À cet endroit de la rivière, une fine couche de neige la recouvrait et la rendait invisible

Par Selma

20 février 2050

 

_ Le vent est impressionnant aujourd’hui, remarqua Irène alors qu’elle faisait le tour du chalet, accompagnée de Thomas.

Ils marchaient serrés l’un contre l’autre ; Thomas avait passé son bras autour de la taille d’Irène. Ils progressaient avec lenteur contre le vent.

_ Bientôt c’est le printemps et on se croirait encore en plein hivers, rit le jeune homme.

Ils atteignirent la porte de l’étable qui était bâtit contre la maison. Elle était composée de deux battants, tous deux hermétiquement fermés. Irène sortit la clé de sa poche pour ouvrir. L’étable n’était pas chauffée, mais l’absence de vent en donnait la nette impression. À gauche de la porte était un boxe, où apparu la tête d’un Pottok. On apercevait au fond de l’étable les contours d’une grande luge. La voiture étant exclue le mercredi et le dimanche et difficilement maniable en montagne, la glisse permettait de se déplacer à tout moment.

_ Bonjour Petit Robert ! Fit Thomas en ébouriffant le toupet du cheval.

Irène prit la fourche qui reposait contre le mur pour la planter dans une réserve de foin.

_ Ouvre s’il te plaît, dit-elle.

Thomas défit le verrou du box et enfila un licol à Petit Robert pour permettre à Irène de remplir le râtelier de foin. Lorsque le garde mangé fut prêt, il défit la longe et le cheval se précipita vers sa nourriture.

_ Quel goinfre, chuchota Irène avec un sourire en reposant la fourche.

Petit Robert demeurait le seul voisinage du chalet depuis de nombreuses années. Mr Tellier l’avait acheté alors qu’il n’avait que quatre ans et depuis, son caractère gourmand et feignant ne l’avait pas quitté. À cette époque, Irène et Sissi le montaient régulièrement, bien qu’elles n’avaient jamais pris de cours d’équitation. C’est leur père qui leur avait appris. Le cheval était certes feignant, mais docile, et avait été un bon guide pour les jeunes filles. Il leur avait enseigné la patience, mais aussi l’autorité.

Irène et Thomas s’étaient mis à l’œuvre en silence pour débarrasser le box de crottin. Ils étaient chacun absorbés par leur tâche et par leurs pensées. Ils changèrent la paille et remplirent le seau d’eau, puis Thomas brossa le poil de Petit Robert. Irène le regardait, accoudée à la paroi du box. Elle se démenait avec ses pensées intrépides qui la rongeait comme chaque matin, depuis le moment où elle s’était levée.

_ Je suis vraiment une mauvaise mère, laissa-t-elle soudain échapper.

Sa voie était pleine d’amertume et de dégoût.

Thomas cessa le mouvement machinal de brosser la crinière de Petit Robert et s’approcha d’elle.

_ Ce n’est pas vrai, chuchota-t-il.

_ Si.

Thomas la prit dans ses bras et la serra. Elle réfugia son visage contre son torse.

_ Une bonne mère ne laisse pas mourir son enfant.

_ Il s’agissait d’un concours de circonstances … Tu sais, j’aimerais bien t’accompagner lorsque tu vas dans ton petit sanctuaire, le matin.

Thomas savait que la tristesse submergeait Irène davantage à l’aube.

_ À chaque fois que tu pars, je t’imagine marcher dans la neige, et seule au monde …

Irène resserra son étreinte sans répondre. En inspirant le parfum de son mari, elle réussissait à faire le vide dans sa tête, et seulement à ressentir la tristesse, mais aussi le réconfort. Après quelques instants elle se dégagea de l’étreinte et prit une brosse douce dans le panier posé sur le rebord du box. Elle se mit à brosser frénétiquement le poil de Petit Robert. Sa bouche était étirée en une grimace crispée et ses yeux étaient plissés. Thomas vit en l’observant qu’il y avait bien plus de tumulte en elle qu’elle ne laissait paraître durant la journée. Il lui prit doucement le bras, la forçant à arrêter son mouvement.

_ Tu peux tout me dire, je sais qu’il y a des choses que tu gardes pour toi et qui te rongent.

Irène reprit son mouvement avec plus de lenteur, sentant qu’il l’avait trahit. Vaincu, Thomas se remit à l’œuvre. Ils travaillèrent en silence, jetant de temps en temps un coup d’œil à l’autre, mais sans que leurs regards ne se rencontrent jamais. Au bout de quelques minutes, Thomas rompit le silence.

_ Tu entends ce bruit ?

_ Quel bruit ?

_ Une sorte de sifflet, c’est tout faible …

Il avait le sourcil droit froncé, tentant de capter à nouveau ce qu’il avait entendu. Puis il sorti du box et ouvrit le battant supérieur de l’étable. Irène le suivit.

_ T’entends ?

Irène perçu un son faible mais clairement perceptible acheminé par le vent.

_ Qu’est-ce que ça peut être ? Fit-elle.

Le son la rendait mal à l’aise. Elle avait l’impression qu’elle aurait dû savoir de quoi il s’agissait. Mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Elle tendit à nouveau l’oreille.

_ Bon, je referme, fit Thomas en remettant le battant à sa place.

Irène interrompit son mouvement.

_ Attend ! On dirait un sifflet.

_ C’est ce que je disais.

