Kalan se réveilla quelques instants avant que Boyld n’entre dans la chambre. L’aubergiste les avertit que les gardes de la veille étaient partis de bonne heure, les cinq Elfes pouvaient donc se mouvoir sans crainte de faire du bruit. Kalan se demanda combien d’heures il avait dormi, en tout cas Touma était déjà levée. Nessan se redressa à côté de lui, s’étira puis sortit du lit pour enfiler ses vêtements. Kalan l’imita. Leurs affaires étaient prêtes, n’ayant pas bougé depuis le soir. Les Elfes acceptèrent le petit déjeuner offert par Boyld avant de s’apprêter à partir. Kalan jeta un œil à Ligoth, assis sur une couchette qui semblait minuscule sous ce colosse. Il observait Wakami comme pour le surveiller. Celui-ci n’avait pourtant pas l’air en danger et dormait même comme un bébé. Touma s’activa la première, poussant les lits de côté pour dégager la trappe. Elle l’ouvrit et examina brièvement le sous-sol avant de s’adresser aux jumeaux :
— Vous êtes prêts ? Nous ferons la traversée ensemble.
— Prêts, répondit Nessan en empoignant son sac de voyage. On continuera le chemin tous les trois une fois de l’autre côté ?
— C’est possible si vous pensez approcher la capitale. Je me rends dans une petite cité au nord de Réonde.
— Oui, on aimerait travailler pour un grand propriétaire terrien, confia Nessan.
— Quelle idée ! s’exclama Ligoth. Enfin, j’imagine que vous avez peu d’options en tant que Ceinturiotes.
— Je pense surtout que nos amis de ce côté-ci du passage tentent de profiter d’un commerce d’Indigo et que chaque clandestin s’endette à cet effet, fit remarquer Touma en secouant la tête. Non, ils ont peu d’options, s’ils ne veulent pas se retrouver avec la garde collée au train. C’est regrettable.
Les jumeaux furent étonnés par sa clairvoyance. Les petits secrets de Turg ne lui avaient pas échappé. À bien y réfléchir, la Cornide semblait attentive à ce qui l’entourait. Sa manière de gérer ses compagnons et son attitude alerte témoignaient d’une fine compréhension du contexte dans lequel elle évoluait. Kalan ne prit pas la peine de confirmer son hypothèse, il se contenta de ramasser son sac et de déclarer :
— Dans ce cas, on fera une partie du trajet ensemble, si tu es d’accord. Pour nous, c’est une chance de tomber sur une Cornide intelligente qui connait Linone.
— Mais c’est qu’il est flatteur quand il veut ! plaisanta Touma. Oui, je pense que vous bénéficierez de ma présence, personne ne suspecte les Cornides, surtout les femmes. Bien, allons-y ! Prêts pour deux jours de marche dans la pire des obscurités ?
Elle ponctua sa phrase d’un immense sourire. Peu enthousiastes, les jumeaux hochèrent la tête.
— Ligoth, je te confie notre précieux Co… notre précieux Hypnotique, se corrigea-t-elle et Kalan se demanda ce qu’elle allait dire. Prends-en soin et autorise-toi des pichenettes s’il est trop agaçant.
— Je m’en souviendrai, répondit le colosse.
— Et moi aussi, renchérit Wakami en levant une main, sans prendre la peine de se retourner dans son lit pour leur faire face. Vous avez bien de la chance de poursuivre avec Touma, c’est une Cornide talentueuse. Mais je garde la montagne de muscles avec moi, il ne faut pas exagérer non plus. Bonne chance, ne vous faites pas sucer jusqu’à l’os par votre propriétaire, les demi-portions. Et n’oubliez pas d’entrainer vos protections. Je doute qu’un Hypnotique de mon envergure s’intéresse à deux petits Sombres travaillant dans les faubourgs, mais on n’est jamais trop prudent. Allez, bon vent !
