Slang ne pleure qu’une fois chez le psyc ; pas grand-chose, une larme qui lui échappe, roule, glisse le long de sa mâchoire puis s’égare dans son col. Rien d’autre, juste une unique larme. Malgré tout, le psyc essaie, il lui pose des questions sur le salon, sur sa perte d’emploi, sur les perspectives qu’il entrevoit pour le futur radieux qui l’attend nécessairement à cet âge. Des questions comme Vous voulez des mouchoirs ? Que vous évoque la possibilité de retrouver un emploi ? Parlez-moi de votre famille, un peu… Parlez, parlez… Slang ne le regarde pas, il évite ses yeux clairs et glacés, il examine toute la pièce pour en oublier aussitôt les détails : les moulures, le tapis, le bout usé de ses chaussures, l’immense bibliothèque tapissée d’ouvrages reliés de cuir, serrés et briqués, état impeccable, peu servis, un bureau d’acajou, une lampe en céramique d’un vert antique et un stylo-plume feuillé d’or et d’argent.
Slang ne veut pas lui parler de sa famille.
Sa famille est un mot qui se dissout dans le lacis de réverbères de l’autre côté de la vitre, dont les microalgues diffusent une délicate lumière bleue, semblable à la couleur des hortensias du jardin de sa mère. Ça fait combien de temps qu’il n’est pas allé voir sa mère ? Pour accéder à son pavillon de Romainville, il faut couper par une sente étrangement végétale où du lierre jaune et craquant dégouline en grappes des murets de calcaire. Slang n’est pas allé voir sa mère depuis bien cinq ans. Cinq ans… Si longtemps, déjà ?
C’est là que la larme lui a échappé. Une larme de rien, mais le psyc fait cliquer son stylo, avec un léger sourire qui dévoile ses dents blanches et brillantes, probablement qu’on y a posé des facettes. Slang fait grincer ses dents de métal dans sa bouche.
C’est Julius qui a déposé Slang à ce CR — centre de réorientation — afin que le psyc juge de son état et donc de sa prochaine réinsertion sur le marché de l’emploi ; le CR est la première étape quand, comme Slang, on se retrouve au chômage. Par conséquent, le psyc se voit déléguer l’arbitrage de si oui ou non Slang pourra conserver ses droits sociaux ou s’il sera relégué comme « marginal sans emploi ».
Le psyc lui demande est-ce que vous avez un endroit où loger ?
Slang ne répond pas ; il repense à sa mère, mais sa mère n’est plus là. Les hortensias ont fané depuis longtemps.
Le psyc répète est-ce que vous avez un endroit où loger ?
Slang reste muet ; il insiste, vous voyez, le temps d’attente pour un logement en foyer est de trois mois. Vous feriez mieux de commencer à y songer dès maintenant. Je vous prescris une semaine de thérapie intensive avec moi et des antidépresseurs. Comme ça, vous serez prêt pour l’expérience professionnelle à l’issue de la thérapie. Elle est obligatoire, mais vous allez voir, tout va très bien se passer.
C’est un lundi, on annonce cinquante degrés sur Paris aujourd’hui. Slang fait face à l’écran de son ordinateur dans l’open space bardé de néons vrombissants ; ses joues sont flasques, sèches, elles pèlent un peu, Gui a ronflé toute la nuit, alors il a mal dormi sur le canapé-lit. Il n’a plus de vernis. Il n’a plus ce crayon gras et noir autour des yeux. Il s’est attaché les cheveux ; ses dents sont cachées derrière un masque chirurgical — le temps de trouver une solution lui a-t-on dit.
On explique à Slang ses tâches.
Il lui semble s’observer agir depuis l’extérieur, à la façon d’un pantin qui se déploierait dans une brume poisseuse. Lui-même se trouve bercé dans un coton nébuleux depuis une semaine — tout lui parvient étouffé ; un vieux réflexe social anime seulement encore son corps. Il a arrêté de parler aussi, tant qu’à faire. Même pour la thérapie dite « à usage express ».