_ Je, j’ai une idée, je veux dire, j’ai une sorte d’intuition.

Irène se précipita vers le fond de l’écurie et revint avec un filet pour l’enfiler à Petit Robert.

_ Ça tombe bien qu’on soit ici, fit-elle.

_ Mais qu’est ce que tu fais ? Demanda Thomas, interloqué.

_ Le vent vient bien de la direction dans laquelle je vais chaque matin, non ?

Irène sortait Petit Robert du box, le tenant par les rennes.

_ Aide moi à monter, lança t-elle.

_ Quoi que tu fasses, prends un casque, au moins.

_ Il y en a un dans cette étagère, fit Irène en le lui indiquant.

Thomas alla chercher le casque pendant qu’elle ouvrait le battant inférieur de l’étable. Le vent s’engouffra à l’intérieur.

_ Bon, t’arrives ? Cria t-elle par dessus son épaule.

_ Je t’accompagne, dit Thomas en lui tendant le casque.

_ Comment veux tu, on ne peut pas monter à deux sur un cheval.

Quelques instants plus tard, elle était sur le dos de Petit Robert et lui enfonçait ses  talons dans les flancs.

_ Tu m’as promis de faire attention à toi ! Lui cria Thomas alors qu’elle s’éloignait au galop.

Il songea en regardant la silhouette de sa femme courbée sur l’encolure du cheval, que la catastrophe avait rendue ses émotions plus instable que jamais.

 

Une image était réapparue dans la conscience d’Irène lorsqu’elle avait tenté de se concentrer sur le son. Il s’agissait de Blanche se tenant devant elle, la première fois qu’elles s’étaient rencontré. Un sifflet pendait alors autour de son coup.

 

Le vent leur arrivait de plein fouet, mais le froid stimulait le cheval. Il avançait dans un petit galop régulier, tant bien qu’ils atteignirent bientôt la forêt de conifères. Le vent fouettait les oreilles d’Irène, l’empêchant de distinguer le son du sifflet. Elle dû s’arrêter pour tendre l’oreille. Le sifflement était certes faible, mais il persistait, et semblait venir de la direction dans laquelle ils se dirigeaient.

_ Allez, c’est reparti, cria Irène à l’adresse de Petit Robert.

Le cheval se remit en marche.

_ Plus vite, enfin !

Irène lui mit un grand coup de talon dans les flancs mais le cheval n’avait soudain plus le cœur à avancer. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus été monté, et cela faisait longtemps également que Irène n’était plus montée à cheval. Ils avaient tous les deux perdu de l’expérience, et pourtant il fallait avancer. Irène arracha une petite branche qui s’était mise au travers de son chemin pour en faire une cravache. Elle fouetta Petit Robert sur la croupe. Il se mit au trot. Elle recommença en poussant un cris sauvage. Il partit au galop. Ils se frayèrent un passage à travers la forêt de conifères enneigée, le vent leur fouettant la figure. Irène apercevait la clairière au loin, mais elle semblait déserte. Elle fit accélérer le cheval. Arrivés à quelques pas de son banc, elle le fit s’arrêter. Le sifflement avait cesser. Irène fut envahit de rage. Ce n’était pas possible, elle ne pouvait pas avoir échoué à nouveau … Elle n’arrivait plus à penser. Son esprit était brouillé. Alors au lieu de tenter de réfléchir, elle fit partir Petit Robert au trot le long de la rivière. Ne se souvenant plus exactement de la provenance du sifflement, elle ne pouvait que chercher au hasard. L’angoisse lui tiraillait les entrailles. Elle se sentait impuissante. À nouveau.

 

5 février 2050

 

Irène était penchée sur la lettre de Sissi. Elle n’arrivait pas à en détacher son regard. Sa sœur était en prison. À cause du parti international. En réalisant cela, elle se sentit plus que jamais reliée à sa sœur.

_ Irène, t’as vu ça ! S’écria soudain Thomas.

Elle fut renvoyée à la réalité. Elle releva la tête, inquiète. Elle se précipita dans la pièce voisine. Son mari regardait par la fenêtre. Elle le rejoignit et vit ce qu’il voyait. L’eau emplissait leur rue.

_ C’est pire qu’en 2021, on aurait dû s’en douter, souffla Thomas.

_ Hallo, sind sie noch da ? fit une voie.

C’était l’interlocuteur de Thomas. Il l’ignora. Il était trop ébahi devant le spectacle monstrueux.

_ Où est Emilio ? Demanda-il soudain.

Irène le regarda d’un air hébété. Elle repassa les derniers instants, depuis le moment où Thomas l’avait appelé, dans sa tête. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu Emilio en quittant la chambre. Elle alla à grandes enjambées dans la pièce voisine. Il n’était plus là.

_ Emilio ? Appela t-elle, Emilio !

Elle fit le tour de l’étage en appelant son fils.

 

20 février 2050

 

_ Blanche ! Appela Irène en faisant accélérer le trot de Petit Robert, Blanche !

Elle s’était éloignée de la clairière. À cet endroit de la rivière, une fine couche de neige la recouvrait et la rendait invisible. Irène prit garde à ne pas trop s’en approcher. Les arbres se densifiaient et elle se dit qu’elle était allé trop loin. Elle avait dû complètement se tromper de direction. Elle devait repartir au plus vite. Elle fit faire un demi tour à Petit Robert mais se ravisa. Le sifflet avait retentit à nouveau.

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