Chapitre 2

Par Mimi

 

-       Je me disais bien qu’il y avait quelqu’un dans cet escalier, dit-elle d’une voix douce et tranquille en se rapprochant de Bertille et de son cagibi.

La tête de Bertille lui tournait. Non seulement cette fille l’avait vue espionner dans l’escalier, mais en plus elle connaissait désormais l’existence de son cagibi avant même d’avoir commencé l’école ici. C’était pourtant un secret qu’elle gardait pour elle, à l’exception peut-être de Jimmy, le fils de la dame de service. Elle attendait toujours que tout le monde soit parti avant d’oser entrer dans son cagibi le soir. Elle n’imaginait pas laisser quelqu’un savoir ce qui se cachait derrière le dernier placard à droite.

            Tout près d’elle, la nouvelle dénoua les mains qu’elle tenait derrière son dos et désigna la porte du doigt :

-       Qu’est-ce qu’il y a dedans ? a-t-elle demandé innocemment, pour engager la conversation avec une Bertille muette de terreur.

Tentant tant bien que mal de reprendre ses esprits, Bertille secoua la tête et se concentra sur le joli visage d’Isabeau qui tout compte fait, n’avait rien d’effrayant.

-       Je m’appelle Bertille, a-t-elle articulé d’un ton tremblotant, espérant que le changement de sujet lui éviterait de répondre à la cruelle question.

Isabeau sourit, d’un joli sourire. Elle penchait la tête sur le côté, son regard allant de Bertille à la porte du placard, preuve qu’elle n’avait absolument pas oublié la question.

-       Enchantée, Bertille, a-t-elle néanmoins répondu. Moi, c’est Isabeau.

Elle semblait toutefois suffisamment polie pour ne pas insister sur la question du cagibi - du moins, pour le moment. Bertille redoutait déjà le lendemain, lundi, lorsqu’elle demanderait à ses camarades de classe ce que contenait le placard le plus à droite sous le préau, auquel la fille du directeur semblait tellement tenir. Toute l’école la tourmenterait pour qu’elle crache le morceau.

Elle ne se pardonnerait pas de ne pas avoir attendu le départ de leurs deux invitées ce dimanche après-midi. Elle ne voyait pas du tout comment s’extirper de cette mauvaise passe.

Elle remercia de tout son cœur la dame qui accompagnait la nouvelle, qui s’époumona dans la cour.

-       Isabeau ! Tu viens dire au revoir à monsieur Fauripré ? On y va !

Isabeau eut un sourire en coin, comme pour s’excuser de couper court à leur entrevue. Bertille souffla un bon coup lorsqu’elle la dépassa pour rejoindre les deux adultes.

-       À demain, Bertille, dit-elle gentiment, si gentiment d’ailleurs, que Bertille se demanda si elle ne se trompait pas sur le compte d’Isabeau.

Peut-être était-elle finalement très différente d’Adélaïde Bontempi et de toutes les autres filles qui au mieux l’ignoraient, au pire essayaient de lui nuire par tous les moyens.

Isabeau lui adressa un dernier signe de la main en passant la porte de la cuisine avec la dame qui l’accompagnait et le père de Bertille, qui lui fit les gros yeux en l’apercevant devant le cagibi, la main sur la poignée. Bertille se mordit la lèvre : ça risquait de barder pour elle…

Elle attendit que tout ce petit monde soit rentré et ait refermé la porte avant de se retirer dans le cagibi. Elle soupira en songeant que ça n’aurait pas pu plus mal se passer. Elle n’avait plus qu’à croiser les doigts pour qu’Isabeau tienne sa langue en ce qui concernait le dernier placard à droite sous le préau…

            Bertille entra et claqua aussitôt la porte derrière elle. Elle s’appuya dessus en soufflant un bon coup. Elle se sentait mieux, mais elle avait toujours le cœur battant et les mains tremblantes. Frissonnant encore de peur et un peu de froid aussi, le cagibi n’étant pas un endroit très bien chauffé au mois de février, elle courut vers la bibliothèque aussi vite que l’espace exigu le permettait. Elle s’enfonça dans les poufs, étala la couverture sur son tablier après avoir soigneusement rangé la clé du cagibi dans sa poche. Elle se pencha vers l’étagère et choisit un livre en décalant un peu le cadre de la photo qui se trouvait là. Son regard s’attarda quelques instants sur le beau sourire de sa mère, de son père, et le sien, un peu édenté par le cours préparatoire, et se détourna précipitamment.