Même pour ce stage aux labos BH que le psyc lui inflige afin « d’augmenter ses chances de réinsertion sur le marché de l’emploi », « déployer un réseau de relations professionnelles » et « de nouvelles compétences plus utiles » ; plus utiles que quoi, pour sûr, d’un coup le cabinet du psyc avait été envahi d’un puissant parfum de fleurs aussitôt évanoui.
Six mois de cinquante-cinq heures de travail hebdo gratuit pour le labo qui a détruit sa vie, tout ça pour ne pas perdre ses droits sociaux.
Sans doute le cadeau final de Julius.
Quand Slang pince un bout de peau près de son poignet, la douleur est trouble. Sa chair fourmille avec de longues secondes de retard et malgré tout, il récidive, simplement pour s’assurer qu’il est toujours en vie ; cela fait quelques jours qu’il n’en est plus très certain.
La formatrice sourit et dit voilà, Note aussi que chaque semaine, tu auras un point seul avec le manager. Il faudra proposer des idées d’innovation pendant ce rendez-vous, je te conseille de commencer à y réfléchir maintenant. Pour faire preuve d’initiative, ils aiment bien ça.
Slang hoche la tête.
Il y a des fleurs sur la page d’accueil de son ordinateur. De grosses fleurs bleu pâle. C’était quoi leur nom déjà ? Hydra… Hydri… Il cherche, il cherche… Il a la sensation de nager à contre-courant dans sa tête. Rien. Alors, machinalement, il change l’image et la remplace par la première option proposée : une vue des gratte-ciel de New York de nuit où toutes les lumières brillent d’un puissant éclat jaune électrique.
X
J’ai toujours rêvé qu’on soit coloc, soupire Gui à l’issue d’une heure de monologue bancal sur l’Évangile de Saint-Jean chez les cathares, un coloc pour avoir quelqu’un à qui raconter ça…
Vous vous êtes trop longtemps contenté d’une routine, dit le psyc. À l’avenir, en entreprise, il vous faudra apprendre à faire preuve d’esprit d’initiative. Avez-vous déjà pensé à faire du sport ?
Gui se roule son joint du soir : Ah ouais, y’a plus de PQ, désolé, j’ai oublié d’en racheter… J’ai terminé les mouchoirs aussi.
J’ai une mauvaise nouvelle, annonce le psyc. Les assurances n’ont pas pu prouver que la cause de l’incendie était criminelle… Et ils ne remboursent plus les incendies estivaux. Vous prenez toujours bien vos antidépresseurs ?
Tu penses que c’est possible de la vie sans eau ? Genre, je sais pas, peut-être qu’on a pas les bons critères pour chercher les extraterrestres, c’est pour ça qu’on les trouve pas.
Vous avez besoin de hobbies, de voir des amis. Il y a souvent des évènements organisés en entreprise, karaoké ou afterworks, peut-être que ça sera une bonne occasion pour vous de rencontrer de nouvelles personnes ? Je demanderai à ce que vous soyez inscrit aux déjeuners des nouveaux les deux premiers mois. Vous serez une trentaine à chaque repas, trois fois par semaine. Vous verrez, c’est très convivial. Une bonne insertion en entreprise passe par une bonne sociabilité. Et une bonne insertion en entreprise vous apportera l’épanouissement que vous cherchez. L’humain est un être social.
J’ai rappelé Domi, elle me répond pas… Je trouve pas que ça soit normal de pas répondre à son ex. On est censés être en bons termes quand même. J’avais même accepté de plus parler latin avant le petit-déj.
Bon, bien, je dois dire que je suis content que vous ayez appris à ne pas prendre les choses personnellement. Ce sera capital pour bien séparer le ressenti professionnel et personnel. Vous avez l’habitude de travailler seul, mais à l’avenir, vous aurez une hiérarchie et cette capacité vous sera précieuse. Ce sera notre dernière séance, à l’accueil, on vous remettra les documents pour lundi. Il n’y avait pas de contrats payés disponibles. Vous serez donc en formation-stage d’insertion non rémunéré de six mois dans le service comptable des laboratoires BH. Soyez souriant, ils ouvrent toujours un ou deux postes en contrats intérimaires à l’issue des sessions. Et aussi… J’ai fait ajouter des consignes vestimentaires aux documents.
