6. Grys

Grys Dilur courait depuis de longues minutes. La pluie glacée lui cinglait le visage et les branches des arbres tentaient de le punir en lui fouettant les joues.

La fuite ne lui posait aucun problème et s'il était toujours de ce monde, c'était grâce à cette capacité à juger quand il était de trop. Les braves mourraient en héros, Grys préférait rester en vie.

Depuis le début son instinct lui soufflait que ce contrat allait lui poser des problèmes. Le mercenaire avait trouvé étrange que le tout puissant Alzebal sollicite une petite guilde afin de s'occuper d'une proie qui paraissait aussi importante pour lui. Cependant on ne refusait pas une demande de l'homme le plus puissant de Milsden surtout qu'il payait bien et Grys aimait l'argent.

Le mercenaire s'arrêta un instant afin de reprendre son souffle. Il regarda autour de lui. Du vert à perte de vue. Il détestait les forêts. L'odeur, qu'elles exhalaient, le répugnait et toute cette boue immonde qui alourdissait ses bottes. Il ne comprenait pas que l'on puisse volontairement vivre dans cet enfer.

Grys se remit en route. Ses pensées se fixèrent sur la fillette. Jamais il n'avait ordonné la mort d'enfants et il avait caché son émotion quand ses sbires s'étaient occupés de la petite. C'était une crapule, certes, mais lui aussi avait une famille. Trois enfants, deux filles et un garçon, dont il connaissait à peine les prénoms. Il les aimait mais à sa façon. Sa femme, qu'il avait aimé plus que de raison, s'était volatilisée. On lui avait rapporté que le fleuve des larmes avait pris son corps et il ne rendait aucune de ses victimes. Il comprenait la rage de ce père mais les affaires ne souffraient d'aucune empathie. Il chassa de son esprit ses pensées parasites pour se concentrer sur son échec. Grys avait sous-estimé son adversaire et cela n'était pas dans ses habitudes. La prochaine fois, il serait prêt.

Deux de ses meilleurs hommes étaient morts sous les griffes de ce Loup. Grys allait devoir recruter.

Sa guilde " Les glaives pourpres" était sa fierté. Il l'avait fondé, trente ans plus tôt avec le seul ami qu'il n'ait jamais eu. Brim Bourline, mais des différents financiers avait eu raison de leur amitié et son comparse avait emménagé entre quatre planches, dans la terre sombre de la Forêt des Larmes. L'amitié n'était qu'une illusion, l'argent était fiable. Dorénavant Grys faisait cavalier seul avec pour unique but de mettre à l'abri sa famille.

Depuis vingt ans, il régnait sur son petit royaume d'une main de fer, sans velours mais avec beaucoup d'argent. Il payait bien, c’était la seule façon de limiter les trahisons et les postulants se bousculaient pour être engagés. Il créa donc quelques petits tests d'aptitudes dont certains pouvaient être mortels. Les épreuves des « Glaives Pourpres » étaient devenues une référence dans le milieu. Sur Milsden, les guildes se partageaient le monde. Les rois n'étaient pour la plupart que des pantins pathétiques à la solde des mercenaires.

C'était lui qui avait engagé Dwenn, la belle rouquine. Elle ne l'avait pas reconnu, ils ne s'étaient vus qu'une fois. Grys avait gardé un oeil sur elle, discrètement, pendant quelque temps. La jeune femme était redoutable. Un élément prometteur jusqu'à cette erreur qui lui avait coûté très chère. Capturée par une bande de brigands lors d'une mission, elle avait subi des violences inimaginables mais les règles de la guilde étaient stricts, aucune aide ne lui avait été envoyée et elle fut rayée des registres des Glaives Pourpres. Grys avait su plus tard qu'elle avait réussi à s'échapper et il n'avait plus jamais entendu parler d'elle.

Tandis qu'il continuait à déambuler dans cette forêt nauséabonde, une peur le taraudait. Quelle explication plausible donnerait-il à son employeur? Le mot échec n'était pas dans le vocabulaire d'Alzebal. La vérité serait la meilleure solution surtout qu'il devait d'ailleurs déjà être au courant des événements. Grys avait eu la désagréable sensation d'être observé depuis son départ de Cyryul, la grande cité des Terres Brûlées. Son ombre lui semblait être celle d'un autre. Il espérait ne pas être tombé sur un des derniers adeptes de cette sombre magie. Ils n'étaient plus qu'une poignée mais n'avaient jamais réellement disparu. Les conteurs en parlaient comme d’une légende. Des êtres manipulant les ténèbres. Il frissonna autant de dégoût que de peur.

Grys s'arrêta de courir. Sa destination était proche. Le portail de Trieste de la forêt des larmes était visible. Quand vous posiez vos deux pieds à l'intérieur de ces cercles de pierre, gravés d'inscriptions dans une langue inconnue, instantanément vous vous retrouviez à des centaines de kilomètres de votre lieu de départ. Pendant de longues années aucun livre ne les mentionna, ils n'étaient même pas un mythe. Ils n'existaient plus. Pourtant il fut une époque où des guerres se déclenchaient pour leur possession. Puis sans aucune raison apparente ils avaient cessé de fonctionner et avaient sombré dans l'oubli. La nature s'en empara les dissimulant aux regards des hommes.

Depuis quelques années Alzebal savait que les portails reprenaient vie et se garda bien de l'ébruiter, car, grâce aux cercles de Trieste, son empire ne se limitait plus au grand sud de Milsden. Grys hésita quelques secondes à poser ses pieds à l'intérieur du disque de pierre, se remémorant que, parfois, seule une partie du corps faisait le voyage. Il finit par fermer les yeux et ses deux jambes franchirent le portail.

Il disparut dans une lumière aveuglante.