Un sentiment de révolte qui sommeillait en elle se remit à crépiter

Par Selma

Irène pensait à Blanche. La petite avait quelque chose de triste et de grave en elle, malgré sa gaité. Elle semblait attentive, aux aguets, elle possédait une clarté d’esprit inhabituelle. Sa voie calme et profonde, malgré son apparence fluette, lui donnait une sorte de crédibilité. Irène se demandait comment étaient ses parents. Étaient-ils attentifs et aimants envers leurs enfants ? Ou bien leurs faisaient-ils face avec de l’autorité ? Ils devaient être très croyants, s’ils avaient envoyé leur fille dans un couvent pour guérir. Étaient-ils rigoureux et avaient-ils des principes strictes ? Étaient-ils bons envers chacun, envers les pauvres et les mendiants dans la rue ? À chaque questionnement, Irène se demandait comment elle aurait été, elle, en temps que mère. Tout ce dont elle était certaine, c’était qu’elle n’aurait pas envoyé son enfant dans un couvent pour guérir. Il s’agissait là d’une solution assez inhabituelle. Même si les hôpitaux avaient perdu leur qualité d’hospice, un mari médecin était sans doute plus compétent qu’un flot de prière. Les parents de la fillette devaient avoir perdu toute confiance en la science, se dit-elle.

Elle quitta le paysage enneigé qu’elle voyait par la fenêtre des yeux, pour se concentrer sur les dossiers médicaux qu’elle avait commencé à archiver. Comme Thomas communiquait toujours avec ses patients par téléphone ou bien par skype, leur activité professionnelle n’était pas totalement interrompue. Elle déplaça quelques dossiers, machinalement, et ses pensées se mirent à nouveau à vagabonder.

Elle savait à présent pourquoi elle en avait voulu à Blanche lorsqu’elle lui avait parlé de sa théorie du bonheur : c’est qu’elle sentait que la jeune fille avait raison, et que c’était terriblement difficile à admettre. Il faut donner quelque chose en échange pour avoir droit au bonheur. Un philosophe avait dit que le bonheur n’est mérité que lorsqu’on a fait le Bien. Peut-être cela tenait-il au fait que contribuer au bonheur des autres rend heureux ? Mais n’était-ce pas là que le besoin d’être utile, dans quel cas cela ne permettait que d’avoir la conscience tranquille, un sentiment moins profond et constant que le bonheur ? Quelle était cette chose qu’il fallait donner en échange ? Irène ressenti une pointe de culpabilité. Elle était bel et bien en train de se questionner à propos de la recherche de son bonheur personnel. Quelle égoïste ! Elle ne méritait pas le bonheur, elle ne le méritait plus. Du moins, pas pour l’instant.

Elle se pencha à nouveau sur les dossiers médicaux.

_ Tu veux de l’aide ?

Thomas regardait son ordinateur avec une sorte d’envie. Il était assis en face d’Irène à la table à manger et faisait tournoyer un stylo entre ses doigts.

_ Tu as fini ton sudoku ? Demanda la jeune femme sans quitter ses dossiers des yeux.

_ Oui, c’était un pas facile celui là, le numéro 127.

_ Eh bien fais le 128.

_ Irène, j’en ai un peu assez, tu sais, fit-il en soupirant.

Elle leva la tête de l’ordinateur et lui adressa une moue moqueuse. Elle dit à voie basse,

_ Oui je sais, si tu veux m’aider, tu peux t’occuper de mon père, je crois qu’une balade lui ferait pas de mal.

_ Il dort.

Thomas désigna le rocking-chair du menton, où Mr Tellier ronflait doucement.

_ Tout à l’heure il parlait dans son sommeil … J’aurais jamais pensé que je puisse un jour me mettre à écouter les gens parler dans leur sommeil !

_ Qu’est ce qu’il disait ? Fit Irène avec un petit sourire.

_ Je sais pas trop, quelque chose comme, « des bébés, des bébés partout » !

Irène scruta le visage endormi de son père. Elle se dit que si elle était un arbre dans la tempête, alors son père était un conifère sous la neige. Elle remarqua un bout de papier coincé entre sa main et l’accoudoir du rocking-chair. Le bout de papier était une enveloppe. Irène se leva pour regarder de plus près. Il s’agissait de la même que Thomas et elle avaient reçu le jour de leur évacuation. Elle n’y avait pas repensé depuis.

La colère l’envahit.

 

5 février 2050

 

Elle entra dans la chambre de Emilio avec le jeu de dame entre les mains, la petite radio sous le bras et l’enveloppe entre les dents. Ils s’installèrent sur le lit du petit garçon. Irène monta le volume du post de radio parce que la pluie martelait sur la fenêtre de la chambre.

_ C’est Hasi qui joue ! Dit Emilio en posant la patte de son lapin peluche sur son pion.

_ Est-ce que j’aurais une carotte si on gagne ? Demanda Hasi.

_ Pas tout de suite, parce que les carottes sont en bas, répondit le petit garçon.

_ Il a raison, Hasi, c’est dangereux de descendre, et encore plus d’aller cueillir une carotte dans le jardin, précisa Irène en avançant une pièce sur le jeu de dame.

