Kalan et Nessan, assis sur leur lit, n’eurent pas le loisir de discuter tranquillement après leur repas. Des bruits de pas et de voix retentirent du côté de la salle à manger de l’auberge. Les jumeaux échangèrent un regard effrayé puis s’immobilisèrent dans le silence. Qui étaient les nouveaux arrivants ? Des membres de la garde ? La peur submergea Kalan qui se mordilla l’intérieur des joues. Nessan se tenait assis bien droit sur son lit, les sens en alerte, les lèvres pincées. La tension était telle qu’ils firent un bond immense au moment où la porte de leur chambre s’ouvrit.
Un Hypnotique se tenait dans l’embrasure. De taille moyenne pour sa race, il était svelte et élégant, ses membres fins lui donnant fière allure. Ses oreilles longues et pointues dépassaient de ses cheveux vert sapin noués en queue de cheval. Il était habillé d’une large chemise, d’un pantalon en toile résistante et ses chaussures semblaient adaptées à de longues marches. Son front était suffisamment coloré d’un bleu sombre pour savoir qu’il s’agissait d’un Hypnotique puissant, mais malgré sa peur, Kalan pensa qu’il était plutôt beau. L’inconnu les dévisagea de ses yeux verts.
— Je ne savais pas que les Sombres pouvaient être aussi petits, s’étonna-t-il d’un ton narquois.
Kalan était trop terrifié pour balancer toutes les injures qui lui venaient à l’esprit. Cet Hypnotique était insupportable ! Il les regardait de haut, un sourire arrogant aux lèvres. Kalan bondit sur ses pieds, ce qui ne renversa malheureusement pas le rapport de taille : l’Hypnotique était légèrement plus grand. Kalan ne savait pas comment réagir… Était-ce un membre de la garde ? Pourquoi Boyld l’avait-il laissé entrer ? Étaient-ils en danger, Nessan et lui ? Auraient-ils dû faire semblant de somnoler ?
— Laisse-les tranquilles, Wakami ! sermonna une voix derrière l’Hypnotique. Tu vois bien que ce ne sont que deux pauvres clandestins qui ne demandent qu’à vivre en paix ! Va plutôt aider Boyld à porter nos plateaux, espèce de mal élevé !
Abasourdi, Kalan regarda une Cornide d’âge moyen réprimander le bel Hypnotique. Ce dernier grogna, mais s’exécuta malgré tout. Il avait beau les toiser de haut, la Cornide était bien plus grande que lui. Elle portait le même genre de tenue que l’Hypnotique, en dehors d’un gilet fourni de poches, probablement remplies d’un nécessaire de soin. Elle avait de belles cornes arrondies et des cheveux noirs ondulés coupés à hauteur d’épaules. Ses yeux noisette pétillaient de douceur et d’intelligence. Elle s’adressa aux jumeaux avec un sourire resplendissant.
— Ne vous souciez pas de mon camarade ! Il est jeune et caractériel, il apprendra à se tenir. En attendant, je vous prie de l’excuser ! Je m’appelle Touma et voici Ligoth, présenta-t-elle en se désignant elle-même ainsi qu’un gigantesque Sombre qui se tenait derrière elle. Ce sont nos vrais noms, mais vous n’êtes pas obligés de vous présenter. Nous connaissons les raisons pour lesquelles vous êtes là, je propose donc que nous nous posions le moins de questions gênantes possible. Qu’en dites-vous ?
Elle était rayonnante et pleine d’énergie, alors que Kalan s’était représenté les Cornides comme calmes et ennuyeux, à l’image de celui rencontré lors d’un passage au sanctuaire de Verdeau.
