1643 AÉ, 019 ième
Chuoo, il y a onze ans.
Le troisième télépathe de la bande s'apparente davantage à un bulldozer qu'à un félin. Né sur Belquar d'un couple de classe moyenne, Skelan a été abandonné petit et il semble en avoir gardé des marques indélébiles : ballotté de famille en famille, il a grandi sans stabilité ni vraie affection. Peut-être parce qu'il paraît expert à semer la zizanie chez ceux qui l'abritent ? Avant de disparaître une première fois, à huit ans, il enchaîne dix foyers d'accueil, dont plusieurs connaissent des événements chaotiques : séparations, deuils, accidents. En est-il la victime, l'instigateur ou bien l'auteur ?
On retrouve sa trace sur Minzhue, sous un nouveau nom. Quand une guerre décime le gang dans lequel il s'est invité, il s'éclipse de nouveau, à onze ans. Sur Ptéromèle, scénario presque identique : une bande trop ambitieuse qui finit par se faire remettre à sa place par les autres. Notre homme ou plutôt adolescent à l'époque se présente comme le fils adoptif du leader de ce gang trop gourmand. Il fuit une fois de plus, semant derrière lui les cadavres d'une bonne trentaine de membres de divers clans criminels.
À treize ans, Skelan a connu trois planètes, trois noms. Il a laissé derrière lui le chaos et un sillage de sang.
Il réapparaît sur Roorka. Cependant, comme les documents l'expliquent, il reste discret, se contentant de vivre tranquillement aux crochets d'étudiantes qu'il exploite. Il ne revient sur le devant de la scène qu'à vingt ans, comme fils adoptif du principal conseiller du commandeur...
Le dossier, contrairement aux premiers, dresse un profil psychologique de Skelan aux alentours de ses treize ans. À cet âge, il est décrit comme égocentrique, immature, dominateur et totalement amoral. L'étude montre que chez lui, un trait fondamental apparaît en filigrane dans ses actes : le traumatisme de son abandon, engendrant ce ressentiment qui le pousse à la haine des autres, quels qu'ils soient. Ressentiment envers ses familles d'accueil, haine pour tous ceux qui font partie de son entourage et qu'il perçoit comme si différents de lui.
Skelan ne considère pas les humains comme ses semblables, mais comme des pantins animant son petit théâtre personnel. Tel un enfant, il aime casser ses jouets pour affirmer son pouvoir en ce monde. Sauf que ses soldats miniatures, ses robots, ses marionnettes à lui sont les infortunés qui l'ont abrité ou les membres des gangs. Il s'est lui-même placé en dehors de l'humanité.
Skelan arrive, et moi, je me traîne au spatioport avec l'énergie d'une batterie en fin de vie.
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Le badge fonctionne parfaitement quand je parviens à l'entrée à l'heure prévue. Je passe dans les vestiaires, force un placard afin de revêtir la tenue beige et rouge des manutentionnaires. Signe encourageant, la première que je trouve se révèle à peine trop large, la taille idéale pour dissimuler mon arme.
J'emprunte ensuite les couloirs de service jusqu'aux docks. Je n'ai aucun mal à naviguer : j'ai arpenté pendant trois jours les corridors virtuels d'une simulation programmée d'après les plans du spatioport. Je pourrais maintenant m'y diriger les yeux fermés. J'y ai repéré des chemins détournés pour monter là où je cherche à me poster, au niveau des poutrelles du dôme coiffant la salle de débarquement.
C'est presque trop facile. Seul petit pincement au cœur, le moment où je croise des employés, dans une tenue semblable à la mienne ; aucun ne me prête la moindre attention.
La sécurité n'est pas très sévère ici, on contrôle uniquement les entrées. Nous vivons en temps de paix, aucun péril majeur ne justifie une protection systématique des lieux. Seule la délégation qui approche sera escortée par l'armée à partir de son arrivée. Et il s'agit du respect d'un certain décorum plus que d'une inquiétude réelle.
Utilisant mon badge une fois de plus, je quitte les couloirs de service pour les boyaux dédiés à la maintenance et l'inspection des structures. Après m'être coincé trois fois et écorché sur des saillies, je saisis pourquoi on s'est autorisé dans cette branche d'activité à faire appel à des singes mécaniques, ces robots autonomes qui sont d'habitude réservés à l'armée. Autrefois, on utilisait des Aédiens ; cependant les habitants de cette planète excentrée apprécient peu d'être pris pour des enfants, ce qui leur a valu sur Chuoo la réputation d'être prompts à la querelle.
