Ely trépignait dans la cuisine, comme chaque samedi. Le seul jour de la semaine où la Maîtresse l’autorisait à sortir de la maison.
Du bout de la rue, les bruits de l’effervescence du marché remontaient jusqu’à Ely. Le claquement des roues en bois des chariots sur les routes pavées, les jurons des marchands se disputant le meilleur emplacement, le cri des mouettes, excités par toutes ces denrées exposées.
Dans une main, la liste de course. Dans l’autre, le grand panier en osier. Il était temps de se mettre en chemin, avant que le soleil ne soit trop haut dans le ciel. L’été se montrait particulièrement chaud cette année.
Le spectacle avait beau être identique chaque semaine, Ely ne s’en rassasiait jamais. Tous ces étals débordant de produits venus des quatre coins du royaume… Des marées de fruits et légumes se déversant maladroitement sur de vastes étendues de babioles exotiques.
Ce qu’Ely préférait était ces cascades luxuriantes de tissus colorés et brillants coulant des toits de ces boutiques ambulantes. Elle se prenait parfois à rêver qu’elle pourrait confectionner une robe dans l’une de ces étoffes. La monotonie du gris de sa tenue lui pesait.
Ely venait de fêter ses dix-sept ans et pourtant les rondeurs de l’âge adulte, tardait. Sa silhouette enfantine, lui permettait de se glisser discrètement à travers la foule.
Les commerçants faisaient chanter leurs grosses voix pour attirer les chalands, des chariots croulaient sous le poids des marchandises et se croisaient au rythme du martèlement des sabots des chevaux. De petits groupes de garnements se faufilaient à quatre pattes sous les épais jupons de flanelle, à l’affût de la moindre gourmandise ou piécette à chaparder, tandis que des femmes se poussaient sans ménagement, se pressant pour obtenir les plus beaux morceaux de gibiers.
Pendant les longues files d’attente, Ely appréciait écouter les ragots qui s’échangeaient. Oh bien sûr, elle ne se serait jamais permis d’intervenir. Le simple plaisir de grappiller quelques informations du dehors et de les partager avec Marie la faisait sourire. La Maîtresse n’aimait pas que ses domestiques sortent, et encore moins les tenir au courant des nouvelles du Royaume. Les commérages ne faisaient pas briller le parquet ou blanchir le linge.
Alors après le marché, lorsqu’Ely déposait les courses à la cuisine, c’était leur petit moment de frisson à elles deux avec Marie. Il fallait faire vite, pendant que la cuisinière rangeait les denrées, elle lui partageait ce qu’elle avait entendu, sans prendre le temps de commenter. Puis, chacune poursuivait ses activités comme si de rien n’était. Elles ne s’étaient jamais fait surprendre et il valait mieux.
Ce jour-là, sur la place du marché, un seul sujet était sur toutes les lèvres.
— Vous dites qu’elle a été kidnappée ?
— De source sûre, j’ai appris que le roi…
— Au bout de trois jours ?
— Retrouvé mort ?
Ely était un peu déçue. Elle avait eu bon espoir d’avoir la suite de l’histoire entendue la semaine passée, sur la liaison entre le notaire et sa domestique. Un vrai scandale.
Au lieu de cela, un sujet unique circulait sur toutes les lèvres, la Chuchoteuse retrouvée décédée. Chaque jour, des gens mourraient, elle ne voyait pas en quoi cette affaire pouvait se montrer si importante. Certes, la personne en question faisait partie de la cour du Roi, mais face à la mort, tout le monde était égal.
Une femme à droite de l’étal, en pleine discussion avec le marchand, semblait consternée d’apprendre que la Chuchoteuse avait été torturée. Ely haussa les épaules.
Quelques coups de fouets ou de martinets ne tuaient personne, elle était bien placée pour le savoir. La Maîtresse disait toujours que ça remettait les idées en place.
Ely profita de l’attente, pour jeter un coup d’œil à sa liste de course. Après ce stand, il ne lui restait plus que celui du boulanger et elle aurait fini. Elle aimait bien terminer sa tournée par Michel. En fin de marché, il avait souvent des invendus et il n’était pas rare qu’elle reparte avec une petite douceur sucrée offerte.
Les muscles de ses bras se tétanisaient à force de porter le panier. Une réception se tenait ce soir à la maison et la Maîtresse n’avait pas lésiné sur le nombre de choses à acheter. Ely ne savait pas encore si elle serait de service et n’avait pas osé poser la question. Les cicatrices de son dos lui rappelaient que la curiosité était un vilain défaut.
La vision de Michel et son grand sourire lui provoquaient toujours de petites étincelles dans le ventre.