Il regarda derrière elle le dénommé Ligoth. Il portait des habits près du corps, renforcé à certains endroits par des plaques de métal. À sa hanche était suspendue une hache d’une taille démesurée, mais ce ne fut pas l’arme qui retint l’attention de Kalan. C’était un Sombre monstrueux, une montagne de muscles d’au moins deux mètres de haut. Une masse noire et or qui les surplombait. Les Sombres étaient en moyenne plus grands que les Hypnotiques et plus petits que les Cornides. Celui qui se tenait derrière Touma la dépassait largement. Même sans user de sa Force, il avait des membres capables de broyer un crâne. Kalan n’avait pas envie de le voir entrer en action lorsqu’il puisait dans son Énergie pour manier sa hache. Il réalisa qu’il dévisageait les nouveaux arrivants dans un silence gênant et s’empressa de répondre à la Cornide :
— Enchanté, je m’appelle Kalan et voici…
Il s’interrompit, la main sur la bouche. Il n’était pas sûr qu’il soit prudent de révéler son nom à ces gens.
— Et moi Nessan, compléta son frère d’un ton calme. Si vous êtes là, c’est que vous avez des secrets plus sensibles à préserver que nos noms.
— Tout juste ! Mais c’est que tu m’as l’air malin, toi, reconnut Touma.
Ce fut à cet instant que l’Hypnotique aux cheveux verts revint dans la pièce. Il posa le plateau-repas et soupira en constatant :
— Plus malin que son frère ou en tout cas plus réservé. Gamin, apostropha-t-il Kalan, je dois m’empêcher de lire tes pensées ! Elles sont en ébullition. Si je m’ouvrais à mon don, tu serais vite grillé. Et oui, j’ai entendu quand tu m’as traité de gros nul ou encore d’insupportable face-de-pin. Tu devrais apprendre à mettre des barrières mentales.
Kalan sentit le sang lui monter à la tête. Il espérait qu’il n’avait pas capté d’autres éléments de ses pensées, comme le fait qu’il reconnaissait la beauté et l’élégance de l’Hypnotique. Il préférait largement que cet Elfe irritant ait entendu ses multiples insultes plutôt que ses compliments.
— Gamin ? répéta Kalan d’un ton hargneux. Tu n’as pas l’air bien plus âgé que moi, ne t’emballe pas. Et si je suis si mauvais, face-de-pin, tu ne pourrais pas m’apprendre ?
Kalan ne savait pas pourquoi il demandait l’aide de cet énergumène, mais l’idée que d’autres Hypnotiques puissent entendre ses pensées le terrifiait.
— C’est demandé si gentiment… mais non, ça ne m’amuse pas, vois-tu, nargua l’Elfe hautain.
— Moi, je vais t’aider.
Tous se retournèrent vers le colosse qui venait de parler. À la grande surprise de Kalan, Ligoth s’avança vers les jumeaux et parla d’une voix grave et douce.
— J’ai rarement l’occasion d’aider les Sombres de la Ceinture, cela me ferait plaisir de vous apprendre à mettre des barrières mentales. En revanche, nous devrions parler moins fort. Touma, je te laisse convaincre Wakami de les aider ou au moins de se montrer poli, le temps que je leur enseigne les bases.
L’Hypnotique commença à râler, mais Touma lui coupa le souffle d’un léger coup dans les côtes.
— Moins fort ! le rabroua-t-elle. Allez, viens, nous avons des choses à nous dire tous les deux.
Elle entraina le dénommé Wakami de l’autre côté de la pièce. Il ronchonnait toujours, mais en chuchotant.
— Tu peux vraiment nous apprendre à résister aux Hypnotiques ? s’enquit Nessan.
— Non, pas vraiment, disons plutôt que c’est un moyen assez simple pour garder vos pensées à l’intérieur de vous, expliqua Ligoth. Je ne suis pas un Hypnotique, j’ai donc de la peine à vous l’expliquer, mais d’après Wakami, tes réflexions débordent, Kalan. Elles pourraient être accessibles à un Hypnotique qui se trouve à l’extérieur. Alors que chez Nessan, les pensées ne sont lisibles qu’à l’intérieur de sa conscience. Vous me suivez ?
— Oui, je crois que j’ai compris, affirma Nessan.
— Mais c’est injuste, pourquoi mes pensées sont accessibles ? geignit Kalan.
Par ailleurs, il avait de la peine à comprendre ce qu’un Sombre aussi aimable et serviable que Ligoth faisait avec Wakami, mais il se retint de poser la question.
— C’est probablement parce que tes émotions font jaillir tes pensées, expliqua le colosse. Cela peut arriver à n’importe qui. Peut-être es-tu plus émotif que ton frère ?