            Le livre qu’elle tenait dans les mains n’était pas de son âge, mais il avait quelque chose de rassurant ; c’était l’abécédaire avec lequel sa mère l’avait initiée à la lecture, il y avait des siècles maintenant. Bertille aimait bien le feuilleter quand elle était triste ou contrariée. Elle suivait les arabesques des écritures liées comme des vagues qui tentaient de l’emmener loin de l’endroit et de la situation dans laquelle elle se trouvait.

Elle ne savait pas bien pourquoi elle ne voulait pas que quiconque dans cette école soit au courant pour le cagibi. Il n’y avait pas vraiment de raison : tout ce qu’elle y cachait était l’attachement qu’elle portait à ses livres. Personne ne le comprendrait, mais pas grand monde n’y verrait un sujet de moquerie. C’était seulement un secret qu’elle gardait avec elle-même, un petit jeu qui consistait à regarder ses camarades passer devant la porte sans se douter du trésor qu’elle dissimulait et qui la faisait se sentir plus forte qu’eux.

C’était à cela qu’elle pensait lorsqu’elle entendait dans son dos tout ce que l’on disait à son sujet, l’admiration mêlée de méfiance face à son statut de fille du directeur. Est-ce que mademoiselle Hélène augmentait systématiquement ses notes ? Est-ce que son père lui permettait vraiment tout à la maison depuis la mort de sa mère ? Plusieurs fois, des garçons de CM2 avaient tenté de rentrer dans sa chambre. Heureusement, il n’y avait pas que la porte du cagibi qui fermait à clé.

Bertille sursauta lorsque quelqu’un frappa trois coups à la porte du cagibi. Instinctivement, elle cacha l’abécédaire sous un oreiller. Si c’était Isabeau qui revenait et qu’elle découvrait que Bertille lisait un abécédaire, toute l’école penserait que les rumeurs selon lesquelles la fille du directeur était une idiote seraient vraies.

Mais ce n’était que son père. Il lui sourit d’un seul coup, comme s’il avait appuyé sur un bouton relié à un élastique qui tendait son sourire automatiquement. Il souriait toujours comme ça, un peu comme s’il était gêné d’élever Bertille tout seul, comme si c’était sa faute. Bertille s’enfonça un peu dans les coussins.

-       Encore là ? lui demanda-t-il en refermant la porte derrière lui.

Bertille ne répondit pas. Après tout, il voyait bien qu’elle était toujours là. Elle le laissa s’asseoir à côté d’elle en baissant les yeux sur ses mains croisés. Elle tenait le coussin qui dissimulait l’abécédaire.

-       Tu as montré ton cagibi à Isabeau ? poursuivit son père.

Bertille secoua la tête fermement.

-       Tu as perdu ta langue ?

-       Non.

Bertille n’aimait pas quand son père lui demandait si elle avait perdu sa langue. Elle n’avait plus trois ans. Elle savait que c’était physiquement impossible de perdre sa langue comme on perd son mouchoir, tombé d’une poche.

-       Qu’est-ce que tu lisais ?

-       Rien.

-       Sûre ? dit M. Fauripré en glissant sa main sous l’oreiller qui dissimulait le livre de sa mère.

Bertille tenta de résister et croisa les bras quand il extraya l’abécédaire de sa cachette. Il soupira en lisant le titre.

-       Tu crois que ce genre de lecture te concerne encore Bertille ? Tu ne sais plus lire ?

-       Non, répliqua Bertille en lui arrachant le livre des mains.

-       Tu ne préfères pas que je demande à Sybille de te reprendre en CP ?

-       Non, je préfère apprendre toute seule.

Son père se leva.

-       Comme tu veux. Mais mademoiselle Hélène m’a dit que tu te débrouillais pas mal, alors je pense que tu sais toujours lire et que tu n’as pas besoin de cette vieillerie. Tu n’aimes plus le CM1 ?

