Bonnie - 1

À ma naissance, ma mère a décidé de m’appeler Bonnie. J’ai jamais su pourquoi. Je lui parle plus depuis mais le nom est resté.

Il paraît aussi que je suis née alors qu’elle était enceinte depuis plus de neuf mois, que je me suis salement fait attendre qu’on devait me « déclencher » le lendemain eh ben ça m’étonne pas. Je pense que j’avais saisi l’idée de ce qui m’attendait dehors et que je me suis dit franchement c’est vraiment la peine de se lancer là-dedans, que c’est une aventure bidon que ma mère m’aimait pas que tout a l’air crevant et puis il faut beau, doux et tiède ici, pas de loyer ou de crédit ou autre connerie à rembourser. Je devais être si bien dedans que je comprenais pas pourquoi en sortir. Je pense que je sentais l’entourloupe venir.

J’ai pas souvent été aussi futée dans ma vie.

On dit même que je suis plutôt stupide, Bonnie-la-bête, Bonnie-la-lente… Peut-être parce que je connais rien à rien, je sais pas, je regarde pas de films, je lis pas, j’écoute pas de musique, ou juste pour danser, et sinon je Rêve, je Rêve toute la journée. Entre le square, les quais, les apparts, j’ai parcouru tout Paris à pied, dormi dans tous les recoins, parfois les flics m’embarquent mais pour faire quoi ? Les nuits au poste je m’en fous. J’ai plus de famille plus de copain plus grand-chose dans ma vie pour s’inquiéter pour moi. Heureusement y’a besoin de rien avec le Rêve. Il faut juste prendre la poudre, la mettre dans de l’eau (ou la sniffer) et la boire, après il est aussi possible de la fumer en la mélangeant avec du tabac et de l’herbe. On appelle ça faire un morphée. Moi, j’aime bien le laisser se dissoudre en cachet sur ma langue. Ça pétille toujours un peu et ça donne les dents bleues. Je me laisse fondre avec.

Bonnie-la-bête.

Ouais, j’ai pas toujours beaucoup d’idées.

Par exemple, quand j’ai vu mon ex cramer le salon de Slang et qu’avec le salon, c’était un bout de ma vie qui partait en fumée, j’ai pas trop su quoi en penser. J’étais cachée derrière une poubelle, je voulais récupérer un truc dans son appart, je saurais même plus dire quoi. J’ai eu chaud qu’on m’est pas vue, enfin, sans mauvaise vanne. Ils déconnent pas aux labos BH, Patricia a eu les deux jambes explosées pour avoir tenté une entourloupe on voyait un os qui dépassait et encore, elle leur devait pas de thune.

Julius a embarqué Slang ensuite.

J’aime bien Slang. Je crois qu’on est amis. Il m’a tatouée gratuitement avec toutes les fleurs que je voulais, il m’a déjà dit que j’étais sa plus grande œuvre. Je lui ai dit que quand je serai morte, il pourra prendre ma peau pour l’accrocher dans son appart, il a dit que j’étais bête, qu’il faisait pas dans le parchemin, et quand il a dit ça, y’a eu comme une cassure dans sa voix. C’est à ce moment que je me suis dit qu’on était sans doute amis.

Alors quand tout a brûlé, je suis restée face aux ruines.

C’est le moment normalement où il faut dire un truc je crois, un truc fort, je sais pas, mais à la place, j’ai juste sorti une cigarette qualité 30 % et j’ai tiré dessus si fort que y’a bien deux centimètres qui sont partis d’un coup.

J’ai vu Slang pleurer.

J’ai vu le salon brûler. Y’avait des pages de l’encyclopédie de Slang qui volaient dans la rue — les pages de son trésor. Il m’avait dit : « C’est la chose que j’aime le plus au monde. Je pense que si je la perds, je crève. ». Je me suis dit qu’en fait, je voyais la vie de Slang brûler. Que peut-être qu’il allait mourir.

De ma faute.

Le salon brûlait.

Il brûlait de la faute de Bonnie-la-conne, Bonnie-la-lâche.

Une fois qu’il restait plus rien, au matin, je suis retournée à ma cachette, toujours le crâne barbouillé de blanc. Y’avait mes jambes qui faisaient mal parce que j’avais pas bougé de toute la nuit.

Là, j’ai fait les gestes mécaniques, hop, le pochon, la pastille, un petit verre d’eau avant, puis quelques coussins pour pas trop douiller au réveil, je me suis allongée.