Nessan se retint d’éclater de rire tandis que Kalan fit la moue. Oui, cela pouvait être une explication.
— Et comment on s’y prend pour éviter ça ? demanda le jeune Sombre d’un air boudeur. C’est plutôt inquiétant vu tous les Hypnotiques que j’ai croisés…
— Wakami est très puissant, ce n’est pas parce qu’il a perçu tes pensées instinctivement que c’est le cas de tous les Hypnotiques que tu as rencontré, mais oui, il vaut mieux y remédier ! Asseyez-vous et fermez-les yeux, je vous expliquerai.
Les jumeaux s’exécutèrent et Ligoth reprit d’une voix encore un peu plus posée :
— Imaginez une forteresse, un mur, une protection qui entoure vos pensées. Je ne sais pas quelle forme elle va prendre : un mur, un drap, une maison… C’est égal, faites cela de la manière qui vous convient le mieux. Vous pouvez la palper intérieurement, la voir, la sentir, peut-être même l’écouter. Vous avez tout votre temps.
La voix apaisante de Ligoth guida les jeunes Sombres dans leur for intérieur. L’esprit tumultueux de Kalan s’apaisa et il put lui construire une protection. Le jeune Sombre imagina un énorme dôme jaune qui entourait tout son esprit, protégeant la moindre de ses pensées. Si l’on y posait l’oreille, on entendait des rires, le vent et les oiseaux. C’étaient ses souvenirs de son dernier après-midi passé avec Nessan et Ahia au RIK. Il prit le temps de façonner son dôme, de le polir et de l’ancrer profondément dans son esprit. Il était immense, splendide et rassurant. Kalan s’attarda à admirer cette œuvre puis il s’assura de sa solidité en la palpant dans son imaginaire. Il était satisfait et rasséréné de voir ce dôme, mais il ignorait si cela protégeait réellement son esprit. Lorsqu’il rouvrit les yeux, tout le monde le regardait. Il sursauta et recula sur son lit.
— Qu’est-ce qu’il vous prend de me regarder comme ça ? s’exclama-t-il.
— Ben, Kal, ça fait un bon moment que j’ai fini, on se demandait ce que tu faisais, expliqua Nessan. J’avais peur que tu n’y arrives pas.
— C’était si long ? Je ne m’en suis pas rendu compte, s’étonna-t-il. Est-ce que ça a marché au moins ?
— Je ne sais pas, insulte-moi avec toute ta colère, demi-portion, nargua Wakami qui se tenait plus en retrait que les autres.
« Gros nul », pensa Kalan de toutes ses forces et en toute sincérité. Un silence suivit sa pensée.
— Il semblerait que cela fonctionne, admit l’Hypnotique. Tu es un bon professeur Ligoth. Et ce gosse est peut-être moins mauvais que je ne l’imaginais. Vous devrez réaliser cet exercice régulièrement pour entretenir les barrières. Surtout toi, le petit excité. Bon, parfait ! Vous n’avez plus besoin de moi, déclara-t-il en s’affalant sur un lit.
— Attends ! demanda Kalan.
Wakami se redressa, surpris de recevoir une demande de sa part.
— Je… Merci pour votre aide. Est-ce que vous pourriez nous aider à cacher des informations si un Hypnotique fouille notre mémoire ?
— J’ai cédé à la demande de Touma de me montrer aimable, mais là c’est un gros morceau, commença Wakami.
« À quel moment tu t’es montré aimable, face-de-pin ? », s’agaça Kalan. Mais il préféra garder ce commentaire pour lui et hasarda :
— Tu pourrais au moins me montrer ce que ça fait ? J’aimerais reconnaitre si un Hypnotique envahit mon esprit et savoir ce qui se passe s’il fouille mes souvenirs.
— Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? répondit Wakami en levant un sourcil. Ce n’est pas une expérience agréable, tu sais. Et… cela peut être plutôt intime, tu es sûr de vouloir partager cette expérience avec moi ? demanda-t-il avec un sourire crispé.
— C’est pour la sécurité de mes proches, insista Kalan. Tu n’es pas très sympathique, mais tu connais ma situation, je n’ai rien à perdre. C’est ma seule occasion !
