Bertille aurait bien aimé rester là toute la journée. Son père était toujours dans la cuisine - qui servait aussi de salle des professeurs pendant les heures de récréation - à siroter son café, habitude qu’il avait chaque matin et qui s’achevait à huit heures moins deux, le temps de monter à l’étage la chercher et de gagner le bouton de la sonnerie pour indiquer aux élèves de rejoindre leur classe. Bertille jeta un œil au réveil qu’elle avait posé sur le rebord de la fenêtre de la cage d’escalier. Huit heures moins cinq.
Elle promena son regard sur la cour qui grouillait de dizaines d’enfants. Leur nombre croissait au fur et à mesure que les huit heures approchaient. Elle ne portait aucune affection à ses camarades. Elle se voyait malgré tout obligée de les fréquenter.
D’habitude, le matin, elle regardait la cour de récréation sans vraiment s’y intéresser. Rien ne l’y intéressait. Ce matin-là, elle cherchait partout une tête blonde se promener au milieu de visages inconnus.
Elle avait eu l’occasion de parler un peu d’Isabeau à son père, le dimanche à l’heure du repas. Elle avait appris qu’elle habiterait chez sa tante pour six mois, le temps que sa mère revienne du Japon. La tante d’Isabeau vivait dans la maison qui faisait face à l’école, de l’autre côté de la rue. Voilà qui expliquait sans doute pourquoi la fillette n’était pas encore là, elle arriverait probablement au dernier moment.
Bertille entendit son père ouvrir la porte du rez-de-chaussée qui donnait sur les escaliers.
- Holà, la vigie ! Il est temps de rejoindre le banc des rameurs ! lança M. Fauripré d’un ton enjoué.
Bertille se laissa glisser du rebord. Son père ne le lui interdisait pas parce que la fenêtre ne s’ouvrait pas. Elle vit qu’il ne l’avait pas attendue pour l’embrasser, il s’était contenté de jeter sa tirade théâtrale dans le couloir et s’en était allé sans même refermer la porte.
Bertille ramassa son sac qui gisait à ses pieds et le hissa sur son dos en soupirant. La journée allait être longue. Elle descendit dans la cuisine, croisa Monsieur Alain qui faisait la vaisselle de sa tasse et attendit derrière la porte qui donnait sur la cour que son père atteigne le bouton de la sonnerie, qui se situait juste à côté de l’entrée de sa salle de classe, à l’autre bout de la cour.
Les garçons qui jouaient au basket devant la porte ne la virent même pas, Bertille prenant bien soin à rester dans l’ombre. Monsieur Alain, l’instit de CE2, l’observait tout en se lavant les mains.
- Tu ne sors pas, Bertille ? Tu ne vas pas retrouver tes copines ?
Bertille ne répondit pas. Elle ne prit même pas la peine de répondre à Monsieur Alain, qui savait bien qu’elle n’avait pas de copine à retrouver dans la cour. Elle avait à la rigueur un copain, Jimmy, qui devait déjà être dans sa salle de classe à l’heure qu’il était - l’avantage d’avoir sa maman dame de service qui venait tôt le matin.
Elle se demandait pourquoi tous les adultes étaient si gentils avec elle depuis qu’elle n’avait plus sa maman, et pourquoi les enfants ne l’étaient pas un peu plus. Les instits ne voyaient même pas qu’elle était chahutée par les autres. Ou alors peut-être le voyaient-ils, et alors c’était pour cela qu’ils se montraient si compréhensifs à son égard, désolés de ne pas pouvoir la défendre contre ceux qui l’embêtaient.
La sonnerie stridente résonna dans la cour, suffisamment fort pour faire sursauter Bertille qui patientait, la main sur la poignée. Monsieur Alain attrapa sa serviette sur une chaise et poussa d’une main la porte par dessus la tête de Bertille. Il la contourna en lui souhaitant une bonne journée et s’éloigna dans la cour en trottinant.
Bertille referma la porte et colla son front sur la vitre. Elle surveillait la file qui se formait devant la salle de classe de Mademoiselle Hélène, attendant le dernier moment pour sortir. Elle ne voulait pas laisser une seule occasion à Adélaïde Bontempi de se moquer d’elle, si elle pouvait l’éviter.
Au moment où Mademoiselle Hélène monta les quelques marches du perron pour tourner la clé dans la serrure, Bertille se jeta dehors, serrant les poings pour s’encourager. Elle courut vers la file d’élèves qui commençait à rentrer et arriva tout essoufflée devant la porte. Malheureusement, c’était celle qu’elle avait voulu éviter qui fermait la marche, et sa méchanceté ne se fit pas attendre.
- Tu as eu du mal à mettre tes chaussures, Berthe-au-grand-pied ? grinça Adélaïde le plus bas possible, pour ne pas que Mademoiselle Hélène l’entende.
C’était devenu son insulte préférée pour Bertille depuis la leçon sur Charlemagne. Tous les élèves de la classe s’étaient retournés vers le dernier rang en ricanant après que Mademoiselle Hélène leur ait appris que la mère de Charlemagne était surnommée Berthe-au-grand-pied. Bertille avait baissé les yeux sur ses chaussures et s’était affaissée sur son banc avec l’espoir de disparaître sous terre.
