellement inutile, impuissant. Il vit bientôt une perle de sueur gagner le front d’Epo.
— On va être mal si le combat s’éternise, cria-t-il à l’attention de Neko.
Celle-ci affrontait à présent trois adversaires prêts à se blesser si cela pouvait les mener à la victoire. Elle dominait la lutte, sans parvenir à les mettre hors d’état de nuire. Il avait l’impression d’assister à un combat de dieux et de n’être qu’un simple mortel.
— Tiens bon, Epo…, murmura-t-il.
— Elle est bien plus puissante, mais moins expérimentée que nos adversaires, lui communiqua Ahia. Je les perçois qui attaquent vos défenses de manières diverses. Elle doit à chaque coup trouver la bonne parade et cela l’épuise.
— Tu ne pourrais pas l’aider ? Tu es aussi Hypnotique.
— Je me sens à peu près autant à la hauteur que toi qui regarde Neko. Je pourrais l’aider comme la perturber.
— Je vois. Je n’aime pas ça.
Kalan sentait que le temps ne jouait pas en leur faveur. Neko finirait par se débarrasser des Sombres, mais rien ne garantissait qu’elle y parvienne avant que les Hypnotiques n’attaquent leur esprit. Il devait faire confiance à Epo ou Epoline, qu’importe son nom, pour user de son pouvoir.
— Tu vas y arriver, l’encouragea-t-il. Tiens le coup le temps que Neko nous sorte de là.
Epo eut un instant de répit lorsque leur amie Sombre envoya une étoile en plein dans la cuisse gauche de l’Hypnotique aux cheveux orangés. Elle perdit un instant sa concentration et Epo put prendre l’avantage, harcelant les barrières de ses adversaires qui ne pouvaient plus concentrer toute leur Énergie sur l’esprit des deux frères, d’après ce qu’Ahia lui expliqua.
En revanche, le fait d’avoir visé une Hypnotique avait créé une faille dans la garde de Neko vis-à-vis des Sombres qui en profitèrent pour lui blesser les côtes. Elle pesta, mais ne perdit rien de sa fougue. Elle réussit même à assommer une des jeunes Sombres qui avait crié victoire trop vite. Kalan retrouvait un peu d’espoir mais s’inquiétait de la blessure de sa camarade, car il n’y avait pas de Cornide de leur côté.
D’ailleurs le Cornide adverse semblait désemparé. Il ne savait pas si cela était dû à la tournure que prenait la bataille ou aux mots acides d’Epo. Il semblait avoir la conviction que cette dernière les suivrait. Or, elle avait été plus que réticente, même insultante. Aux yeux de Kalan, ce n’étaient que des enfants perdus et embobinés par l’éducation d’Esli, mais pour Epo qui avait leur âge ou un peu moins, le jugement était peut-être plus sévère. Cette fillette semblait avoir un esprit critique bien développé pour son âge, elle ignorait peut-être que tout le monde ne possédait pas ses facultés de réflexion. En attendant, le Cornide restait là à tirer sur le haut de son bandage. Qu’était-il arrivé à ses yeux d’ailleurs ? Avoir un Soigneur blessé était comique, si l’on se permettait l’humour noir.
Un cri tira Kalan de ses réflexions : Neko avait envoyé un méchant coup dans l’épaule de son adversaire, qui ne se ralentit pas pour autant. Epo recommença à marmonner et à suer, ce qui était mauvais signe. Les Hypnotiques d’Esli n’étaient pas des amatrices. Kalan commençait à vraiment s’inquiéter quand tout à coup, Epo ouvrit les yeux et se retourna vivement. Les deux Elfes qui la harcelaient étaient tombées, évanouies.
De l’autre côté, déboulant du haut de la colline, une Sombre aux cheveux courts et argentés entra en scène et leur passa devant en courant. Elle n’appartenait vraisemblablement pas à la garde car elle bondit sur l’un des adversaires de Neko. Elle entraina le jeune soldat dans son élan, s’éloignant de la zone où leur camarde menait l’affrontement.
Kalan ne comprit pas d’où venait cette Sombre d’âge moyen, mais il la remercia pour l’aide qu’elle venait apporter. Elle était munie d’un long sabre qu’elle maniait à deux mains. Elle enchaînait les attaques à une vitesse prodigieuse, obligeant le garde à parer sans attaquer. Sans rien y comprendre, elle désarma l’ennemi, faisant voler son épée loin de là. Elle profita de son désarroi pour s’approcher et lui envoyer le coup de tête le plus puissant que Kalan n’ait jamais vu. Le garde s’effondra. La Sombre inconnue, elle, se retourna avec un sourire éclatant.
Le jeune Cornide tomba d’un coup, endormi. Kalan se tourna vers Epo, pensant qu’il s’agissait de son œuvre, mais elle semblait trop désarçonnée pour que cela soit le cas. Comme lui, elle regardait la scène bouche bée. De son côté, Neko envoya valdinguer le dernier Sombre d’un coup de pied qui le projeta sur le dos, il ne se releva pas du choc.
— Je t’en prie, ne m’appelle pas Epoline devant ces gens, continue de me nommer Epo, supplia la voix de la concernée dans la tête de Kalan.
Il la regarda, étonné, mais hocha la tête. En quoi son prénom pouvait-il être important ? Il se creusa la tête. Epoline sonnait effectivement familier à ses oreilles, mais il n’aurait su dire pourquoi. Il creusa sa mémoire, mais rien n’y fit. Il y avait plus important. Il se releva et se tourna vers la Sombre aux cheveux court qui approchait Neko les mains nues bien en évidence. Celle-ci ne semblait pas prête à baisser sa garde pour autant. Kalan prit donc l’initiative de parler en premier :
— Merci pour ton intervention ! C’est peut-être impoli, mais qui es-tu et pourquoi tu nous as aidés ? Au cas où tu ne le savais pas, tu viens d’attaquer une Brigade officielle de Linone.
— C’est vrai que j’ai connu des personnes plus polies et reconnaissantes auprès d’une Elfe venue leur prêter main forte ! répondit la Sombre dans un grand sourire. Je m’appelle Fylen et je vous ai aidés parce que mon amie me l’a demandé en te voyant, déclara-t-elle en le désignant du doigt.
— En me voyant, moi ? demanda-t-il interloqué.
— Tout à fait, même après tout ce temps, tu ne croyais pas que j’allais oublier ta tignasse et ta petite taille, joli Sombre ? déclara une voix en riant.