— Peut-être que Jamila, l’aubergiste de l’autre côté, sera d’accord de te montrer. Elle est plus aimable que moi, je peux te le garantir.
Kalan n’eut aucune difficulté à le croire, bien qu’il n’ait pas d’a priori positif sur les Hypnotiques, même cette Jamila.
— Elle n’a pas de temps à perdre avec ça et surtout, elle n’a pas ton talent, intervint Touma. C’est effectivement une expérience peu agréable, il me parait préférable de la réaliser avec une personne de ton niveau, Wakami. Tu pourras tout de suite réparer les dégâts potentiels, je doute que Jamila soit aussi douée pour forcer les souvenirs et pour soigner après son passage. Ta force de suggestion est bien plus grande.
Kalan n’avait pas tout compris à ces histoires de force de suggestion et de soin. Il se contenta de regarder Wakami d’un air suppliant. L’Hypnotique semblait souffrir du dilemme.
— Très bien, je suis d’accord de te montrer ce que ça fait, soupira ce dernier. Ne me regarde pas avec cet air triste ! Je vais entrer dans ta tête et te faire cracher un secret. Un seul, ce sera bien assez désagréable. Ensuite, quand tu auras compris, tu me laisseras tranquille ?
— Oui, promis !
— Et interdis de te plaindre ! C’est toi qui as insisté. Personnellement, je n’ai aucun plaisir à fouiller la mémoire des autres. Bon. Allonge-toi et ferme les yeux, ce sera plus sûr. Sois bien attentif à ce qui se passe, je ne vais pas recommencer l’expérience pour m’amuser !
Pour une raison étrange, le ton bougon de l’Hypnotique le fit sourire. Kalan s’installa et fit un clin d’œil à Nessan avant de fermer les yeux. C’était une idée stupide comme d’habitude, mais il avait trop peur de trahir ses proches. Il entendit Wakami se lever et s’approcher de lui puis il sentit sa main se poser sur son front. Il eut l’impression qu’un doigt rentrait à l’intérieur de son crâne. Kalan tenta de lutter tant la situation était déstabilisante.
— Ne lutte pas, sinon je vais devoir être plus incisif ! prévint l’Hypnotique.
Kalan relâcha la pression et laissa faire, ce qui atténua la douleur. Au moins, il était sûr de sentir si un Hypnotique cherchait à lire ses pensées. Tout à coup, il eut l’impression d’être projeté au beau milieu des montagnes, Wakami à ses côtés. Il était resplendissant, presque brillant. L’Hypnotique regarda ses membres fins et élégants puis déclara mentalement :
— Je me trouve rayonnant dans ton imagination, je pensais m’y découvrir avec les formes monstrueuses d’un conifère. Mais peut-être n’ai-je que la face d’un sapin ? questionna-t-il en désignant son visage d’un doigt.
En réalité, son sourire était scintillant.
— Peut-être, oui, grogna Kalan en retour. Où on est ? C’est mon imaginaire, mais je ne reconnais pas l’endroit.
— Je t’ai emmené dans un paysage que je trouve rassurant. Ça me semblait plus correct que de m’incruster dans ton lieu préféré, c’est la moindre des choses que je peux t’offrir vu ce que tu me demandes de faire. J’espère qu’il te plait. Tu es prêt ?
— Oui, vas-y vite qu’on en finisse.
— Très bien. Dis-moi un de tes secrets. Maintenant. Un secret.
Les mots résonnèrent de toutes parts dans l’esprit de Kalan. Toutes ses pensées ne tournèrent plus qu’autour de ce mot. Secret. Moins il voulait y penser et plus le terme s’imposait. Il lutta de toutes ses forces pour préserver son passé de l’Hypnotique, mais il dut admettre que cela était impossible. Des images défilèrent devant ses yeux jusqu’à ce que celle d’Ahia se présente.