Kalan n’aurait su dire s’il était sympathique ou insupportable dans ses vœux d’au revoir. En tout cas, il semblait déjà rendormi. Ligoth leur adressa un signe d’encouragement puis reporta son attention sur l’Elfe assoupi. Touma les invita à passer en premier. Les jumeaux saluèrent les deux compagnons restants et les remercièrent pour leur aide précieuse. Ils descendirent ensuite par la trappe.
— J’y vais aussi, déclara Touma. Je te laisse fermer derrière nous quand nous serons dans le tunnel, Ligoth.
Elle rejoignit les deux frères qui avaient déjà ouvert le passage derrière l’armoire. Il y avait d’autres pièces de mobilier, laissant penser que cet espace était une réserve d’objets délabrés. Les jumeaux hésitèrent, le tunnel étant peu engageant. Ils furent surpris de sentir Touma leur nouer une corde autour de la taille.
— Le tunnel est droit, il n’y a aucun risque de se perdre, mais c’est rassurant de se sentir rattachés les uns aux autres. Je passe devant, s’il y a quoi que ce soit, ne criez pas, mais signalez-le-moi.
Tous les trois s’engagèrent dans le tunnel puis entendirent Ligoth descendre et s’emparer de l’armoire. Avant de la refermer, il leur confia :
— À Réonde, le propriétaire chez qui vous travaillerez ne s’intéressera qu’à votre Force. Les Sombres eux-mêmes ne se réduiront probablement plus qu’à cela. Souvenez-vous que notre valeur est ailleurs.
— Comment ça ? s’enquit Nessan.
— La Force ne définit pas un Sombre.
— Pour un Sombre de ton envergure, c’est une drôle de remarque, souligna Kalan.
— Cela ne devrait pas avoir d’importance, pourtant, comme pour tous les Elfes. Bon courage pour la traversée, vous verrez, on s’y habitue.
Puis il boucha l’entrée et le noir fut complet. Jamais Kalan n’avait été dans une obscurité aussi absolue, dans un endroit aussi petit. Il sentit la nervosité le gagner et déglutit avec difficulté.
— On va y arriver, ce tunnel a un bout, le rassura Nessan. Quand on l’aura franchi, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
— C’est exact, personne n’est très à l’aise, la première fois, déclara Touma qui ouvrit la marche. En route ! Ne faisons pas durer le plaisir.
*
En haut, dans la chambre, Ligoth s’approcha doucement de Wakami.
— Tu dors encore ? s’enquit-il.
— J’essaie du moins, je n’ai pas encore récupéré. Que veux-tu ?
— Ces deux Sombres, pourquoi ne pas les avoir simplement convaincus de retourner dans la Ceinture ? S’ils savent quelque chose sur l’Essentiel, nous aurions même pu les suivre.
La veille, alors que les jumeaux étaient encore dans les vapes, Wakami avait fait un bref résumé de la situation. Il avait beau avoir parcouru tout le royaume, jamais il n’avait vu le visage d’une Sombre aussi atypique que celui de cette Ahia. Touma, Ligoth et lui avaient rejoint la Ceinture pour enquêter sur la Zone, mais leurs pas avaient semble-t-il croisé cet élément essentiel. C’était probablement un hasard, mais une Elfe aussi étrange qui semblait avoir des secrets… Elle pourrait être liée à cette histoire. Peut-être que ses défunts parents avaient su comment trouver cet Essentiel ? Wakami avait trop d’hypothèses en tête et aucune n’avait de preuves concrètes pour être étayée. Il n’était même pas certain que leurs ennemis aient remarqué cet Essentiel.
— Je te l’ai dit, je ne suis sûr de rien, rappela l’Hypnotique.
— Enfin tout de même, nous n’aurions rien perdu à les suivre jusqu’à cette Elfe.
