41. Le fleuve des Larmes.

Par Arod29

Un cri retentit et brisa le silence des sous-bois.

Selenn s'éveilla en sursaut. La jeune femme regarda autour d'elle. Le campement ronronnait au rythme lancinant des respirations de ses nouveaux compagnons. Les braises de l'âtre s'empourpraient au souffle d'Adalone, le vent du nord qui ne se reposait presque jamais. Selenn jeta quelques branches sur les charbons rougeoyants et après quelques crépitements, une douce flamme s'éleva et ondula puis d'autres se joignirent à la danse.

La jeune femme approcha ses mains glacés de la chaleur providentielle. Elle sourit. Elle, la fille du sud  qui n'avait connu que la fournaise des Terres Brulées, se surprenait à apprécier ce froid. Ce paysage laiteux réchauffait ses sens. 

Une main se posa sur son épaule. Elle sursauta et la voix rauque d'Arshard flatta ses oreilles et la fit vibrer.

— Dernière endormie, première éveillée.

Selenn se retourna et se perdit un court instant dans les yeux noirs d'Arshard. Elle se reprit rapidement en espérant que le guerrier à la longue barbe ne s'était aperçu de rien.

— Je dors peu.

Arshard s'agenouilla près de la jeune femme et réchauffa ses mains en les frottant près de feu. Epaule contre épaule, Selenn se délecta de ce contact fugace.

Les silhouettes étendues sous les couvertures commencèrent à se mouvoir lentement. Bientôt le calme du matin glacial allait s'enfuir et faire place au brouhaha des hommes et des femmes.

Arshard se leva et les Ourzes baillèrent et grommelèrent.

La jeune femme et ses nouveaux compagnons ramassèrent prestement leur paquetage et entamèrent leur voyage. 

L'ambiance morne et les flocons épais alourdissaient les épaules de la troupe de mercenaires. Seule Selenn se délectait du spectacle qu'offrait la forêt enneigée.

Les nuages, immobiles, n'auguraient pas l'espoir d'une percée prochaine du soleil.

En route depuis quelques heures, Arshard rompit le silence et se tourna vers Selenn.

— Nous arriverons ce soir en vue de la forteresse si nous continuons dans cette direction.

— Parfait. Quand attaquerons nous?

Le guerrier barbu sourit devant l'empressement de la jeune femme.

— Au petit matin, juste avant le réveil. C'est le meilleur moment. Nous aurons un bel effet de surprise. Mais avant tout nous devons traverser le fleuve des Larmes.

Le regard d'Ashard s'assombrit. Selenn perçut encore une inquiétude déjà vue en abordant le sujet.

— Quel est le problème avec ce fleuve? 

— C'est une longue histoire.

Selenn hocha la tête.

— Le temps ne nous manque pas.

Ashard soupira.

— Une légende raconte que le fleuve des larmes ne coule que pour une raison. Il fit une pause. Les larmes des arbres morts

— Des arbres qui pleurent? Foutaises!

— D'aucuns disent la même chose d'Auxane. 

Arshard lui fit un clin d'oeil. Selenn se renfrogna.

— Depuis que tu arpentes ces bois, n'as tu jamais entendu des lamentations jeune Selenn?

— Des hallucinations provoquées par le vent et l'imagination. Arshard le grand guerrier aurait-il peur du souffle du vent dans les branches?

L'insolence de la jeune femme ne perturba pas le moins du monde le guerrier lettré. Il continua.

— Sais tu que les arbres de cette forêt n'ont pas toujours été enracinés profondément. Les Gravisses arpentaient les terres sauvages dans les temps anciens. Ils ont été massacrés pour leur bois, plus solide que l'acier et un jour le pire leur est arrivé. Epuisés par les luttes, ils se sont enracinés et leurs pleurs ont formé la rivière. Chaque vague, chaque remous est un sanglot. Une tristesse empreinte d'amertume et de colère. 

— Belle histoire Arshard le conteur. Et comment le traverse t-on ce fleuve vengeur.

— Il existe un pont.

— Juste un pont?

— Oui, construit en bois de Gravisse.

— Où est le problème alors, un pont solide, pas besoin de traverser à la nage!

— Le problème se posera si la rivière gronde. Et il faut espérer que cela n'arrive pas.

Au moment où Arshard terminait sa phrase un grondement sourd monta.

— Et il semblerait qu'il faudra compter sans la chance dans notre périple.

Des rires brisèrent la monotonie ambiante. Les compagnons d'Arshard entonnèrent une chanson dans une langue que ne connaissait pas Selenn. Les voix rauques et bourrues des guerriers sonnaient faux mais étrangement la reconforta. 

— Ils n'ont pas l'air d'avoir peur tes amis.

— Ceux sont des guerriers Ourze. Il se droguent au danger. Ils ne peuvent s'en passer.

— Ce ne sont pas des adeptes d'Auxane?

Arshard ricana.

— Ils crachent sur les dieux, déesses et autres divinités. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils ont été choisis.

Selenn réprima un frisson. 

— Des incroyants.

— Pas incroyants.

— Tu viens de me dire qu'ils crachaient sur les dieux, ils ne croient donc en rien. 

Elle jeta un oeil sur les infidèles qui continuaient  à chanter avec ferveur.

Arshard rétorqua avec un léger sourire. 

— Ils croient en l'argent et l'aventure!

Selenn soupira en secouant la tête.

Au fur et à mesure qu'ils progressaient les arbres se faisaient moins nombreux jusqu'à disparaître totalement sur les berges. Le groupe eut un temps d'arrêt en découvrant le panorama qui s'offrait à leurs regards. Le grondement de la rivière, déjà impressionnant, n'était rien comparé à la puissance des flots sombres qui se déversaient devant leurs yeux. 

Les rives du fleuve étaient nues de végétation et une boue noire épaisse semblait avoir été piétiné par un troupeau d'animaux ou une armée en route vers la guerre. Du pont de Gravisse, seuls les poutres massives plantées dans le sol apparaissaient, le reste de l'édifice plongeait sous l'eau noire en colère.

— On ne va pas traverser ici? Cria Selenn pour se faire entendre.

— Si, répondit calmement Arshard en élevant la voix.

— C'est de la folie!

— Oui mais si tu veux aider ta soeur, il va falloir faire preuve de témérité et de beaucoup de folie.

Selenn ne répondit pas, elle regardait fixement le chaos du fleuve en colère.

Arshard cria.

— Allez tout le monde! On y va! 

Ils s'approchèrent du pont. Ils étaient trempés quelques mètres avant d'arriver devant l'édifice en bois.

Arshard enfila une paire de gants de cuir.

— Il y a une corde à droite et à gauche. Prenez celle de droite! Accrochez vous et priez!

Des rires explosèrent chez les Ourze.

Selenn regarda les guerriers avec un mélange d'incrédulité et d'admiration.

— Vous êtes complètement fous!

Arshard lança le départ.

— C'est parti!

Sans aucune hésitation, un à un, les guerriers disparurent dans le torrent de larmes noires sous les yeux effarés de Selenn.

 

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