Chapitre 1

Par Mimi

C’était dimanche et la sonnerie perçante de la porte retentit, résonna dans tout le couloir et dans la cage d’escalier, jusqu’à faire sursauter Bertille, assise tout en haut sur la dernière marche. Elle claqua par reflexe les deux couvertures du livre posé sur ses genoux et regretta immédiatement son geste : elle avait perdu la page.

Mais il y avait quelque chose de plus important qu’une page perdue un dimanche après-midi. Elle ne se serait pas perchée sur la dernière marche de l’escalier si elle n’avait pas su que quelqu’un sonnerait à cette heure précise.

Elle dégringola jusqu’en bas, jusqu’à l’endroit où par la vitre floutée, elle pouvait voir le couloir et la porte d’entrée. Elle vit la longue ombre de son père qui courait dans la pénombre du boyau, ses chaussures claquant en décalé contre le vieux carrelage. En regardant à travers cette petite fenêtre qui donnait sur les parties communes, elle avait l’impression de regarder la télévision. Elle se sentait en sécurité derrière le petit écran.

Elle se hissa sur la pointe des pieds et s’accrocha à la rampe pour mieux voir lorsque la lumière envahit le couloir, signe que son père venait d’ouvrir la porte aux invitées.

Elle entendit sa voix se répercuter le long des murs sans comprendre ce qu’il avait dit. Ça n’avait pas d’importance, elle savait très bien ce que les deux personnes - car elles étaient deux - venaient faire à l’école un dimanche. Pourquoi venir à l’école un dimanche, si ce n’était pour la visiter ? Bertille était bien mal placée pour répondre à cette question. En fait, elle était en permanence à l’école. Elle y habitait avec son père, pour la bonne raison qu’il en était le directeur.

La porte s’est refermée, replongeant le corridor dans le noir, et trois figures blanches non-identifiables ont remonté la distance jusqu’à passer juste sous la cachette de Bertille. Elle recula un peu, malgré elle, même si elle savait qu’on ne la remarquerait pas. De toute façon, elle se trouvait dans la partie privée de l’école, personne n’avait le droit d’y aller et il n’y avait aucun intérêt à ce que son père fasse visiter leur maison aux inconnues, même si leur habitation à proprement parler n’était qu’une partie du bâtiment central. Le rez-de-chaussée se voyait ainsi occupé par la bibliothèque et la salle des instituteurs - qui soit dit en passant, constituait également leur cuisine.

Pour l’instant, les trois personnages de sa petite pièce de théâtre quittaient son champ de vision, leurs visages pâles flottant bizarrement derrière le carreau déformant. La plus petite des silhouettes s’arrêta alors juste sous la porte et sembla fixer Bertille, comme si elle pouvait voir au travers du verre. Le cœur de Bertille s’accéléra brutalement. Elle essaya de l’imaginer avec un vrai visage, coincée dans son chemisier de petite fille sage, pour rendre cette vision un peu moins effrayante. Elle n’y arriva pas ; elle avait l’impression de voir un fantôme. Ce fut une tache violette qui apparut au coin de son œil qui la sortit de sa terreur. Elle entendit distinctement une voix féminine :

-       Allez, Isabeau, monsieur Fauripré n’a pas que ça à faire.

Bertille se détendit. La fille de l’autre côté de la porte avait le nom d’un personnage de roman. Elle ne pouvait qu’être quelqu’un de bien. Avec amertume, Bertille se rappela qu’Adélaïde Bontempi portait aussi le nom d’un personnage de roman, et cela ne l’empêchait pas d’être une peste.