Pestant et me tortillant dans ces boyaux étriqués peu éclairés, je finis par ressortir à l'endroit prévu. Une étroite passerelle d'inspection et d'entretien des structures est tendue sous les poutrelles principales soutenant le dôme. Vertige garanti, à une vingtaine de mètres du sol. Domptant mes pieds qui rechignent à s'engager, je me concentre sur la mission et avance au-dessus du vide le long de la passerelle à peine assez large pour poser mes deux pieds l'un à côté de l'autre. Mon entraînement de combattant prend le dessus. J'oublie le sol pour ne plus penser qu'aux objectifs : aller vite, ne rien faire tomber et rester silencieux, car le dôme se comporte comme une immense caisse de résonance.
Arrivé au milieu, je me rétablis sur une poutrelle perpendiculaire encore plus étroite. Avançant cette fois sur une réglette de moins d'une main de large, je rejoins mon poste d'embuscade, au-dessus de la sortie des capsules de décontamination.
Le vaisseau est arrimé, toutefois personne n'a franchi les sas. Je suis dans les temps, en position idéale. Je me fais tout petit, en espérant qu'aucun des membres du comité d'accueil qui patiente en bas ne va lever les yeux : personne n'est censé se trouver là où je me promène.
Mon intervention ici, dans un environnement sécurisé, repose sur un double pari : au cœur de la délégation entourée de soldats, Skelan ne s'attend pas à un attentat contre lui. J'ai de bonnes chances de le prendre au dépourvu, juste ce qu'il me faut. Premier pari. Le second me concerne : les militaires sont des êtres disciplinés et ils ont appris qu'on ne tire pas sur un adversaire qui se rend. Je compte agir puis jeter ostensiblement mon arme en levant les bras.
Je n'ai pas calculé la probabilité de réussite ni le risque d'être tué, cependant mon instinct me murmure que la première dépasse le second. D'un côté l'exultation du succès, de l'autre la peur de la mort, de la chute de vingt mètres sur le métal froid des coursives. Le tout se multiplie et me hisse au sommet de ma vigilance malgré mon épuisement.
Comme l'avant-veille, je me sens vivant, attentif au moindre souffle d'air susceptible de dévier ma visée, aux battements de mon cœur qui ne doit pas s'emballer, à la goutte de sueur qui me trahirait en s'écrasant en bas. Les secondes passent avec une intensité qui n'existe que pour moi.
Quand la délégation apparaît, je ne vois que Skelan. Il se tient au milieu des autres, mais chacun reste à distance de lui, comme si d'instinct, ils percevaient les crocs derrière le sourire civilisé. Parfait pour moi. Je ralentis ma respiration, contiens mes pensées, discipline mes nerfs : quelques dixièmes de seconde, j'ai l'illusion d'un contrôle parfait. Le système reconnaît la cible puis se verrouille.
Je tire.
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Tout s'est déroulé comme prévu : l'effondrement de Skelan, ma démonstration de soumission à l'autorité suivie d'une arrestation musclée, mais pas indûment violente. Ni drame ni fracas ; seuls quelques murmures d'horreur et d'incompréhension montent depuis les délégations tandis que je me transforme en statue, puis en marionnette aux ordres des soldats venus m'appréhender. En équilibre les mains en l'air sur la fine poutrelle, je glisse jusqu'à eux sans gestes brusques. Cette réaction des spectateurs, si tenue qu'elle est comme effacée, ne traduit-elle pas le soulagement -inconscient mais profond - de ceux qui ont côtoyé Skelan de près ?
Je ne le découvrirai jamais. Emmené sans ménagements, je n'ai pas approché le lieu du crime et encore moins contemplé ma victime. À quoi bon ? Je connais chacun de ses gestes ou de ses expressions faciales. Apprendre par cœur son curriculum m'aura servi à l'évaluer, à estimer que sa trop grande confiance en lui endormirait sa vigilance et me fournirait une fenêtre de tir. Je me suis approprié sa façon de penser, j'ai endossé sa personnalité jusqu'à le détruire. À présent, il ne me reste plus qu'à redevenir moi-même.
Quelques heures plus tard, le commandant en chef de l'armée apparaît en personne et me fait libérer. Son regard froid me transperce ; je sens sa contrariété rien qu'à sa façon de me considérer :
- Je ne comptais pas vous revoir de sitôt, Irragaëhl.
- Allez-vous me dire qui se cache dans les coulisses de cette mission ?