— Bonjour, Boulanger, deux gros pains bien moelleux !
— Nom de nom, Ely, combien de fois faut que je te le répète. J’ai un prénom ! Et enlève-moi ce rictus au coin de ta bouche !
— Arrête de grogner, lui répondit Ely, tout en éclatant de tire. Pose les deux miches dans le panier. Tu sais bien que tu es mon marchand préféré et que j’aime te taquiner… Qui aime bien châtie bien, hein !
D’un air faussement bougon, Michel prit le temps de choisir les deux pains les plus tendres, ajouta une gourmandise briochée et posa le tout délicatement dans le panier. Le clin d’œil furtif qu’il lui lança à travers ses sourcils broussailleux, montrait bien qu’il n’était pas vexé de la plaisanterie d’Ely.
D’un geste avide, elle saisit d’une main le petit gâteau, tandis que de l’autre elle enlevait la mèche de cheveux qu’elle mâchonnait. La croûte brillait du beurre généreusement étalé et la pulpe de son pouce s’y enfonça sans aucune résistance. Elle mordit pleinement dedans et savoura la mie onctueuse de cette brioche, fondant amoureusement contre son palais. En trois bouchées il ne resta plus rien, hormis les doigts luisants d’Ely, qu’elle prit plaisir à suçoter. Elle lança un regard espiègle à Michel avant de reprendre sa route.
Le soleil était à son zénith. L’atmosphère s’alourdissait tandis que les effluves de nourriture gagnaient en puissance. Le front d’Ely se couvrait de fines gouttelettes alors que les jointures de ses mains blanchissaient sous le poids de ses courses. Sa gorge asséchée était irritée par quelques miettes de brioche, que sa salive n’arrivait pas à dissoudre.
Les oreilles bourdonnantes et la vue se brouillant, la poussa à reposer son panier.
Du coin de l’œil, elle sentait le regard bienveillant et protecteur de Michel. Elle ne voulait pas l’inquiéter et s’obligea à rapidement se redresser. Hors de question qu’il n’aille, alerter encore une fois la Maîtresse. Le souvenir de leur rencontre lui cuisait encore le dos. Ça lui avait valu une grosse semaine à dormir sur le ventre. La Maîtresse avait raison, les gens adoraient se mêler des affaires des autres et ça n’apportait que des ennuis.
La mâchoire serrée, elle reprit sa route. La Maîtresse se montrait très pointilleuse sur la ponctualité et le trajet s’annonçait laborieux avec ce panier chargé. Inutile de tenter de grandes enjambées pour avancer plus vite. Le poids des courses l’en empêchait. La seule solution était d’enchaîner de petits pas, mais Ely se retrouva rapidement essoufflée. Heureusement, la route parsemée de pavés irréguliers se trouvait à l’ombre des majestueuses bâtisses. Elle savoura la relative fraîcheur de l’atmosphère, en marquant une brève pause. Elle pouvait sentir des perles de sueurs couler le long de son dos et s’imprégner dans le tissu élimé de sa robe.
Les lèvres entrouvertes, à la recherche d’un surplus d’air, sa maigre poitrine se soulevait et s’abaissait de plus en plus rapidement. La chaleur, la fatigue provoquée par ce dernier effort de porter les courses, lui faisait pulser le sang dans la tête. L’atmosphère étouffante d’un orage, grondait dans son crâne, accompagnée d’éclairs foudroyants et douloureux l’obligea à fermer les yeux, un court instant. Derrière ses paupières closes, une image bleutée apparut en fulgurance. Une odeur d’embrun vint lui caresser les narines tandis que la sensation rafraîchissante d’une bruine légèrement salée se déposait délicatement sur sa peau.
Surprise, Ely ouvrit brusquement les yeux et la rue ombragée au sol pavé se matérialisa aussitôt. Aucune trace de ce qui aurait pu provoquer ces sensations.
Une voix rocailleuse et tonitruante interrompit son délire.
— Ely ! l’interpella Marie, blanche de farine du bout des doigts jusqu’au bout de son nez. Tu ferais mieux de te presser, la Maîtresse est déjà passée une fois voir si tu étais là ! Je lui ai dit qu’avec la liste qu’elle t’avait filée, c’était bien normal que tu sois plus lente… Mais je ne crois pas qu’elle patientera encore une fois !
Maire s’arrêta un instant de parler, et observa Ely.
— Tu es pâle comme un cierge d’église. Ne bouge pas de là, je viens te soulager.
En quelques enjambées rapides, elle rejoignit Ely. La manche de sa robe retroussée laissait apparaître un bras étonnamment musclé, qui empoigna le panier chargé de victuailles. L’autre bras libre se glissa fermement autour de la taille d’Ely pour l’aider à se déplacer et rentrer.