Elle n’était pas tout à fait nette, ses paroles étaient confuses, mais le souvenir était là et il défilait sans que Kalan ne puisse le retenir. Il fut pris de panique et tenta de contraindre son esprit, mais la réminiscence glissa sur lui, échappant à son contrôle. Il revit son amie lui expliquer avoir ses propres secrets et pouvoir percevoir les auras. Kalan réalisait qu’elle était chargée d’un poids dont il ignorait l’existence. Elle lui annonçait également qu’elle allait partir et voyager. Puis le souvenir s’arrêta. Kalan ne s’était pas attendu à partager ce secret-là, il avait presque oublié qu’il faisait partie de ses souvenirs sensibles. Il sentit une pression enserrer son crâne, alimentée par le sentiment de culpabilité. Être sous l’emprise d’une personne et lui livrer une partie de ses souvenirs sans le vouloir était une expérience douloureuse pour la conscience. Recroquevillé dans son for intérieur, il dressa la tête vers le Wakami imaginaire. Avec un sourire triste, l’Hypnotique se pencha vers lui, un baume à la main.
— Tu n’y peux rien… C’est… C’est mon pouvoir, tu ne pouvais pas y résister. Tiens, ce baume va te permettre de te pardonner. Tu peux être indulgent envers toi-même, expliqua-t-il en plongeant ses mains dans le pot.
Et en effet, au moment où il passa ses doigts sur le front de Kalan, celui-ci se sentit mieux, plus serein. Cela avait beau se dérouler dans son esprit, il eut l’impression que tout était parfaitement réel, la sérénité comme la fraicheur du baume contre sa peau et la douceur du geste de l’Hypnotique.
— Quand tu seras prêt, reviens à toi, dans la pièce, avec ton frère, demanda Wakami. Nous discuterons de vive voix.
Et il disparut de ses pensées. La montagne s’en alla peu à peu également, laissant place au dôme protecteur de Kalan. Il profita quelques instants d’être seul dans sa tête avant de regagner la réalité. Malgré l’apaisement offert par le baume fictif, Kalan était dégouté. Il s’était imaginé capable de trouver un moyen d’agir face à un Hypnotique, or, il n’avait pas le moindre indice pour appréhender le fonctionnement de leur pouvoir ni sur la manière de le contrer. Pas la moindre piste pour résister.
— Kal ! Tu vas bien ? s’inquiéta Nessan lorsqu’il rouvrit les yeux.
— Oui, ça va, le rassura-t-il. Ce n’était pas une partie de plaisir, mais c’est fini.
— Cette Elfe, elle est partie ? Tu sais où elle se trouve ?
Kalan regarda l’Hypnotique qui venait de lui parler. Il mit un moment à comprendre qu’il parlait de l’Elfe du souvenir. Pourquoi voulait-il en savoir plus sur Ahia ?
— Non, je ne sais pas où elle est. Pourquoi ?
— Je pense qu’elle a bien fait de ne rien te confier, admit Wakami. Cependant, il se peut qu’elle soit en danger si quelqu’un tombe sur des souvenirs d’elle. Il y a peu de chance, mais dans le doute, je veux bien baliser vos souvenirs.
— Pourquoi Ahia serait-elle en danger ? s’étonna Kalan.
— C’est compliqué et je me trompe surement. Je me base sur les élucubrations d’un vieil excentrique, mais un excentrique de confiance, pesta Wakami. Accepte mon offre et restons-en là.
Kalan fronça les sourcils, perplexe.
— Qu’est-ce que tu sais sur elle ? C’est mon amie, je veux savoir si elle est en danger !
— Je ne sais rien et je ne fais que des suppositions. Si, j’ai bien dit si, mes suppositions sont exactes, alors elle ne craint rien pour le moment. Sauf si vous refusez mon aide.
Touma se permit d’intervenir.
— Tu veux vraiment baliser leurs souvenirs ? Si quelqu’un les forces, ils risquent de devenir fous.
— Si quelqu’un force leurs souvenirs, ils vont de toute façon devenir fous. Éclater ma protection n’ajoutera qu’une douleur pratiquement superflue à côté d’un viol de mémoire.
— Et toi ? Tu vas y passer toute ton Énergie, alors que nous ignorons si cette Elfe est réellement en danger. Nous ne pourrons pas partir avant deux ou trois jours, argumenta la Cornide.