Il sourit et secoue son stylo :
— Mieux vaut ne pas être dans la provocation. Ce serait dommage. Votre avenir professionnel mérite mieux que ça.
J'ai de bons souvenirs de l'anarchie en jantes dorées donc ma vision des personnages est à la fois bien définie et un peu trompeuse j'imagine, je reste ravi de les retrouver même si j'ai encore moins envie qu'ils souffrent du coup :')
Je ne suis pas objectif, c'est purement un ressenti personnel mais je reste très très fan de ta façon de raconter la souffrance/mélancolie (il manque vraiment un mot pour décrire ce genre d'ambiance), que ça soit par cette impression de soupe trop chaude et de mélasse dans laquelle toute l'action baigne ou par des détails de beauté presque cristalline parsemée au milieu, ça fait vraiment ressortir les petites miettes d'espoir et de beau du mélange.
J'aime beaucoup Slang (on n'a pas encore trop vu Bonnie donc je ne vais pas me prononcer), je sens beaucoup d'affection pour lui aussi dans la façon d'écrire, et c'est tout bête mais ça me rassure quant à son futur.
Les autres personnages sont à la fois originaux (Gui surtout, c'est le genre de personne qu'on aime bien de loin) et crédibles. J'ai l'impression que ça passe par des dizaines de petits détails dans la façon de parler, des répétitions, les descriptions depuis les yeux de Slang qui viennent vraiment ancrer ma vision d'eux.
J'ai retrouvé pas mal d'éléments de l'anarchie en jantes dorées dans l'histoire (logique) mais ça ne me fait pas décrocher pour autant du tout, j'ai l'impression que la vision/motivation derrière l'écriture est assez différente mais je peux me tromper. J'y vois une grosse critique de la société, de l'enfer vers lequel elle se dirige par inaction, de la mort de l'art (et étonnament de sa réaparition sous d'autres formes), du capitalisme, de la violence et de l'obligation à trouver un moyen d'échapper à tout ça, quittes à se détruire.
Très hâte de continuer, j'espère que c'est aussi passionnant à lire qu'à écrire et que tu vas bien.
J'avais une question en plus, j'ai lu que cette histoire est faite pour être plus courte que l'anarchie et réutilise certains éléments, qu'est-ce qui t'a motivé à faire une telle réécriture ? Le choix des personnages que tu voulais 'garder' n'a pas été trop dur ?
Je ne pense pas commenter sur chaque chapitre comme j'ai pu le faire (sauf si tu trouves ça particulièrement pratique pour juger la compréhension/vision du lecteur chapitre par chapitre) mais je lirai tout ce que tu auras l'envie de poster :)
Pareil je reste dispo en dessous de mes commentaires si tu as des questions particulières du style 'est-ce que c'est clair que X' ou 'est-ce que le passsage Y est difficile à lire' etc... mais je ne sais pas si c'est ta tasse de thé
Tout d'abord, mille merci vraiment pour ton commentaire qui me fait hyper chaud au coeur, ces encouragements et le reste, merci vraiment pour tout !
Pour la genèse du projet, j'ai voulu faire quelque chose de plus léger pour respirer à côté du projet de roman en cours, d'où un format nettement plus court et une orientation différente de l'anarchie. Je voulais me concentrer sur la relation de Slang et Bonnie, mais aussi parler de certaines métamorphoses sociales d'aujourd'hui dans le rapport au travail, à l'art et à la notion de réussite individuelle entre autres
J'avoue qu'Emmatine et Faust me manquent, mais ils auraient apporté beaucoup d'ampleur à une novella que je voulais très synthétique :') le choix s'est imposé vite, mais il n'est pas simple pour autant, un jour je me dis que je reviendrai à l'anarchie
Et tout à fait, si je recycle des évènements dans la novella, leur sens n'a plus rien à voir avec ce qu'il était dans l'anarchie
Pour les commentaires et les lectures, tu es évidemment libre ! Je n'attends rien de particulier :) et ce commentaire est déjà énorme pour moi, vraiment, merci encore pour ton soutien