Le salon de Slang, c’était chez moi, plus que tous les endroits de ma vie. Quand Jason m’engueulait, quand il cassait la vaisselle, j’y allais pour juste… je sais même pas. La fois où il m’a tapée, j’y suis allée. Quand je sortais de soirée, défoncée ou ivre, j’y allais. Quand je voulais essayer d’arrêter le Rêve, j’y allais. Puis je repartais. Toujours. Mais je sais pas. Chez Slang, j’ai pu être moi. Juste ça. Rien de plus. Sentir ce que c’est, à des moments, juste d’être soi. Ça faisait bizarre. Comme si finalement je devais pas sentir ça mais peut-être que j’ai plus l’habitude depuis le ventre de ma mère peut-être que j’ai jamais su ce que je devais ressentir.

Genre là je me sens seule.

J’essaie de compter qui il reste maintenant dans ma vie et ça fait zéro sur les doigts du coup qui pleurera Bonnie si elle crève ?

La pastille de Rêve pétille sur ma langue. On aurait dit un bonbon. Toujours du blanc dans ma tête et pas un mot. Slang pleurait. Il pleurait son salon et son bouquin. Je suçote le Rêve en matant le plafond à néons, les bras derrière le crâne, en attendant que la vague monte, elle commence toujours par le bout des doigts puis le fourmillement tout chaud grimpe jusqu’aux cheveux. Je sens déjà plus mon pouce. Les paupières tremblent, puis les joues, on penserait qu’il y a du soleil alors que je suis dans un faux plafond…

 

Je suis dans une forêt. Une belle forêt très verte comme on voit parfois dans les films. Une forêt avec de la mousse très douce. Il y a une drôle de chose dans l’air, je sais pas comment dire, mais c’est comme si tout était gentil et que j’étais dans un endroit où je suis un trésor qu’on aime beaucoup mais du bon amour. C’est comme si on me voyait comme j’étais mais que c’était pas grave. Parfois la forêt s’agite un peu, il y a des fleurs qui me grimpent dessus ou des lutins ou des fées qui me disent bonjour comment ça va on est heureux de te voir. Moi aussi je suis heureuse de vous voir. On t’attendait, Bonnie, on était si impatients. Il fait très doux aujourd’hui le moment idéal pour une sieste ou pour voler dans les airs. Il y a de la confiture si tu veux avec des vrais fruits et de l’eau très très fraîche de la rivière et la reine t’attend car la forêt t’aime. C’est vrai que vous m’aimez ? Même si je vole dans l’air ou même si je pleure ? Tu peux rester dans la forêt autant que tu veux. Ici les siestes sont douces et longues et il y a toujours à manger et à boire et la reine t’offrira des ailes de papillon pour voler et visiter les châteaux dans les vallées. Tu es unique, Bonnie, on a besoin de toi pour voir les châteaux. Pour parler aux chevaliers. On veut pas que tu partes car la forêt est fière de toi et serait très très triste que tu t’en ailles. On a besoin de toi pour que tu voles dans l’air et que tu parles aux chevaliers. Et il n’y a que toi qui puisses faire ça. On t’aime, Bonnie, on t’aime et tout le royaume des magiciennes est fier de toi.

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Hylm
Posté le 08/03/2025
Je pense qu'on est parti pour un commentaire par chapitre ahah
J'avais très très hâte d'avoir le point de vue de Bonnie après avoir été dans la peau de Slang.
Je retrouve agréablement le contraste des façons de s'exprimer entre Slang et Bonnie. Le vocabulaire très enfantin et les répétitions marchent bien avec mon cerveau pour imaginer la vision de Bonnie. Les petites remarques, sur ses surnoms, et surtout ce qu'elle entend quand elle rêve illustrent super bien ses complexes et souffrances. J'ai vraiment eu l'impression qu'elle affichait tous ses rêves (tiens tiens), et que le fait qu'ils soient si 'simples' (être estimée et aimée) la rendait encore plus triste.
Je la vois assez différement de ce que j'avais pu lire dans l'anarchie, beaucoup plus dans la fuite que dans le dégoût d'elle même (même si ça reste très présent). Ce n'est que le début, hâte d'en savoir plus sur elle.
Merci pour ta réponse sur mon dernier commentaire, c'est toujours un plaisir de te lire. J'espère que le projet de roman avance bien, je serais ravi de lire ça aussi, s'il s'achète en librairie encore mieux :)
Bon courage et merci encore
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