Mon ton n'est peut-être pas aussi déférent qu'il le devrait, et mon impatience trop manifeste. J'admire pourtant les compétences ainsi que les accomplissements du commandant en chef Lan Gensui. Je m'octroie quelques circonstances atténuantes, entre l'adrénaline de l'action qui m'a déserté et ma poitrine qui me torture à chaque inspiration, le tout me réduisant à un état d'épuisement fébrile.
- Il vous faut retrouver vos souvenirs d'abord. Je vais vous faire raccompagner à votre hôtel. Tenez-vous à disposition de mes services demain. Ce sera tout.
Il m'a congédié sans plus de formes. Je devine à son exaspération qu'il n'a pas trempé dans ce plan, mais qu'on l'a mis au pied du mur, lui aussi. J'imagine que la découverte de ces colis encombrants est déplaisante, pour ne pas dire plus.
Dans le véhicule qui me ramène, je réalise avec retard - et colère - que le commandant en chef connaît le commanditaire de cette mission alors que je l'ignore toujours ; je me sens humilié, rabaissé qu'il ait eu connaissance de l'effacement de ma mémoire.
Le lieutenant qui me raccompagne doit me prendre pour un cinglé quand je me plie soudain en deux, secoué d'un fou rire douloureux, mais inextinguible : que m'importe aujourd'hui l'opinion de mes anciens supérieurs ? L'indifférence soigneusement composée du jeune officier me fait redoubler et, le souffle coupé, je finis par fermer les yeux, les phalanges pressées contre mon front, cherchant à grappiller un peu d'oxygène sans gonfler mes poumons douloureux, molécule par molécule. Ma blessure me lance au point que je visualise à chaque inspiration le poignard qui s'est enfoncé dans ma poitrine. Je l'imagine tranchant, bien équilibré, le manche d'un noir mat pour fendre l'air sans éclat et demeurer invisible jusqu'à sa destination. Cette vision quasi hallucinatoire me dégrise et me glace.
Je retrouve la chambre qui ne m'a finalement hébergé que deux nuits, ainsi que les quelques affaires que j'y ai semées. Je m'écroule sur le lit, parcouru de frissons d'épuisement, mais incapable de lâcher prise. Va-t-il respecter ses engagements ?
- Tu es là ?
- Oui.
Soulagement, angoisse.
- Tu as promis !
C'est bien la première fois que je réclame qu'il pénètre dans mon esprit.
- Oui. Il faut que tu dormes.
Je ris tout haut, mon hilarité ravivée.
- Jamais je n'y parviendrai. Je suis bien trop nerveux.
- Laisse-toi faire. C'est la toute dernière fois, précise-t-il.
- J'imagine que tu n'as pas besoin de ma permission, sifflé-je avec colère.
- Exact, réplique-t-il d'un ton neutre.
Sengo hésite quand il s'agit de femmes et l'autre à son réveil. Grouh. Je ne me lasserais pas de te dire la force de la présence de l'autre. Le découvrir à son réveil nous met immédiatement à la place de Sengo qui le fixe dans les yeux : c'était une scène en apparence simple, mais la puissance de leur relation la rend très particulière <3 J'ai beaucoup aimé !
J'apprécie aussi que, même quand la mission se passe aussi bien qu'ici, tu décrives la victime. Je m'attendais presque à ce qu'il n'ait pas tué la bonne personne, en fait, qu'il l'ait repéré et ait joué avec son esprit... mais apparemment c'est bon.
Et ça nous permet de constater qu'il n'est pas le seul à avoir un deal avec les télépathes. Comment Lan pourrait-il être au courant de sa perte de mémoire ? Et qu'y a-t-il dans ses souvenirs d'assez important pour qu'on ait jugé utile de les effacer durant un temps ?
Tu sais maintenir le suspens hein ? <3
Je vais donc prendre mon mal en patience et guetter les prochains chapitres ! Encore bravo pour cette histoire envoutante Rachael !
Oui il a bien atteint la bonne personne, mais il ne l'a pas tué, je vais peut-être le préciser, les trois "victimes" vont finir dans un caisson, avec possibilité de réveil, quand même...
Sur l'effacement de sa mémoire pendant la mission, j'en parle juste après, tu auras l'explication bientôt.
Enfin, sur ce que sait Lan, on peut penser que le mystérieux commanditaire l'a mis au courant de certaines choses, mais je crois qu'il faut que je précise un peu, là aussi.
C'est vraiment bien utile d'avoir une lectrice curieuse comme toi, ça me permet si on comprend toujours ce qui se passe, et de voir les petits points qui restent à préciser.
Merci beaucoup, je viendrai moi aussi bientôt faire un tour sur Meutes. ;)