— Je ne me pardonnerais pas s’il lui arrivait quelque chose par manque de vigilance. Nous ignorons le jeu de… nos opposants. Leur amie a l’air particulière, personne d’autre ne doit connaitre son existence. Je prendrai le temps de me reposer ensuite afin de retrouver mes forces. Touma, Ligoth, vous pourrez continuer sans moi.
— Hors de question ! déclarèrent ses deux camarades avec force. Nous restons avec toi.
— Non, partez devant, nous n’allons pas trainer. Touma, tu as des choses importantes à faire.
— Tu es attendue, ne perds pas ton temps ici, renchérit Ligoth. Je resterai avec Wakami et nous prendrons des chemins sûrs.
— Vous êtes certains de votre choix ? s’enquit la Cornide.
Tous deux opinèrent énergiquement et la discussion sembla close.
— Très bien. Nessan, Kalan, si vous le permettez, je vais baliser vos souvenirs de la Ceinture et de notre rencontre, expliqua Wakami. Si un Hypnotique de mon niveau venait à percer mes barrières, ce serait effectivement douloureux, mais il en existe peu. En revanche, ce sera une protection quant à votre origine et aux personnes qui vous sont proches, même si vous n’allez peut-être jamais les revoir. Acceptez-vous mon offre ?
— Bien sûr qu’on va les revoir ! s’emporta Kalan.
Nessan le fit taire d’une main apaisante sur l’épaule.
— S’il n’y a pas d’autres risques, alors on accepte, déclara-t-il posément. Si on peut protéger nos proches de cette manière, c’est volontiers. Comment te remercier ?
Wakami ricana.
— Ce n’est vraiment pas pour vous que je le fais, les demi-portions, alors pas besoin de me remercier.
Cet Elfe était vraiment insupportable. Pourtant, les remerciements de Nessan le firent rougir, ce qui retint Kalan de l’insulter à nouveau.
— Ce n’est pas avec plaisir, mais si tu peux nous aider, on prend tout ce qu’il y a à prendre, face-de-pin, concéda-t-il.
Wakami lui envoya un regard noir avant de poursuivre :
— Très bien, les gamins, allons-y ! Couchez-vous, ouvrez vos esprits et tenez-vous tranquilles. Il est possible que vous me sentiez voyager dans votre esprit, mais sachez que je n’écouterai rien et ne regarderai rien. C’est simplement une extension de ma conscience qui installera une protection sur vos souvenirs. Ainsi un simple Hypnotique ne verra que du flou, comme un passé oublié. Alors, ne paniquez pas et laissez-moi faire. C’est un travail complexe que seuls quelques rares Hypnotiques peuvent effectuer, il me faudra donc du temps et de l’Énergie. Si vous vous débattez, nous n’y arriverons pas.
Les frères se couchèrent et Wakami se glissa entre eux, jouant des coudes pour se faire une place.
— Ce n’est pas que j’aime la promiscuité, mais un contact physique avec vous deux va grandement me faciliter le travail, les mioches, expliqua-t-il d’un ton amer. Bon allez, c’est parti.
« Dans quoi on s’embarque encore ? » se demanda Kalan. Ce trajet était bien plus surprenant qu’escompté et le mystère autour d’Ahia s’épaississait. Il craignit que Wakami ne cherche des informations sur elle et qu’il soit un danger pour son amie. Mais un regard de Touma et de Ligoth le rassura. Ces deux-là respiraient la bienveillance et il leur fit confiance. Kalan ferma les yeux et laissa son corps se détendre. Il sentit la présence de Wakami entrer, puis il y eut comme des draps jetés sur tous ses souvenirs. Il sentit des fils s’immiscer à l’intérieur de sa mémoire. Il savait qu’il ne devait pas lutter, mais une partie de lui incontrôlable se rebiffait. Il s’efforça de se calmer. Malgré cela, il sentit que les fils lâchaient, que les draps s’envolaient.
— Du calme, tranquille, chuchota la voix de Wakami dans sa tête.
— Je… je n’y arrive pas.
— Je vois… alors, excuse-moi d’avance.
— De quoi ?
— Endors-toi.