Ely aimait la proximité du corps de Marie dont la peau était imprégnée par l’odeur des nombreuses épices dont elle usait dans ses plats. Enfin arrivée à l’intérieur, dans la douceur de la cuisine, Ely s’effondra sur un tabouret. Le dos trempé d’une sueur glacée, les mains moites, la migraine persistante. Marie s’éloigna pour retourner à ses tâches, ranger et commencer à préparer le dîner. Sous une apparence un peu rustre accentuée par ses larges épaules et son manque d’entrain à communiquer, se cachait en réalité une personnalité tout en guimauve sucrée. Malgré les risques encourus, elle n’avait jamais hésité à dissimuler une tranche de pain sous son tablier pour la donner à Ely ou lui faire passer un petit pot de camphre, les soirs de punition.
Marie était trop affairée à préparer le dîner pour prendre le temps de papoter. De toute façon, Ely n’avait pas de ragots bien croustillants.
— La Maîtresse voulait te voir tout à l’heure. Elle m’a chargée de te dire que tu es de service ce soir. Elle demande que tu ailles te reposer cet après-midi. Et… je crois que ça tombe bien, marmonna la cuisinière en jetant un coup d’œil inquiet sur la mine grisâtre d’Ely.
Malgré son mal de tête qui persistait, un grand sourire se dessina sur son visage. Elle participait à la réception. Cela lui semblait si excitant ! La Maîtresse faisait tellement de mystères concernant l’identité des invités. Depuis plusieurs jours, elle s’amusait à glisser indices et contre-indices auprès du voisinage. Les rumeurs allaient bon train, la curiosité de tout le quartier avait été piquée et les badauds commençaient déjà à affluer peu à peu autour de la maison, trouvant quelconque excuse pour se promener là.
Par la fenêtre, Ely pouvait observer une passante, s’arrêter devant les vastes baies vitrées donnant sur la salle de réception. Les rideaux rouges avaient été laissés ouverts pour que chacun puisse contempler les somptueux préparatifs de la soirée.
L’une de leurs plus proches voisine, Adeline de Montribloud venait de faire tomber son ombrelle. Elle prenait tout son temps pour s’abaisser et la ramasser. Le bout de ses doigts tâtonnait aveuglément le sol pendant qu’elle jetait plusieurs coups d’œil curieux en direction du salon. La Maîtresse apparut sur le perron, l’air amusé. Feignant l’étonnement, elle se dirigea vers l’apprentie espionne pour la saluer.
Les joues de cette dernière se teintèrent de rose, tandis qu’elle se relevait brusquement, l’ombrelle alibi dans sa main. Le masque de mondanité refit vite surface et son visage reprit son teint de porcelaine. Ses boucles parfaitement dessinées encadraient à merveille l’ovale de son museau pointu. D’un léger signe de tête, elle salua poliment la Maîtresse et engagea habilement la discussion sur un sujet neutre.
Ely les dévorait des yeux. Elle avait toujours adoré attraper les petits indices qui s’échappaient d’un mouvement de main irrité ou encore d’un froissement agacé d’étoffe, dévoilant la véritable nature de la conversation qui avait lieu. Durant toutes ces années ici, elle avait pris plaisir à développer ce talent, lui permettant d’éviter quelques punitions. Bien que pas assez à son goût.
Par frôlement nerveux du tissu délicat de sa robe sur le sol, Ely devinait que le sourire innocent d’Adeline de Montribloud n’était qu’une façade. Son pouce gauche faisant tourner compulsivement son alliance dorée s’opposait au regard ingénu qu’offraient ses grands yeux verts. La position de son corps voluptueux subtilement placé vers la route démontrait clairement son envie de fuir cette situation inconfortable.
De son côté, la Maîtresse s’amusait follement et rien ne venait contredire cette humeur. Comme à son habitude, elle portait une robe couleur saphir, recouvrant ses bras jusqu’à la naissance de ses poignets. Ses yeux pétillaient, les pupilles dangereusement dilatées, et un sourire bien trop large, déformait son visage. Un prédateur s’amusant à torturer sa proie. Ely connaissait trop bien ce regard, celui qui se posait sur elle avant les punitions. Un frisson lui parcourut le ventre et les zébrures de son dos.
Nous serons là, pour t’aider. Tu ne seras plus jamais seule.
La puissance de conviction de cette phrase manqua de la faire tomber de son tabouret. Il n’y avait que Marie dans la cuisine, sifflotant en s’activant aux fourneaux pour préparer le festin. Personne n’aurait pu lui chuchoter çà. Une froide torsion au creux du ventre déclencha une forte nausée, et sa migraine retrouva de sa vigueur.