Quand elle fut sûre que son père et ses deux convives eussent quitté la pièce, Bertille remonta précipitamment toutes les marches de l’escalier, s’arrêtant au passage pour récupérer le livre dont elle avait perdu la page, posé à même le sol au milieu de la coursive. Elle poursuivit son chemin jusqu’à la fenêtre, un peu en hauteur, qui donnait sur la cour. Elle était si haute que seules les branches des platanes venaient gratter contre la vitre au gré du vent. D’ici, la vue était imprenable sur l’école toute entière, les classes de l’autre côté, les dessins en pavés sur le sol de macadam. Bertille préférait rester là le matin, à regarder ses camarades jouer au ballon ou à la corde à sauter, plutôt que de les rejoindre et attendre avec eux que la sonnerie retentisse, annonçant le début de la journée. Elle aurait préféré passer ses récréations perchée à cet endroit plutôt que recroquevillée sous le préau, mais son père le lui interdisait : elle devait se mélanger aux autres enfants comme si de rien n’était.

Mais Bertille n’appréciait pas spécialement la compagnie des autres enfants. En fait, elle se sentait de trop, comme s’ils avaient tous quelque chose qu’elle ne possédait pas, comme si elle était trop différente d’eux pour qu’ils acceptent qu’elle vienne parmi eux. M. Fauripré, comme ils l’appelaient tous, n’avait jamais rien vu de tout ça. Il disait que c’était à elle de s’intégrer dans les petits groupes, qu’il n’y avait que comme ça qu’on se faisait des amis. Bertille avait essayé. Elle préférait toujours la compagnie de son petit cagibi.

Elle se redressa en apercevant les trois silhouettes traverser la salle de classe pour atteindre la salle de classe des CM2. La tache violette qu’elle avait aperçue dans le couloir n’était autre que le sac à main verni de la dame qui accompagnait la nouvelle. Ils avaient donc fini de visiter la bibliothèque, et cette Isabeau semblait être une future élève de son père. C’était une drôle d’idée d’arriver dans une nouvelle école au beau milieu de l’année. En tout cas, Bertille sut instantanément qu’elle ne pourrait s’en faire une amie : elle avait un an de moins que cette fille, elle était dans la classe de CM1 de mademoiselle Hélène. 

La porte de la salle se referma derrière eux. Bertille se dit que c’était le bon moment. Elle sauta de son perchoir et redescendit l’escalier, jusqu’à la cuisine. Elle grimpa sur le tabouret, décrocha la clé qui pendait accrochée à un clou et sortit dans la cour. Elle se dirigea tout à droite, sous le préau, à côté de l’entrée de l’école. Là se trouvait de grands placards poussiéreux contenant de vieux bureaux d’écolier, et surtout, son cagibi.

Vu de l’extérieur, il n’était pas bien différent des autres placards. C’était celui le plus à droite, qui faisait le coin du préau, et personne n’aurait pu soupçonner qu’il contenait autre chose que des meubles usagés. Mais ce cagibi était très spécial. Il contenait principalement des livres, de toutes les sortes. La plupart n’étaient plus adaptés à l’âge de Bertille depuis longtemps, mais elle les gardait quand même. Ils lui rappelaient sa mère qui lui manquait. Elle venait chaque jour dans son sanctuaire, pour lire tranquillement et oublier que sa mère n’était plus là et que les autres enfants étaient méchants avec elle.

Son père n’aimait pas trop qu’elle reste aussi longtemps à l’intérieur. Il lui interdisait de garder la clé sur elle, soi-disant pour ne pas qu’elle la perde, même si elle la gardait toujours soigneusement dans la poche de son tablier. Il lui reprochait souvent de lire les mêmes livres, mais jamais il n’avait cherché à faire le tri dans sa petite collection.

Cet après-midi-là, Bertille avait attendu dans l’escalier pour apercevoir la nouvelle, mais si tout avait été normal, si ce dimanche avait ressemblé à n’importe quel dimanche, si personne n’avait sonné à la porte, alors elle aurait passé la journée entière enfermée dans son cagibi, à se noyer dans les coussins posés à même le sol, sous les couvertures, happée par un livre dont elle connaissait pourtant déjà la fin.

Ce fut donc avec fébrilité qu’elle glissa la grosse clé dans la serrure. Elle s’apprêtait à entrer, quand soudain, son regard se posa sur l’ombre inhabituelle qui faisait le coin. Elle reconnut avec horreur la nouvelle, qui la fixait sans ciller.