Bertille avait rouvert le livre et soupirait en entendant son père la traiter comme si elle avait encore six ans. Il savait bien qu’elle savait toujours lire. Il savait bien pourquoi elle conservait ce livre, pourquoi elle le lisait toujours, pourquoi elle ne voulait pas s’en séparer. Pourquoi voulait-il l’empêcher de se rassurer ?

-       Maman me manque, finit-elle par dire.

Elle vit son père s’immobiliser devant la porte. Il ne répondrait pas, mais c’était là une raison qui justifiait sa lecture. Il la laisserait tranquille avec ça un certain temps. Elle replongea le nez dans son abécédaire écorné et vit du coin de l’œil la lumière disparaître derrière la porte qui se refermait.

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Fannie
Posté le 16/02/2020
Ma première impression était trompeuse. Isabeau a l’air gentille et j’espère qu’elle est sincère parce qu’elle semble commencer à apprivoiser Bertille. On sent bien comme cette dernière s’accroche à son cagibi et son contenu pour combler le grand vide qu’a laissé sa mère et pour se rassurer en se réfugiant dans ce cocon. Sous le vernis du directeur, son père a l’air gentil aussi, mais dépassé d’une certaine manière ; il ne sait pas trop comment s’y prendre avec sa fille. Tu exprimes ces difficultés de communication avec justesse et sensibilité.
Coquilles et remarques :
Les premières incises de ce chapitre sont trop longues. De manière générale, les incises devraient être plutôt courtes et relativement discrètes. Voici un lien intéressant sur le sujet : http://bernard-gensane.over-blog.com/article-de-l-incise-88684774.html. Je n’ai pas vu de verbes fantaisistes chez toi jusqu’ici, mais l’article parle aussi des longues incises.
— a-t-elle demandé innocemment / a-t-elle articulé d’un ton tremblotant / a-t-elle néanmoins répondu [Il faut rester au passé simple : le passé simple et le passé composé sont employés dans des styles différents ; ce n’est pas judicieux de les mélanger]
— Bertille secoua la tête et se concentra sur le joli visage d’Isabeau qui tout compte fait, n’avait rien d’effrayant. [Je mettrais « tout compte fait » entre deux virgules.]
— l’emmener loin de l’endroit et de la situation dans laquelle elle se trouvait [dans lesquels]
— en baissant les yeux sur ses mains croisés [croisées]
— quand il extraya l’abécédaire de sa cachette [le verbe « extraire » et ceux qui se conjuguent de la même manière (abstraire, distraire, soustraire, traire) n’ont pas de passé simple ni de subjonctif imparfait, bien qu’ils ne figurent pas parmi les verbes défectifs ; il faut ruser : « tandis qu’il extrayait »]
Mimi
Posté le 05/03/2020
Merci pour le compliment :-) Et pour les remarques !
Jupsy
Posté le 10/04/2016
Oh Bertille va se faire une nouvelle amie ! Bon elle ne s'en rend sans doute pas compte, mais je suis sûre qu'Isabeau lui fera du bien et n'ira pas dire à tout le monde que Bertille fait des choses bizarres dans le cagibi !
A côté de cela j'ai trouvé ça touchant qu'elle reprenne l'abécédaire avec lequel sa mère lui a appris à lire. On sent la douleur chez la petite fille, on sent de la pudeur aussi et puis l'aveu final est touchant au possible. Comment son père pourrait la priver d'un tel objet ? Impossible. 
Bref je suis curieuse d'en apprendre plus sur ce petit monde ! J'espère qu'Isabeau pourra être l'amie que le père de Bertille espère pour sa fille. Il doit sans doute avoir très envie de la voir se lier afin de l'aider à palier à l'absence de sa mère. Enfin je théorise car au fond elle était peut-être déjà comme ça avant ?
Joli chapitre en tout cas. :) 
 
Mimi
Posté le 10/04/2016
Merci Jupsy ! Je ne sais pas bien quoi te répondre, déjà parce que tu connais maintenant la suite et aussi parce que tu vois assez justement comment je tire les ficelles ;-) Je suis démasquée hahaha !
Je ne sais pas du tout si les enfants qui ont perdu un de leurs parents réagissent réellement comme ça, mais je voulais imaginer un papa qui n'a pas été aussi proche que la mère et qui a encore plus de mal à "combler" le vide, à jouer les deux rôles à la fois. Je m'avance peut-être, et ça ne concerne sûrement pas tous les parents...
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