Ely trempa ses mains dans la bassine d’eau fraîche et s’aspergea le visage. La fatigue lui faisait entendre des voix. Elle quitta silencieusement la pièce pour se diriger vers le dortoir.
Jamais le couloir ne lui avait paru aussi long. L’épaisse moquette bleue semblait avaler chacun de ses pas. Elle redoubla d’efforts pour avancer. La couleur rouge des murs se confondait avec la douleur qui la tenaillait. Un ultime obstacle se dressa devant elle, l’escalier menant à l’étage des domestiques la narguait de sa toute sa hauteur.
Une marche après l’autre, Ely serra les dents. Son nez habituellement habillé de discrètes taches de rousseur, étaient constellées de multiples gouttelettes qui filaient dans les commissures de sa bouche, lui laissant un goût salé de cette ascension.
Quelques pas, une dernière porte à ouvrir, et enfin le dortoir apparurent. Ely s’affala sur l’un des lits, qui l’accueillit en grinçant bruyamment. Elle savoura le privilège de pouvoir venir se reposer en journée, tandis que les autres domestiques occupaient leur son poste de travail, affairés à terminer les corvées avant de débuter les préparatifs de la réception.
D’un geste rapide, elle déboutonna le col de sa robe pour l’enlever et ensuite enfiler une tenue plus confortable et légère. Une longue chemise blanche sans fioriture, cousue dans le tissu fin de taies d’oreillers usagées. Le vêtement se montrait bien assez fluide pour être agréable à porter et suffisamment délicat pour permettre à l’air de se faufiler.
Depuis toutes ces années où elle œuvrait ici, Ely avait acquis un véritable talent pour se déshabiller et s’habiller en un tour de main. Les dimensions du dortoir imposaient une promiscuité entre le personnel, qu’elle n’appréciait pas.
Allongée, elle savourait la fraîche brise venant la caresser et laissa son esprit vagabonder. Son regard errait sur le plafond dont la peinture blanche s’écaillait et sur les murs tapissés, fatigués et jaunit par le temps qui passe. Les motifs circulaires imprimés avaient toujours eu un effet apaisant sur elle. Le cerveau trop épuisé, elle ne parvenait plus à aligner ses pensées. Lentement, elle se laissa envahir par le souvenir des ragots du marché, la visite de la voisine, la réception, les invités mystères… Les images de ces moments s’évaporèrent et ses paupières ne tardèrent pas à clignoter pour finalement se fermer.
Le craquement du parquet, des portes des armoires qui grincent, le bruissement d’un tissu rigide, semblable à celui d’une tenue officielle, tous ces sons venaient se déposer dans l’oreille d’Ely. Les yeux toujours clos, elle refusait de laisser le sommeil s’enfuir. De discrets chuchotements attirèrent son attention. L’esprit encore embrumé, elle ne reconnaissait pas ces voix graves.
— Dix jours, que le roi n’est pas sorti de sa chambre, et le prince n’arrange pas la situation en se promenant avec tous ces livres étranges.
— Un meurtre tellement féroce, on pouvait à peine reconnaître le corps. Il paraît que…
— … Chut, des oreilles traînent. Reprenons notre garde, nous discuterons plus tard.
Les pas de bottes claquèrent et s’éloignèrent. Les questions commençaient à se bousculer dans la tête d’Ely, quand un chuchotement la transperça.
Écoute, c’est pour toi.
Ses yeux se rouvrirent brutalement. Son cœur cognait rapidement, ses membres tremblaient. Son corps tout entier était esclave d’une fulgurante montée d’adrénaline. Le souffle court, elle s’assit sur le rebord de son lit, inspirant profondément pour retrouver la maîtrise et le contrôle de la situation. Et cette migraine qui ne la lâchait pas…
La chambre était vide de présence, et se plongeait doucement dans la lumière rougeâtre du coucher de soleil. Les seuls bruits provenant du rez-de-chaussée était le raclement des pieds de chaises qu’on installait autour de la grande table de la salle à manger, le murmure du tissu des nappes et serviettes et l’affolement des pas des domestiques.
Des questions tournaient en boucle dans la tête d’Ely. Qui pouvait bien être ces hommes discutant du Roi ? Cela semblait si vrai qu’elle avait du mal à croire qu’il ne s’agisse que d’un rêve… mais elle ne trouvait pas d’autre explication plausible. Un sentiment de panique grandissant au creux de son ventre. Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas la Maîtresse arriver et son corps se figea au son de sa voix.