— J’y ai réfléchi, mais ils n’ont pas la moindre idée d’où elle se trouve en ce moment. D’après ce que j’ai compris, ils ne comptent pas la revoir avant des années. Ils sont jeunes, ils ont encore la tête pleine de rêves et d’espoirs, mais toi et moi, nous savons très bien qu’il y a peu de chance pour qu’ils la retrouvent un jour. Surtout si ces deux jeunes Sombres se vendent à un propriétaire des faubourgs. Je les vois mal retourner ensuite tranquillement dans la Ceinture.
— Tu as probablement raison, concéda Ligoth. Nous promener au hasard dans la Ceinture n’est pas prudent. Mais pourquoi ne pas les avoir juste convaincus de rentrer chez eux afin d’éloigner leurs pensées de Réonde ? J’imagine que c’est à ta portée.
— Tu aurais voulu que je les violente peut-être ? Ces deux-là ne sont pas particulièrement puissants, mais ils ont la tête dure, c’est infernal !
— Je vois. C’est dommage que nous ne puissions pas retrouver cette Sombre. Comme tu l’as dit, ça n’aurait peut-être mené à rien, mais j’aimerais en avoir le cœur net.
— Moi aussi, Ligoth. Je ne sais pas de quoi il s’agit avec précision, mais quoi que soit cet Essentiel, il n’a pas l’air prêt à coopérer avec nous.
Le colosse grogna puis changea de sujet :
— Tu crois qu’ils vont s’en sortir dans les faubourgs ?
— Je n’en sais rien…
Wakami se retourna dans son lit et referma les yeux. Il n’aimait pas trop penser à ce qui attendait ces deux clandestins. Mais il y penserait, c’était certain. Ces deux jeunes Sombres l’avaient étonné, ce Kalan en particulier était surprenant. Il était impétueux et s’emportait à la moindre pique, mais ce n’était pas ce qui frappait le plus Wakami. C’était la confiance qu’il lui avait prêtée. À lui, Wakami, un des Hypnotiques les plus puissants du royaume. Son front entièrement coloré ne l’avait-il pas terrorisé ? Drôle de petit Sombre.
— Pourquoi avoir été si désagréable ? demanda Ligoth, interrompant le flux de ses pensées.
— Depuis quand suis-je agréable avec les inconnus ? demanda Wakami d’un sourire amer.
— Tu aimerais pourtant qu’on oublie ta marque frontale.
Wakami grimaça, son ami le connaissait bien. Pourquoi venait-il l’importuner avec ce sujet en cet instant ?
— Des Ceinturiotes devraient se tenir sur leur garde face à des Hypnotiques, particulièrement avec une marque comme la mienne, rappela-t-il. Surtout s’ils décident de vivre illégalement à Réonde.
— En dépit de tes efforts, j’ai l’impression que ces deux frères ne se sont pas tant méfiés de toi.
L’Hypnotique n’avait pas envie d’y penser, encore moins envie d’en éprouver du plaisir et haussa les épaules pour toutes réponses. Puis, épuisé, il se rendormit.
Le mystère s'épaissit autour de ce trio hétéroclite, et j'aime beaucoup la manière légère dont tu sème quelques indices sur leur quête et leurs secrets. L'arrivée dans le tunnel est inquiétante à souhait, et les répliques de Wakami toujours aussi imprévisibles et étonnantes (j'aime toujours autant le personnage).
Les deux phrases sur lesquelles je me suis arrêtée :
- "Peut-être que ses défunts parents avaient su comment le trouver ?" -> je n'ai pas trouvé à quoi renvoie "le". Si jamais c'est volontaire, peut-être qu'il faudrait le mettre en italique pour indiquer au lecteur qu'il s'agit d'un élément mystère
- C’est plus que probable, oui, concéda Ligoth. -> très peu probable plutôt, vu la phrase précédente ?
- "Mais c’est qu’il est flatteur quand il veut !" -> ça m'a bien fait rire !
Bonne écriture ! :)