C’était au tour de Emilio qui eut un moment de réflexion intense. Il avait les sourcils froncés et ses petites lunettes rondes lui tombaient sur le bout du nez. Ses cheveux châtains épais et ébouriffés partaient en toutes directions et lui donnait un air si mignon. Ses oreilles étaient petites et un peu décollées, et ses yeux étaient bruns comme les deux boutons sur le visage d’un nounours. Il avait l’air moins préoccuper de l’inondation que de gagner la partie. Irène et Thomas ne lui communiquaient pas leurs inquiétudes et l’avait gardé loin des écrans où l’on pouvait voir les maisons rasées et détruites par les flots. Irène fit quelques erreurs d’inattention volontaire, et involontaire - car elle guettait les informations diffusées par le post de radio-, ce qui permit à Emilio de transformer un pion en dame et de dévaster le plateau de toute pièce noire.

_ Oui Hasi, on a gagné ! S’écria t’il en levant son lapin dans les airs comme un trophée.

Puis il se leva et se mit à sauter sur son lit. Irène dût retenir le post de radio qui s’apprêtait à tomber par terre.

_ Ne saute pas Emilio ! Fit-elle, mais le ton de sa voie ne l’incitait pas à en faire autant. Elle était heureuse de voir son fils aussi joyeux.

_ Regarde, tous les pions sont tombés, viens, aide moi à les rassembler.

Le petit garçon cessa de sauter et ensemble, ils ramassèrent les pions un à un pour les ranger dans le jeu de dame. En attrapant un pion noir sous le lit, Irène aperçu l’enveloppe qui avait dû tomber également. Elle l’observa un instant. Elle constata qu’elle en était la destinataire, mais l’expéditeur n’était pas renseigné.

_ Emilio, reste bien ici, je vais chercher de quoi ouvrir l’enveloppe.

_ D’accord !

Elle alla dans la pièce où Thomas travaillait, pour chercher un ouvre-lettre dans le pot de crayons qui reposait sur le bureau. De retour dans la chambre, elle déchira l’enveloppe et sorti la lettre. Elle était écrite en français. Irène connaissait un bon nombre de personnes en France, elle ne pouvait donc pas deviner de qui il s’agissait.

 

 

 

19 février 2050

 

_ Je ne t’ai pas parlé de la lettre verte que j’ai lu tu sais quand, dit Irène en revenant à la table.

_ Quelle lettre ? Je ne me souviens pas.

_ Si, la lettre qui était sur le bureau et que tu m’as passé quand je suis monté à l’étage.

_ Ah ! Oui, celle là. C’était de la part de qui ?

Irène s’éclaircit la gorge. Elle hésitait. Devait-elle lui en parler ?

_ Le système est vraiment pourri, dit-elle enfin, avec dégoût.

Elle secoua la tête.

_ Une lettre du gouvernement ?

_ Non, de Sissi.

Ils se dévisagèrent l’un l’autre. Thomas retenait son souffle. Il avait une intuition, mais n’osait pas la penser.

_ Regarde, je pense que c’est la même.

Irène alla chercher l’enveloppe qui reposait sous la main de son père. Elle en sortie la lettre. Un tampon indiquait sa provenance, invisible de l’extérieur, à moins que l’on connaisse le code couleur de l’institution.

_ La prison du parti international…

_ Sissi est passée par une organisation illégale pour faire une fécondation in-vitro. Je ne sais pas si les … si les ovules sont d’elle ou Nora, ou des deux, mais en tout cas, sa copine est aussi en prison.

_ Comme s’il y avait pas déjà assez de problème comme ça sur Terre, cracha Thomas

Il se passa une main sur le visage,

_ Je crois qu’ils n’en n’ont rien à faire de savoir laquelle des deux l’a fait. Ils sont implacable là-dessus. Elle t’a écrit si tout le réseau a été découvert ?

_ Non, il y a un nombre limité de caractères tu sais. Elle a déjà été très directe …

Ils ne dirent rien pendant un moment. Irène ne savait pas si elle devait avoir honte de sa sœur devant Thomas ou pas. Elle se voulait neutre politiquement, et tenait simplement à respecter la lois, sans s’en mêler davantage. Celle que Sissi avait enfreint voulait que le nombre d’enfant par famille soit contrôlé et que les enfants « non nécessaires »- tel était le terme employé- ne devaient pas naître. Il fallait adopter les enfants, disait le parti international, et non pas en créer artificiellement. C’était anti-écologique. Et pourtant Irène aimait sa sœur, celle avec qui elle avait passé le plus d’années de sa vie. Un sentiment de révolte qui sommeillait en elle se remit à crépiter. Elle essaya de le faire taire. Thomas rompit le silence,

_ Je trouve quand même qu’elles sont mal faites, ces lois. Sissi n’a fait de mal à personne. Un enfant c’est …

Il s’interrompit et se mordit la lèvre inférieure. Quand il enleva ses dents, une goutte de sang perlait.

_ Je pense que mon père pense comme toi … tu disais bien qu’il rêve de bébés, fit Irène, amèrement.

_ En fait, je ne sais pas quoi en penser, ajouta-t-elle dans un murmure, tout ce que je sais, c’est que personne ne mérite de perdre des années de sa vie, surtout quand on est heureux. Et je sais que Sissi et Nora l’étaient.

Thomas se leva pour aller à la cheminée dans laquelle un petit feu crépitait. Il revint avec un plateau d’échec.

_ J’ai envie de faire un coup d’État Irène, comprend moi s’il te plaît et pose cet ordinateur, fit-il en lui lançant un coup d’œil irrésistible, le même que Emilio lorsqu’il voulait un bonbon.

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