— La voilà, et avec les bras croisés. Ce n’est pas le moment de paresser. J’ai besoin de toi, en forme pour ce soir. Reprends vite tes esprits, fais-moi honneur. J’attends de toi, un service parfait et sans aucun incident. Ne m’oblige pas à te remettre les idées en place.
Elle n’eut pas à terminer sa phrase. Le souvenir des précédentes sessions de punitions et les cicatrices gravées dans le dos d’Ely suffisaient à la faire frissonner et à raviver les douleurs. La porte se referma dans un claquement. La Maîtresse partie, il était grand temps pour Ely de se préparer. Encore secouée par la violence de la tirade, les jambes chancelantes, elle se dirigea vers la salle des ablutions. L’unique pièce de l’étage a possédé un verrou.
À l’abri de toute intrusion, elle laissa glisser sa chemise le long de son corps amaigri. L’eau bouillante du bain donnait naissance à un brouillard dense et humide. Le carrelage blanc du sol se couvrit d’une fine pellicule de buée, tout comme le miroir accroché au dos de la porte. Par la pointe de son orteil, Ely rentra doucement dans la baignoire. La sensation brûlante de l’eau pénétrant sa chair, venait réchauffer cette froide solitude devenue son quotidien. Au fil des minutes, sa peau habituellement pâle prit une teinte rosée puis franchement rouge sous l’effet de la chaleur mordante de l’eau.
Ely laissa ses doigts explorer le rebord de la baignoire et chercher à tâtons le pain de savon et le gant de crin. Une fois en main, elle termina rapidement sa toilette pour s’échapper de ce réconfort bouillant qui se transformait peu à peu en soupe tiédasse et crasseuse. Le brouillard s’était dissipé et le miroir renvoyait clairement le reflet d’Ely. Un corps menu, les os des hanches et des épaules saillants, une poitrine trop naissante pour être remarquée. Des yeux en amandes lui valant quelques réflexions désagréables par moment. Les boucles de ses cheveux s’étaient resserrées sous l’effet de la chaleur et de l’humidité. L’épaisse masse brune masquait à moitié son dos zébré par les cicatrices. Du bout de son index, Ely, parcouru silencieusement certaines des traces se prolongeant sur ses flancs. Ne rien dire, subir, faire de son mieux pour s’améliorer. Malgré tous ses efforts, elle finissait toujours par gaffer et se faire punir. Pourtant la Maîtresse se donnait beaucoup de mal pour l’éduquer. À peine achetée au marché des orphelins, celle-ci lui avait édicté les règles de la maison à coup de martinet.
Emmitouflée dans son peignoir, elle sortit à regret de la salle de bain pour regagner la chambre. Sur son lit l’attendait un nouvel habit. Bien plus charmant et sophistiqué, que les toilettes habituelles. La Maîtresse tenait à éblouir ses invités jusque dans les moindres détails. Domestiques incluses.
De petits papillons voletaient dans l’estomac d’Ely. La robe lui semblait si douce et légère. Le rosé poudré se mariait à merveille avec le voile bleu pâle. Les tissus n’étaient pas aussi jolis que ceux qu’elle avait vus au marché, mais peu importe. C’était la première fois qu’elle avait l’occasion de porter quelque chose de si raffiné. Un court instant, elle se surprit à s’imaginer fille d’un riche aristocrate, vivant dans un quotidien douillet, sans ombre, sans martinet, et s’apprêtant à sortir.
Pour Ely, pas de bal ou de spectacle. Le moral armé, le regard décidé, il ne lui restait plus qu’à relever ses cheveux en chignon et à entrer en scène.
Elle serait parfaite ce soir, le martinet de la Maîtresse n’aurait rien à se mettre sous ses lanières de cuir.
J'ai dévoré ce chapitre, l'écriture est fluide, immersive, j'ai beaucoup aimé suivre Ely depuis son retour du marché
Le côté sensoriel est vraiment bien exploité, ne serait-ce que le passage à la boulangerie qui m'a donné fort faim
Je file lire le deuxième chapitre !
Je suis en ré écriture. Je pense qu'au fil des chapitres tu vas voir la nouvelle direction. J'espère que j'aurais pu corriger les faiblesses du 1er jet ( d'une héroïne un peu fadasse)
Je lirai le deuxième chapitre avec grand plaisir 🙂
Je te remercie pour ton commentaire et je me sens soulagée que tu trouves le personnage principal attachant. C'était justement l'un de mes défis!
Concernant mon pseudo, c'est un surnom qui me suit depuis mes années d'étudiant, où j'ai pu m'investir dans une communauté un peu folklorique et dans l'associatif =)