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Fannie
Posté le 14/02/2020
Coucou Mimi,
Cette ambiance de dimanche dans une école vide donne une impression de léger ennui, que Bertille trompe en lisant et en épiant ce qui se passe dès que quelque chose sort de l’ordinaire. Je parle de léger ennui, mais on sent aussi cette tristesse sous-jacente, exprimée avec finesse. Je me reconnais un peu en elle à cette difficulté à s’intégrer parmi les autres enfants, qu’elle observe à distance. Sa manière de trouver des raisons pour penser qu’elle pourra être amie avec cette inconnue est attendrissante. Pourtant cette nouvelle arrivée, soudainement apparue dans un coin tout près du cagibi, a quelque chose d’inquiétant.
Coquilles et remarques :
— (Dans le résumé) Pas de panique, le trio infernal vous résout tout ça en moins de deux, et en direct de leur QG, [le trio infernal –> en direct de son QG ; grammaticalement, le trio, comme le couple, la famille, le groupe, etc. sont au singulier]
— Elle claqua par reflexe les deux couvertures [réflexe]
— Elle dégringola jusqu’en bas, jusqu’à l’endroit où par la vitre floutée, elle pouvait voir [J’ajouterais une virgule après « où » / la vitre diaphane, peut-être ?]
— ses chaussures claquant en décalé contre le vieux carrelage [Elle est assez loin pour que le son lui parvienne avec du retard ?]
— ce que les deux personnes - car elles étaient deux - venaient faire [Il faut des tirets longs, cadratins ou demi-cadratins]
— La porte s’est refermée, replongeant le corridor dans le noir, et trois figures blanches non-identifiables ont remonté la distance [La porte s’était refermée / non identifiables / avaient remonté]
— Le cœur de Bertille s’accéléra brutalement [accéléra, se mit à accélérer]
— jusqu’à la fenêtre, un peu en hauteur, qui donnait sur la cour. Elle était si haute [Pour éviter l’effet de répétition hauteur/haute : si élevée, peut-être ?]
— la vue était imprenable sur l’école toute entière [tout entière ; ici, « tout » a valeur d’adverbe]
— décrocha la clé qui pendait accrochée à un clou [Pour éviter l’effet de répétition décrocha/accrochée, je propose simplement « qui pendait à un clou »]
— Là se trouvait de grands placards poussiéreux [se trouvaient]
— contenant de vieux bureaux d’écolier, et surtout, son cagibi [Je mettrais la virgule après « et »]
— soi-disant pour ne pas qu’elle la perde, [prétendument plutôt que « soi-disant » / « pour qu’elle ne la perde pas » ou « pour éviter qu’elle la perde »]
Mimi
Posté le 05/03/2020
Merci pour tous tes commentaires ! Désolée pour le retard mais tu as vu juste, je ne viens plus très souvent sur PA…
Merci pour tes remarques :-) Je les note et les garde précieusement, notamment parce que je n'ai pas eu beaucoup de retours sur cette histoire !!!
Merci beaucoup encore <3
Fannie
Posté le 05/03/2020
Mimi, je suis très contente de te revoir. Je commençais à croire que tu avais définitivement disparu de PA.
En ce moment, je suis en train de lire et commenter la quarantaine de participations au concours du 29 février. Dès que j'aurai terminé, je reviendrai dans le cagibi pour les derniers chapitres.
Jupsy
Posté le 10/04/2016
Coucou Mimi !
J'ai décidé d'aller jeter un coup d'oeil à ton autre histoire choisie par une plume dans une autre catégorie des Plumes d'Or. Je ne regrette absolument pas mon choix. Tu vas rester ma plume pour les parenthèses agréables après des incursions dans des mondes où tes collègues plumes démembrent leurs personnages ou les assassinent devant l'être aimé. 