Ignorant Adélaïde, Bertille regarda vers la classe de son père en s’essuyant les pieds sur le paillasson. Elle aperçut Isabeau rentrer la dernière, qui la regardait elle aussi et lui adressa un petit signe de la main. Bertille ne lui répondit pas, mais ce geste lui donna suffisamment de courage pour passer la porte.
Mademoiselle Hélène referma derrière elle et Bertille rejoignit le dernier rang qu’elle occupait toute seule. Elle aimait bien cette place qui lui donnait la vue sur toute la classe. Elle était ainsi à l’abri de tout projectile lorsque Mademoiselle Hélène tournait le dos.
- Silence, s’il vous plaît, dit la maîtresse de sa voix douce. Aujourd’hui, nous allons commencer par l’interro sur le Moyen-Âge. Je pense que ça va nous prendre jusqu’à la récré. Ensuite ce sera sciences, nous étudierons le chat. Je vous distribue le contrôle, alors on se tait maintenant.
Bertille se sentit sur le point de pleurer. Le contrôle d’histoire ! Elle avait complètement oublié de réviser. Elle pinça les lèvres lorsque Mademoiselle Hélène déposa une feuille devant elle, piocha un stylo dans sa trousse et tâcha de se concentrer sur les souvenirs qu’elle avait de cette leçon. Ça allait limiter la catastrophe, mais nul doute que son père allait lui passer un savon…
En classe, j’aimais bien aussi être assise au dernier rang, pas par crainte des projectiles, mais pour avoir une vue d’ensemble.
Les prénoms que tu as choisis (Bertille, Isabeau, Adélaïde) ont un charme désuet. Qu’est-ce qui te les a inspirés ?
Coquilles et remarques :
— à siroter son café, habitude qu’il avait chaque matin et qui s’achevait à huit heures moins deux [« habitude qu’il avait chaque matin » est redondant ; je propose : « rituel qu’il observait (ou accomplissait) chaque matin »]
— le temps de monter à l’étage la chercher et de gagner le bouton de la sonnerie [Je propose : « regagner le bouton », « accéder au bouton », « arriver jusqu’au bouton ».]
— Bertille jeta un œil au réveil [L’expression « jeter un œil » appartient au langage parlé ; « jeter un coup d’œil » serait préférable.]
— D’habitude, le matin, elle regardait la cour de récréation sans vraiment s’y intéresser. Rien ne l’y intéressait. [Pour éviter la répétition, je propose « Rien n’y retenait son attention ».]
— Ce matin-là, elle cherchait partout une tête blonde se promener au milieu de visages inconnus [Cette tournure est quelque peu bancale ; je propose : « elle cherchait des yeux une tête blonde au milieu (...) ».]
— Voilà qui expliquait sans doute pourquoi la fillette n’était pas encore là, elle arriverait probablement au dernier moment. [Je mettrais deux points à la place de la virgule après « là ».]
— Elle vit qu’il ne l’avait pas attendue pour l’embrasser, il s’était contenté de jeter sa tirade [Je mettrais un point-virgule après « pour l’embrasser ».]
— Monsieur Alain qui faisait la vaisselle de sa tasse [qui lavait sa tasse ; la vaisselle, c’est un ensemble de récipients]
— et attendit derrière la porte qui donnait sur la cour [Si tu mets « donnant sur la cour », ça t’évite d’avoir deux verbes introduits par « qui » dans la même phrase ; d’autre part, les mots « porte » et « cour » se répètent.]
— Bertille prenant bien soin à rester dans l’ombre [de rester]
— grinça Adélaïde le plus bas possible, pour ne pas que Mademoiselle Hélène l’entende [« grinça » comme verbe d’incise me laisse dubitative ; je propose « railla » ou « persifla » / la tournure « pour ne pas que » n’est pas correcte ; il faut dire « pour que Mademoiselle Hélène ne l’entende pas » ou « pour éviter que Mademoiselle Hélène l’entende »]
— après que Mademoiselle Hélène leur ait appris [leur eut appris ; « après que » doit être suivi de l’indicatif, ici le passé antérieur]
Merci pour tes remarques :-)
Que les enfants sont méchants avec elle ! Ce n'est pas vraiment sympa le surnom qu'ils lui donnent. C'est horrible comme je m'identifie à elle, que je rêve de la voir se trouver une amie que j'ai la boule au ventre quand je découvre qu'elle a oublié de réviser. Cela réveille des souvenirs, une vraie madelaine de Proust ton histoire !
J'aurais tant aimé la voir discuter avec Isabeau, et en même temps j'ai peur car j'ai l'impression que cette amitié sera éphémère avant qu'une distance ne s'impose pour les séparer. Enfin rien ne les empêchera d'échanger des lettres, non ?
Bref je suis prise dans ton histoire, je vais continuer encore un peu avant de reprendre ma petite vie ! ;)
Pour l'instant c'est tout mignon et adorable.
Le résumé était intrigant, mais pour l'instant on est pas encore entré dans le vif du sujet, alors je ne sais pas trop quoi dire d'autre.
En tout cas, c'est bien écrit.
Oui, pour l'instant pas grand chose d'intriguant (et j'avoue que je ne vais pas très vite, je prends toujours beaucoup de temps pour installer les histoires…), mais merci beaucoup de ton retour ! Et de tes compliments ^^ *Mimi toute rouge*