Souvenirs, berceuse, sensation de fatigue. Tout ce qui était lié au sommeil l’assaillit. Puis tout devint noir.
Quand Kalan revint à lui, il découvrit Nessan assis sur le lit, qui semblait lui aussi émerger d’un long sommeil. En face d’eux, Wakami engloutissait sa portion de ratatouille à la vitesse de l’éclair.
— Tu as pris beaucoup de temps et tu as dépensé une grande quantité d’Énergie, est-ce que ça ira ? s’inquiéta Touma.
— Mmmh moui jo vouai monger et cha iro, répondit l’Hypnotique la bouche pleine.
Kalan ne se serait jamais douté qu’un être aussi fin et élégant pouvait faire preuve d’une telle voracité. En quelques cuillerées, il avait fini son bol et attaquait le second.
— Hé ! Mais c’est ma part ça, rouspéta Ligoth.
Cette fois, Wakami prit le temps d’avaler avant de répondre. Il tapota sa tempe du doigt.
— Ne t’inquiètes pas mon grand, j’ai déjà transmis un message à Boyld pour qu’il ramène un plat.
Il se tourna vers les jumeaux et poursuivit :
— Vous êtes tous les deux de retour parmi nous ! Je dois dire que vous avez beau être pareils à l’extérieur, votre fonctionnement interne est bien différent, cela n’a pas été évident de baliser vos souvenirs en même temps. En revanche, vous êtes tous les deux têtus, j’ai dû vous endormir pour faire le travail ! Enfin, c’est peut-être une bonne chose si l’Hypnose vous met mal à l’aise. Mais je trouve ça quand même dommage ! J’ai effectué un travail de maitre et personne n’en a été témoin.
Cet Elfe ne croulait décidément pas sous la modestie, mais Kalan dut admettre qu’il aurait été curieux de voir le déroulement de l’opération. Le don des Hypnotiques restait mystérieux et effrayant à ses yeux.
— Et ça a marché ? On ne peut plus découvrir nos souvenirs ? questionna Kalan.
— Je n’irai pas jusque-là. Si un Hypnotique doué cherche à violer votre mémoire, il finira par se rendre compte des protections que j’ai placées. Mais il faudrait vraiment que ce soit une perle rare qui s’intéresse à vous, je ne vois pas pour quelles raisons un tel Elfe vous approcherait. Il y a peu de risque que cela vous arrive.
Kalan avait de la peine à réaliser qu’il était possible de créer de telles choses dans son esprit. Mais il dut avouer que son état de santé mentale était bon, du moins pas plus mal qu’avant, et que ses souvenirs lui étaient toujours accessibles.
— Je sais que tu ne fais pas ça pour nous. Je ne sais pas si tu fais ça pour mon amie non plus, mais merci, déclara Kalan.
Wakami haussa les épaules et continua de manger son plat, mais Kalan remarqua qu’il avait à nouveau rougi sous les remerciements. Boyld arriva à ce moment avec le plat de Ligoth. Il le déposa et les avertit :
— J’ai aperçu au moins deux silhouettes qui seront là avant la tombée de la nuit, vous allez devoir rester silencieux et sur vos gardes. Je ne viendrai plus vous rendre service !
— Je compte sur toi pour les mener à la baguette s’il y a des Hypnotiques voyeurs parmi eux, je suis à bout de force, avertit Wakami.
— C’est malin ça ! Mais bien sûr, avec les deux clandestins, j’aurais de toute façon été prudent.
Il referma la porte et s’en alla attendre les nouveaux arrivants. Ligoth mangea son plat avant que son camarade n’y touche.
— De toute façon, je vais aller dormir de ce pas, déclara l’Hypnotique. Je suis exténué. Les demi-portions, n’oubliez pas d’entrainer vos barrières mentales régulièrement quand vous serez de l’autre côté. Tout va bien ? s’enquit-il soudain. Nessan, tu n’as encore rien dit.
Wakami eut l’air inquiet en regardant le frère de Kalan qui fixait le vide. Ce dernier se secoua et releva la tête en direction de son interlocuteur pour lui répondre :
— Oui, tout va bien, désolé. Je suis un peu perturbé face à tout le bricolage que tu peux faire dans ma tête.