J'aime beaucoup Bertille, je me reconnais un peu en elle. Du moins quand j'étais petite fille. Je n'aimais pas me mélanger aux autres. J'aurais adoré avoir un cagibi avec plein de livres, j'aurais claqué mon livre et perdu ma page juste pour le plaisir de savoir qui était la nouvelle. Je me serais fait des films sur son prénom. Bref j'ai aimé et j'ai hâte de savoir comment leur relation va évoluer puisque la nouvelle a décidé de se retrouver aux côtés de Bertille ! :)
Mon seul bémol serait tes phrases un peu longues, mais c'est vraiment du chipotage !
Allez je vais lire la suite !
Mimi
Posté le 10/04/2016
Oh Jupsy, c'est trop mimi :') Je ne suis peut-être pas sadique avec mes personnages mais mes histoires sont rarement joyeuses et drôles !!!
J'ai mis beaucoup de moi en Bertille. Je suis une fausse créatrice, je m'inspire toujours de vraies personnes pour inventer des personnages. Et mea culpa pour les phrases trop longues ! Je me suis soignée depuis que j'écris des rapports de stage mais je reconnais que c'est un vilain défaut... J'essayerai de revoir ça, merci beaucoup de l'avoir signalé !
Merci pour cet adorable commentaire !
Rachael
Posté le 10/04/2016
Hello Mimi,
J’aime bien ce côté très visuel et imagé de ton écriture. (elle était perchée, elle dégringolait, les branches des platanes qui grattent, etc.)
C’est un intriguant début avec ces inconnues qui arrivent et la petite Bertille qui les épie. Curiosité, ennui, envie de se trouver une camarade, on ne sait pas très bien pourquoi elle les guette, mais ce n’est pas forcément très grave. Cette façon de nous esquisser son portrait, avec son repli sur soi est très bien vue je trouve.
Un joli début !
Détails :
par la vitre floutée : dépolie ?
ses chaussures claquant en décalé : pas bien compris pourquoi ça claque « en décalé » (et par rapport à quoi ?)
La porte s’est refermée, replongeant le corridor dans le noir, et trois figures blanches non-identifiables ont remonté la distance jusqu’à passer juste sous la cachette de Bertille : c’est un peu bizarre ce passage au passé composé, surtout que tu repasses au passé simple juste après
Le cœur de Bertille s’accéléra brutalement : accéléra ?
Quand elle fut sûre que son père et ses deux convives eussent quitté la pièce : eurent quitté ? (pas besoin de subj ici, il me semble)
Elle se redressa en apercevant les trois silhouettes traverser la salle de classe pour atteindre la salle de classe des CM2 : pas très clair, c’est quoi cette première salle de classe ?
l’ombre inhabituelle qui faisait le coin : J’ai eu du mal à visualiser. 
Mimi
Posté le 10/04/2016
Hello Rachael ! Merci pour ce commentaire très détaillé, ça m'aide beaucoup pour la correction et ça n'a pas forcément été souligné avant, donc merci beaucoup !
Pour le style, j'avoue qu'en relisant Malika Ferdjoukh (je ne sais pas si tu connais, mais j'ai énormément lu la série Quatre Sœurs pendant mon adolescence), je me rends compte qu'elle m'a beaucoup influencée avec son style imagé...
En tout cas merci d'être passée ! :)
Kittylou
Posté le 03/04/2016
Coucou, Mimi :D
Pauvre Bertille, elle a l’air tellement seule (et moi non plus, je crois que je n’aimerais pas habiter à l’école…). J’ai beaucoup aimé ton style, on se glisse tout de suite dans la tête d’une enfant ^^ C’est amusant, en lisant le premier chapitre, je me représentais la scène dans mon ancienne école primaire :P
En tout cas, j’ai bon espoir que Bertille puisse se faire une amie d’Isabeau =)
 
Mimi
Posté le 03/04/2016
Hey Kitty, merci beaucoup d84;a039; C'est vrai que je me suis pas mal inspirée de ma propre expérience de l'école (pas très heureuse non plus malheureusement^^) ainsi que de mon école primaire dont certains locaux étaient en fait une ancienne maison. En tout cas c'est génial que ça te plaise et que ça soit un minimum crédible :) Merci d'être passée ! d84;a039;
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