Wakami eut la mine sombre.
— Si tu n’étais pas d’accord, il fallait me le dire, souffla-t-il.
— J’étais d’accord et je ne regrette rien ! Simplement, je n’avais jamais réalisé que de tels pouvoirs existaient. Je n’ai vraiment pas envie de tomber sur quelqu’un de mal intentionné, expliqua Nessan en serrant ses bras contre lui.
L’Hypnotique soupira avant de répondre.
— Je comprends ce que tu veux dire. Je suis d’accord avec toi, notre pouvoir est… effrayant. Et il vaut mieux se méfier des Elfes comme moi… enfin de ma race. Ça va aller ? Ou tu vas y penser toute la nuit ?
— Je… Je ne sais pas, je pense que je vais m’y faire.
Wakami se leva et s’approcha. Il tendit la main vers Nessan sans le toucher.
— Je peux ? demanda-t-il.
Nessan hocha la tête et ferma les yeux. Wakami posa le bout de ses doigts sur son front. Ils restèrent ainsi quelques instants puis l’Hypnotique s’écarta. Nessan rouvrit les yeux, l’air plus serein.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Kalan.
— Je lui ai juste montré comment chercher en lui la force de digérer cette expérience et d’aller de l’avant, expliqua l’Hypnotique sans les regarder. Cela n’a rien de miraculeux, c’est juste un petit coup de pouce. Enfin, ça m’a achevé.
Il ôta sa chemise et ses chaussures puis se roula en boule dans son lit. En quelques secondes, sa respiration s’était apaisée et il semblait dormir profondément. Touma et Ligoth échangèrent un regard inquiet. Apparemment, leur ami avait tiré sur la corde pour protéger leurs souvenirs. Vu son caractère et le peu de sympathie qu’il leur avait témoigné, Kalan conclut que cette histoire avec Ahia était d’une importance capitale. Cela le rongeait de ne pas comprendre dans quel pétrin se trouvait son amie, mais il ne pouvait rien y faire.
— Moi aussi, je suis fatigué. Bonne nuit, chuchota Nessan.
— Bonne nuit, Ness, répondit Kalan avant de s’installer dans son lit.
En fermant les yeux, il s’assura que son dôme protecteur était bien présent. Kalan réalisait avec difficulté tout ce qui venait de se passer. Jamais, en une vie entière à Montet, il n’aurait vécu ce qu’il venait d’expérimenter en une soirée. Il ne comprenait pas pourquoi il avait fait confiance à ce crâneur hautain d’Hypnotique. D’un côté, cela leur avait peut-être évité de gros ennuis. Ils étaient au moins tranquilles concernant leurs souvenirs de Ceinturiotes. Les jumeaux avaient bénéficié de cette aide et cet étonnant groupe mixte en avait aussi tiré quelque chose. Kalan ne savait pas bien quoi. Ou peut-être le jeune Sombre venait-il de mettre Ahia en danger ? Non, il ne le pensait pas. Il ouvrit une paupière pour regarder cette drôle de triade. Il avait l’étrange sensation que leurs chemins s’étaient croisés pour une bonne raison. Cette pensée le fit sourire, puis il s’endormit profondément.
Sur la forme j'ai relevé deux trucs :
- il manque un mot et une virgule ici : "Kalan relâcha la pression et laissa faire ce qui atténua la douleur"
- il manque un mot ici : "En revanche, vous êtes les deux têtus"
Sur le fond il n'y a que l'origine de "face-de-pin" que je n'ai pas compris tout de suite, j'ai du revenir à la description du personnage pour me rappeler qu'il avait les cheveux couleur sapin. Ça m'a pas empêché de bien rigoler quand l'Hypnotique a cloué le bec de Kalan (et oui, je t'ai entendu!).
A ce propos, Wakami a beau être perçu comme très prétentieux et insupportable par Kalan, je l'apprécie beaucoup, et je trouve qu'ils ont peut être plus en commun que ce que Kalan veut bien l'admettre (un gros manque de confiance en soi sous une bonne couche d'arrogance par exemple?)
Bonne écriture et bonnes lectures !